Dossier Alternatives Initiatives autres

La Réunion, une île monde

Gaëlle Ronsin, Monique Douillet

Bout de rocher perdu dans l’océan Indien avec un drapeau tricolore planté dessus, la Réunion doit son histoire à celle des colonialismes occidentaux, et son peuplement est le fruit des esclavages et des migrations de travail. Métissée, la société créole est née de cette histoire et on la célèbre aujourd’hui pour sa capacité de dialogue entre les cultures. Néanmoins, le contexte postcolonial et une « modernisation » trop rapide du territoire restent centraux pour comprendre les dynamiques sociales et politiques à l’œuvre, notamment dans le champ des « alternatives ».

L’histoire réunionnaise est marquée par une diversité des origines, des langues, des pratiques culturelles et religieuses de ceux qui sont venus sur cette île vierge depuis 1663 (1). Pendant un siècle, l’île Bourbon fut la propriété de la Compagnie des Indes orientales, qui défricha et cultiva le territoire au profit de la France afin de lui fournir des denrées exotiques, essentiellement du café et des épices, puis de la canne à sucre au 19e siècle. Les propriétaires terriens font venir des esclaves de la côte est africaine et de Madagascar. Avec le retour de la République, l’abolition de l’esclavage est décrétée le 20 décembre 1848. L’île compte alors 60 000 esclaves, soit 60 % de sa population totale. Les propriétaires terriens font appel à « l’engagisme », autre mode d’asservissement des hommes, pour faire venir des travailleurs d’Inde, de Madagascar et d’Afrique.

Le peuplement de la Réunion : de la colonisation à une « alchimie des cultures » ?

Six mondes se rencontrent et se métissent aujourd’hui dans de nombreuses communautés (2) : les îles de l’océan Indien (Madagascar, Comores), l’Afrique australe (en particulier les peuples originaires du Mozambique), la France et Europe, l’Inde musulmane (Gujarat), l’Inde dravidienne et la Chine. Comme le dit à Silence le poète et universitaire Carpanin Marimoutou, « personne à la Réunion ne peut prétendre être autochtone : tout le monde est venu d’ailleurs, de même que la flore, les épices, les idées, les religions, les savoir-faire ». Là où le modèle colonial tente de construire une société maîtrisée basée sur les stéréotypes, la complexité des situations anthropologiques fonde véritablement la société créole.
Tout étranger arrivant à la Réunion est surpris par cette harmonie et ce mélange qui semblent prévaloir entre les peuples sur un espace culturel commun et partagé. Comment s’est produit ici ce miracle, alors que, dans une grande partie du monde, nous connaissons exclusions, conflits et mépris...? On peut penser que la créolisation provient de cette histoire particulière du peuplement avec une répétition d’un même processus. « Des femmes et des hommes, aux langues, cultures et croyances différentes, vivent depuis toujours dans la société selon une hiérarchie de couleur, de genre et de richesse, mais ils y créent un terrain commun de compréhension et élaborent, au cœur de l’océan Indien, un vivre-ensemble singulier, fondé sur l’invention d’une culture commune élaborée à partir d’abandons réciproques, de dialogues (parfois conflictuels) et de partage » écrit Carpanin Marimoutou (3).
Mais ce beau tableau ne saurait cacher que la société réunionnaise n’est pas exempte de violences ou de mépris. Longtemps, les savoirs, pratiques, religions, cultures, langues, littératures autres que ceux qui venaient de France ont été ostracisées, marginalisés, voire tout simplement interdits.
La société réunionnaise coloniale et aujourd’hui postcoloniale demeure profondément inégalitaire.

De la départementalisation au 19e siècle : un cadre colonial persistant mais largement transformé

En 1945, toute l’économie de l’île, fondée sur la monoculture sucrière, est désorganisée. Les rapports sociaux restent marqués par le clientélisme, et une majorité de la population dépend des grands propriétaires terriens (4). L’état sanitaire est catastrophique : 38 % des décès sont dus au paludisme et le taux de mortalité infantile est de 164 ‰.
Comme la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, la Réunion connaît la départementalisation en 1946, présentée par l’État comme une politique de « développement, de rattrapage et d’égalité avec la métropole ». Mais les conséquences de ce programme ne deviennent effectives sur la condition sociale, sanitaire et économique des populations qu’à partir des années soixante à la Réunion.
En à peine un tiers de siècle, grâce aux mesures d’assistance sociale, la société réunionnaise passe d’une société de plantation coloniale à une société post-industrielle, moderne et segmentée, en détruisant l’organisation traditionnelle. Les institutions se renforcent au travers de la massification scolaire. L’école est calquée sur le modèle français : on enseigne aux marmailles l’histoire des Gaulois.
Des transformations spectaculaires sont à l’œuvre avec l’aménagement du territoire : sur l’ensemble de l’île, la construction massive de logements entraîne un réaménagement spatial : l’habitat se densifie, la ville s’empare du territoire, l’urbain progresse et le littoral (les « bas »), préalablement peu exploité, est approprié par le tourisme et devient le centre spatial urbain. A l’inverse, dans les « hauts » (5), l’espace rural connaît des dynamiques de périurbanisation qui se renforcent de plus en plus aujourd’hui. Ces transformations orientent la Réunion comme la France vers une société néolibérale.

Le scandale du BUMIDOM

Mais, tout au long de cette seconde moitié du 20e siècle, l’emprise de la France et le cadre colonial restent bien vivaces. Fondé en 1963, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM) est l’un des bras exécutifs du ministère des DOM-TOM, chargé d’accompagner l’émigration des habitants des départements d’outre-mer, principalement de la Réunion vers la France.

Pour contribuer au repeuplement de départements ruraux en voie de désertification, Michel Debré met en place un programme de « déportation » d’enfants réunionnais, en échange de promesses d’avenir faites aux parents dans la misère (6).
Cette affaire, connue sous le nom d’affaire des « enfants de la Creuse », perdure jusqu’au début des années quatre-vingt ! A partir de 1963, 1 630 enfants réunionnais sont arrachés à leur île natale et envoyés dans la Creuse, en Lozère et dans d’autres départements ruraux. La plupart de ces enfants sont placés dans des fermes où ils sont souvent traités comme des esclaves. Certains d’entre eux ne sont même pas inscrits à l’école communale ! Et les assistantes sociales ferment les yeux...
Ce scandale a systématiquement été dénoncé à la Réunion, sans écho en France, à compter du milieu des années 1970 à travers la littérature et la musique. On trouve ainsi une critique du Bumidom dans l’ouvrage Zistoire Kristian, roman collectif paru en 1977. On en trouve d’autres dans les chansons de Danyel Waro, chanteur qui fut lui-même emprisonné à la suite de son refus du service militaire. Il aura fallu que certains de ces enfants, parvenus à l’âge adulte, lèvent le voile pour que le scandale soit publiquement dénoncé : le 30 janvier 2002, Jean-Jacques Martial, Réunionnais exilé en 1966, dépose plainte pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ». Des déplacements plus ou moins forcés se sont encore poursuivis de 1983 à 1987 avec le soutien d’un certain nombre d’élus de droite, quelques années après que le gouvernement avait mis fin à cette politique sous Mitterrand (7).

Une société néocoloniale ?

Au-delà du constat de la forte emprise institutionnelle française, peut-on parler d’une société réunionnaise néocoloniale aujourd’hui ?
Depuis les années soixante, les aides françaises ont permis de sortir l’île de la misère en y améliorant les conditions sociales, sanitaires et alimentaires. Une forte croissance démographique a débuté : l’île est passée de 500 000 à 800 000 habitants entre 1980 et 2000 ! Mais il est aussi évident que les mesures de départementalisation ont contribué à la reproduction partielle des inégalités issues de l’organisation sociale coloniale. Il existe aujourd’hui des inégalités socio-économiques criantes à la Réunion : les groupes sociaux et culturels qui occupent les positions inférieures de l’échelle sociale sont les descendants des laissés-pour-compte du passé. A l’autre bout, les positions socioprofessionnelles supérieures sont occupées principalement par les zoreils (8). Enfin, la société est marquée par un nombre extrêmement important de chômeurs et de personnes en sous-emploi (au total environ un actif sur deux).
Comme ailleurs, il reste à la Réunion de nombreux défis à surmonter pour construire une société égalitaire.

Gaëlle Ronsin et Monique Douillet


(1) L’île fut découverte au Moyen Age par les Arabes et au 16e siècle par les Portugais, mais l’histoire de la Réunion est récente, car c’est seulement en 1642 que des navigateurs français décidèrent de coloniser l’archipel des Mascareignes.
(2) Voir lexique
(3) C. Marimoutou, « La Réunion, ’île-laboratoire’ : L’alchimie des cultures », mars 2010
(4) 2,1 % des propriétaires occupent 60% du sol.
(5) Surtout de l’ouest et du sud de l’île. Les cirques, la zone du volcan et le sud sauvage sont préservés, ainsi que les hauts de l’est, moins urbanisés.
(6) La Réunion est encore marquée ces années-là par une pauvreté massive : pas d’électricité ni d’eau courante, peu d’habitat en dur et une situation alimentaire et sanitaire alarmante. Pour se faire une idée de cette époque, on peut lire Souvenirs particuliers d’une enfance particulière : à la Réunion de Marie Morel.
(7) Remplacé par l’Agence nationale pour l’insertion et la protection des travailleurs d’outre-mer (ANT), renommée en 1992 Agence de l’outre-mer pour la mobilité (LADOM). Le 18 février 2014, l’Assemblée nationale vote une résolution mémorielle sur le placement des enfants réunionnais en métropole.
(8) Les métropolitains installés à la Réunion (voir lexique).

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