Cet entretien comporte des mots que Moira Millán a souhaité conserver dans sa langue, le mapudungun. Les traductions se trouvent entre crochets dans le texte.
Par ailleurs, l’écriture inclusive utilisée dans cet article se départit des habitudes de Silence pour adopter celle choisie par Moira Millán. C’est une écriture qui cherche à laisser de la place aux hommes, aux femmes et aux personnes non-binaires.
Traduction par Silvina Stirnemann, argentine exilée politique en France et militante pour les droits humains

Je rencontre Moira Millán à Paris, dans les locaux des éditions des femmes – Antoinette Fouque chez qui elle a publié « Terricide ». © Aoife Hopkins
« Mari Mari kom pu lamngen ka Kom pu che. Mapuche domo ta iñce. Puelwillimapu ñi kvpalme, Lofche Pillañ Mawiza pingey. Moira Millán Pingen. Iñce ta weychafe ka wirife. Tufa ta ñien follil, kom iñciñ ñi az tvwvn. »
« Salutations, sœurs, frères, froeurs , salutations à tout le monde. Je suis une femme mapuche, ma lignée territoriale est originaire du Puelwillimapu, les hauts sommets de la Cordillère du Sud, aujourd’hui appelée Patagonie argentine. Mon Lof [communauté mapuche] s’appelle ‘Montagne sacrée’. Je m’appelle Moira Millán, je suis weychafe [dirigeante, guerrière] et écrivaine. Nous sommes toute·x·s, issu·e·x·s d’une lignée ; la mienne est ancestrale et tellurique, elle abrite la force d’un peuple qui refuse d’être exterminé. »
Écrivaine, scénariste, réalisatrice et militante du peuple mapuche, Moira Millán lutte pour la récupération des terres qui ont été volées aux peuples autochtones, notamment en Argentine. Elle mène un combat sans répit, malgré les menaces de groupes paramilitaires et de l’État, et les pressions qu’elle subit en tant que femme et mère.
Silence : Tu expliques que c’est seulement à l’âge de dix-sept ans que tu réalises que tu es indigène (1). Raconte-nous ton cheminement jusqu’à cette prise de conscience.
Moira : L’identité mapuche n’est pas reconnue en Argentine et l’État utilise de nombreux mécanismes pour essayer de l’effacer. On nous a massacré·es, dépouillé·es de nos territoires. On a aussi voulu annihiler notre culture. L’épistémicide (2) passe beaucoup par l’éducation. On nous interdit de nous exprimer dans notre langue. Quand on parle de nous, c’est toujours au passé, comme si on était un peuple qui avait existé, il y a longtemps, mais qui n’existait plus aujourd’hui. On dit de nous qu’on est moches, qu’on est sauvages, qu’on est des barbares. On nous méprise.
Ma famille est mapuche-tehuelche (3), mais mes parents avaient perdu leur spiritualité mapuche. Iels étaient devenu·es chrétien·nes évangélistes. À seize ans, après avoir été profondément désillusionnée de l’église, je suis allée voir mes oncles. Ils vivent dans la province de Rio Negro, dans le sud de la Patagonie. Je ne le savais pas à l’époque, mais c’est une communauté mapuche.
Quand j’arrive là-bas, la communauté m’accueille. Elle est en train de préparer une cérémonie ancestrale mapuche, qui s’appelle kamarikun. C’est une cérémonie magnifique qui dure quatre jours. Des personnes viennent de partout pour faire des offrandes à la terre. Iels chantent et dansent pour la pluie, les oiseaux, le soleil, iels parlent avec toutes les forces cosmiques.
C’était si beau, il y avait tant d’amour, tant de force. Iels étaient tout·e·x·s plein·e·x·s d’odeurs, de fumée, tout·e·x·s sales, plein de terre… et très heureu·se·x·s. Je n’ai pas cessé de pleurer. Je me suis rendu compte que c’était celle-là, ma spiritualité. Je n’avais pas besoin de grandes œuvres architecturales ni d’un dieu enfermé dans de grands bâtiments luxueux. Le sol de notre temple, c’est la terre même, et sa coupole, c’est le ciel. Je suis tombée amoureuse de mon identité, de la spiritualité mapuche, et de mon peuple. J’ai commencé à marcher avec lui et, depuis, je n’ai jamais abandonné ce chemin.
Ton chemin de lutte comporte de multiples facettes, que tu englobes dans le concept de « terricide ». C’est quoi, le terricide ?
Dans le terricide, il y a toutes les formes d’assassinat de la vie que le système colonial met en place. Il y a le génocide, l’écocide, le féminicide, le transicide (4), l’infanticide, l’épistémicide. Il y a l’élimination de nos langues, de la manière spécifique qu’on a de penser le monde, de notre spiritualité. Il y a le mépris de la vie animale et des esprits véhiculé·es par les animaux.
Le mot terricide est nécessaire parce que, pour nous, ça n’a pas de sens de parler d’intersectionnalité des luttes. Parler d’intersection, c’est comme si toutes les vies et toutes les luttes étaient, par principe, sectionnées. Mais toutes les vies appartiennent ensemble. On ne peut pas faire une intersection avec des choses qui sont déjà entremêlées, par essence. N’importe quelle agression sur n’importe quelle force ou forme de vie est aussi directement une agression sur nous, nos corps-territoires, notre manière de vivre.
Tu luttes aussi spécifiquement pour les femmes indigènes. Qu’est-ce que ça veut dire, pour toi, d’être féministe ?
Je ne suis pas féministe. Je rejoins les luttes féministes sur la lutte contre le patriarcat, mais nous marchons dans des chemins différents par rapport aux modèles de société qu’on veut. Les femmes indigènes ont en mémoire leur culture précoloniale. On ne parlait pas de femmes et d’hommes, mais de forces spirituelles féminines et masculines, égales et complémentaires. Ces forces ne sont pas réparties selon une logique binaire. La binarité des genres, et donc la construction sociale en tant que femme ou homme, nous viennent du patriarcat et de la colonisation par l’Occident.
Donc, ce qu’on veut, c’est rétablir l’harmonie. On ne veut pas se disputer le pouvoir avec le patriarcat. Notre but, c’est plutôt de construire une société alternative où tous les genres et toute l’humanité dans sa diversité se respectent, s’aiment, dans la réciprocité. Notre lutte antipatriarcale, c’est surtout et avant tout une lutte anticoloniale.
En quoi être mère et militante est-il différent d’être père et militant ?
Il y a un abîme qui sépare ces deux situations. Le patriarcat crée des narratifs autour des héros : l’homme viril, rédempteur et justicier. On lui pardonne tout parce qu’il va sauver l’humanité. Quand il quitte sa communauté pour aller réclamer justice, la communauté — et surtout les femmes — le soutient. Dans l’ombre, les femmes s’occupent des enfants, les éduquent, leur racontent l’héroïsme du père absent. Mais quand c’est la femme qui part réclamer justice, la société en général, mais aussi sa propre communauté, la traite de mauvaise mère. Il y a une stigmatisation constante des femmes qui luttent, parce qu’elles ne correspondent pas à l’idéal socialement construit de la mère.
Mes enfants ont grandi dans un contexte de répression, avec des risques constants d’expulsion du territoire. J’ai traversé des procès et même une tentative d’assassinat, sans aucun soutien du père de mes enfants. Maintenant, mes enfants sont grands et sont dans la ligne de mire du gouvernement, du seul fait d’être de ma famille. Le 11 février dernier, la police est entrée dans notre territoire. Mes petites-filles, qui ont trois et cinq ans, ont été violentées et traumatisées par ce qui s’est passé. Mon fils et sa famille ont dû quitter la communauté, c’était trop dangereux.
Où en est ta lutte aujourd’hui ?
L’évolution la plus récente a eu lieu hier [le 26 mai], dans le lof Lafken Winkul Mapu, où Silvina Stirnemann est allée faire un film (5). Douze membres de la communauté, dont neuf femmes, ont été condamné·e·x·s à sept ans de prison avec sursis pour usurpation de terre. Normalement, en Argentine, l’usurpation de terre n’est pas punie par une peine de prison. Les terres en question, c’est un territoire sacré mapuche qui a été reconnu comme tel par l’État. Pourtant, cet espace a quand même été complètement militarisé. L’État en a expulsé la communauté, puis l’a poursuivie en justice pour avoir tenté de continuer à exister sur ces terres. Maintenant, si jamais iels manifestent ou occupent des territoires de nouveau, iels seront condamné·e·x·s à de la prison ferme. Iels ont aussi eu une amende très lourde, qui sera prélevée directement sur la paye de ce·lle·x·s qui touchent un salaire et qui a pour but d’accentuer la pauvreté de ces communautés.
Moi, on m’accuse de diriger le groupe terroriste Ram, ou Résistance ancestrale mapuche. Celui-ci n’existe pas, il a été inventé de toutes pièces par le ministère de la Sécurité et relayé par les médias. Il aurait été responsable, par exemple, des grands incendies dans les forêts en Patagonie. C’est un montage, mais la justice s’en saisit quand même. C’est ce qu’on appelle le lawfare (7). C’est ce qui s’est passé pour Lula, ou encore pour Milagro, une compagne de lutte de Jujuy (7). En janvier 2026, cela fera dix ans qu’elle est en prison, condamnée sur des mensonges. On a fait des campagnes internationales pour essayer de la faire libérer, en vain.
Si je suis condamnée, j’encours jusqu’à trente ans de prison. Mais je suis en paix. J’ai toujours marché sur le chemin de la justice, dans l’amour et le respect de la terre, de la nature et de mes sœurs et frères. Je sais que mes ancêtres et les forces spirituelles de la terre me regardent, m’accompagnent, et savent que ce que vit ma communauté est injuste — et donc, que ma lutte, elle, est juste. Je n’ai aucun remord.
L’activiste, la femme, la mère, la philosophe, l’être humain : les multiples facettes de l’autrice se passent la parole pour appeler à relationner avec la terre au-delà de l’exploitation. Récit à la fois intimiste et politique, Terricide est un pas de côté éclairant pour nos esprits habitués aux structures de pensée occidentales. Terricide, éd. Des Femmes, 2025, 160 p., 15 €.
Contacts :
• Éditions des femmes- Antoinette Fouque, 87 boulevard Montparnasse, 75006 Paris, tél : 01 42 22 60 74
• Mouvement des femmes indigènes et des diversités pour le buen vivir
(1) Le terme « indigène » a été créé au 16e siècle par le missionnaire espagnol Bartolomé de las Casas pour désigner des peuples qu’il considérait comme incapables de subvenir à leur propres besoins. Moira Millán privilégie ce terme par rapport à celui d’« autochtone » parce que dans l’imaginaire collectif, il renvoie directement aux personnes racisées d’Amérique. En l’utilisant, elle met en lumière et s’approprie la lourde charge politique et historique associée à ce terme.
(2) L’épistémicide correspond à la destruction d’un système de connaissances d’un peuple, c’est-à-dire de sa manière de percevoir et d’expliquer le monde. Il peut aller de la dévalorisation à l’annihilation totale de la culture et des savoirs de ce peuple.
(3) Les Mapuche et les Tehuleche sont deux nations autochtones d’Amérique du Sud.
(4) Le transicide correspond au meurtre des personnes transgenres et, par extension, à la destruction de toute expression du genre autre que la binarité occidentale homme cis/femme cis.
(5) Le Combat des femmes indigènes contre le terricide est disponible en version intégrale sur la chaîne YouTube des Éditions des Femmes Antoinette Fouque.
(6) On peut traduire lawfare par « aller en guerre juridique ». Cela correspond au fait qu’une partie de la justice et de la politique trouve des raisons, réelles ou factices, de condamner une personne dans le but d’empêcher celle-ci d’exercer ses droits ou de continuer sa lutte.
(7) Jujuy est une province du nord-ouest de l’Argentine, à la frontière avec la Bolivie et le Chili.
