Je roule à travers les forêts de pins douglas et les prairies, avant d’arriver dans le bourg de Tarnac, une commune située au centre du plateau de Millevaches. Dans une des rues principales, j’aperçois le Magasin général, épicerie et bar associatif, décorée d’un drapeau palestinien, et entouré de fleurs. Je retrouve Katell et Michel, deux habitant·es impliqué·es dans la coordination du Syndicat de la Montagne limousine, attablé·es sur la terrasse avec des ami·es. Nous nous installons au calme dans le jardin. Pour comprendre ce syndicat, il faut d’abord comprendre la Montagne limousine et son histoire.
Également appelée plateau de Millevaches (de « mille vacca », « mille sources » en occitan), la montagne limousine se situe à cheval sur trois départements : la Corrèze, la Creuse et la Haute-Vienne. « Ce découpage administratif vient casser une réalité culturelle et historique, déplore Katell. Il y a vraiment un sentiment partagé de faire partie d’un territoire, qui a une identité propre. » Avec 5 à 7 habitant.es au km², ce territoire fait partie des moins peuplés de France. Ses terres sont pauvres et ses hivers longs y rendent l’agriculture difficile.
Face à ces conditions rudes, de nombreux paysans ont pris l’habitude de partir travailler de manière saisonnière comme maçons à Paris. Sur les chantiers, ils ont adopté les idées progressistes du milieu ouvrier de l’époque et les ont diffusées massivement en rentrant chez eux. Cette migration, qui a atteint son apogée au milieu du 19e siècle, a profondément marqué le plateau politiquement. « La Montagne limousine est l’un des rares territoires de France où il y avait un communisme rural très fort jusqu’à la fin des années 70 », explique Katell. Depuis, de nombreuses alternatives sociales et collectives se sont développées, attirant de plus en plus de personnes séduites par le dynamisme ambiant.
Sortir de l’impuissance, s’organiser entre habitant·es
Lancé officiellement en novembre 2019, l’objectif du syndicat est de « rendre visible une force commune sur le plateau, de s’exprimer politiquement et de peser dans un rapport de force », poursuit Katell. Si on connaît davantage les syndicats de travailleu·ses, il en existe beaucoup d’autres. Un syndicat désigne simplement une association ayant pour objectif la défense d’intérêts communs. « Aucun gouvernement n’apportera plus de solution. Il est temps de porter nos espoirs et nos forces ailleurs, déclare le syndicat sur son site. La Montagne limousine, où nous vivons, est l’échelle adéquate pour nous saisir d’un certain nombre de problèmes essentiels qui, sans cela, font naître en nous un grand sentiment d’impuissance ».
N’attendant rien des gouvernements, le syndicat n’a pas de revendications à défendre, mais il a défini six perspectives politiques, pour poser des bases et des horizons communs, comme « permettre l’accès à la terre et au logement à toutes et tous », « se défendre face aux violences du système » ou encore « mettre un terme à la destruction du vivant et des milieux de vie ». Le syndicat vise à toucher toute personne qui se retrouve dans ces perspectives. « Il est sur une ligne de crête entre garder une ambition de changement politique radical et permettre une composition large », commente Katell. Concrètement, le syndicat se mobilise sur un ensemble de sujets écologiques et sociaux. Chaque thématique est portée par un groupe « action », qui s’organise de manière autonome. Trois groupes « support » s’occupent de gérer la coordination du syndicat, notamment les finances, la communication et l’animation. Aujourd’hui, environ 150 personnes sont actives dans ces différents groupes.
Stopper les coupes rases, créer des communs
La question de la forêt est un sujet important sur ce territoire. Le plateau, qui était recouvert de landes au début du 19e siècle (1), est aujourd’hui recouvert de monocultures d’épicéa ou de douglas. Ces plantations de résineux mettent en danger les sources, les rivières, accélèrent le dessèchement des sols et leur acidification, et polluent les milieux. L’industrie forestière multiplie les coupes rases et remplace les forêts de feuillus par des monocultures de résineux. Pour Katell, « c’est une gestion coloniale du territoire ».
Né en 2021, le groupe forêt joue sur différents leviers : l’action, la formation et le foncier. D’un côté, il construit une alternative à l’exploitation industrielle de la forêt. Il a donné naissance à l’association Haut les cimes, une foncière qui achète des parcelles de forêts pour en faire des communs. Après des années de travail et réflexion, elle a acquis en décembre 2024 ses premiers hectares de forêts à Gentioux, sur lesquels elle peut expérimenter une alternative aux coupes rases : la sylviculture mélangée à couvert continu, une méthode douce (2). Le syndicat forme aussi des personnes à l’abattage manuel et au maniement de la tronçonneuse.
En parallèle, le syndicat s’est mobilisé aux côtés de nombreux collectifs pour s’opposer à des projets de l’industrie forestière. Ces luttes collectives ont abouti à plusieurs victoires, comme l’interruption d’une coupe rase du Bois du Chat, une forêt de feuillus à Tarnac, à l’hiver 2022, ou encore l’abandon du projet d’extension d’une méga-scierie à Égletons, fin 2024. Pour donner à toutes et tous les moyens de stopper les coupes rases, le syndicat a aussi publié un guide qui explique comment les repérer et convaincre le propriétaire d’y renoncer en évitant les conflits (3).
Le syndicat ne se limite pas aux frontières du plateau : il a largement contribué à la création d’un mouvement national de défense des forêts. En juin 2024, il a organisé pour la deuxième fois une « assemblée nationale pour des forêts vivantes », qui a réuni pas moins de 90 collectifs venus de toute la France.
Stopper les expulsions, instaurer un droit d’asile
Le groupe exilé·es est un autre groupe très actif dans le syndicat. À l’image du groupe forêt, il lutte à la fois contre les expulsions et pour construire des conditions d’accueil dignes. Dès sa naissance, le syndicat a inscrit « le droit d’asile pour tout·es » dans ses six grandes perspectives politiques et a affirmé qu’ « il n’y aura plus d’expulsion sur la Montagne limousine ». « Le but du syndicat est de défendre les droits de toutes les personnes qui habitent ici, notamment les personnes exilées », explique Manon, une membre du groupe exilé·es.
Et ces perspectives ne sont pas que de belles paroles. Depuis 2018, les habitant·es du plateau se mobilisent pour empêcher les expulsions. La dernière tentative date de l’hiver 2024. Une quarantaine de personnes se sont rassemblées le 27 décembre 2024, au beau milieu des vacances de Noël, à 3 heures du matin, dans un froid glacial, pour empêcher les gendarmes d’emmener une personne égyptienne, qui avait reçu une obligation de quitter le territoire. « C’est là qu’on voit qu’il y a une forte solidarité », se réjouit Katell.
L’objectif du groupe exilé·es est de monter une structure d’accueil avec un agrément Oacas (Organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires). Le principe est que les « compagnon·nes » sont hébergé·es, suivi·es d’un point de vue administratif et économique, participent à des activités et reçoivent une allocation. Elles peuvent, en théorie, obtenir une régularisation au bout de trois ans. En juin 2024, après des années de travail intense, le groupe exilé·es a lancé une communauté Emmaüs, basée sur des activités de maraîchage, traiteur et conserverie à Tarnac. Cependant, l’État a refusé de leur donner l’agrément – du jamais vu dans le réseau Emmaüs, pour des raisons notamment politiques : le fait de s’être mobilisée contre l’expulsion de la personne égyptienne. La communauté a fait un recours pour contester cette décision.
Du groupe exilé·es au groupe forêt, le syndicat fait face à l’intensification de la répression et du contrôle de l’État sur les territoires depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Un membre du syndicat harcelé par la gendarmerie, un dispositif policier démesuré pour une manifestation pacifique contre Biosyl ; les autorités enchaînent les procédures-bâillons et les pressions pour entraver les militant·es du plateau (4). « Le syndicat s’est monté pour se défendre contre les violences organisées par l’État, rappelle Katell. C’est logique qu’on soit confronté à ces violences, mais elles se renforcent. »
Loin de se laisser abattre par la répression de l’État, le groupe exilé·es continue de se mobiliser pour améliorer l’accueil des personnes exilées sur le territoire. Depuis quelques mois, il a monté un pôle « soin exil », avec le groupe de soutien psy du syndicat. L’idée est de monter une équipe de soignant·es qui a envie de se former à la clinique de l’exil, de mettre en place un groupe d’interprètes formé·es dans le domaine médico-social et d’organiser un cercle de parole toutes les six semaines entre accompagnant·es de personnes exilées.
S’entraider entre résistant·es à travers le monde
Dans la continuité du groupe exilé·es, un nouveau groupe s’est formé depuis l’automne 2024 : le groupe internationaliste. « Quand tu rencontres des personnes exilées, qui ont dû fuir pour des raisons politiques, et que tu les écoutes parler de leur expérience militante, c’est super inspirant, témoigne Katell. Ça amène à reposer la posture d’accueil et à considérer l’autre non pas comme une personne vulnérable qui a besoin d’aide, mais comme un camarade avec qui on peut s’organiser. »
Ce groupe internationaliste organise depuis bientôt un an des soirées de soutien à des luttes d’émancipation à travers le monde, en invitant des personnes qui viennent témoigner. Ses soirées permettent d’apporter un soutien financier aux personnes en lutte dans ces territoires et un soutien politique, bien que symbolique, en communiquant publiquement cette solidarité. Il a aussi rejoint le réseau internationaliste Les Peuples Veulent (5).
D’autres groupes du syndicat agissent sur le territoire comme le groupe « d’entraide administrative et juridique » pour se serrer les coudes dans les méandres administratifs et face à la répression, ou encore le groupe « grand âge », qui vient de mettre en place un système de prêt de matériel pour les personnes âgées. Pour toucher les habitant·es du plateau le plus largement possible, le syndicat a organisé un camp d’été chaque année jusqu’en 2024, qui permettait à des milliers de personnes de se réunir et de discuter de la manière d’habiter ce territoire.
Des assemblées publiques pour débattre collectivement
Le syndicat organise aussi des veillées publiques plusieurs fois par an dans des salles communales pour débattre d’un sujet qui concerne le plateau. Enfin, il publie deux fois par an un journal, qui est distribué gratuitement sur tout le Plateau, et qui permet de faire connaître les actions et idées du syndicat. Pour se financer, le syndicat a reçu le soutien de certaines fondations, notamment Un monde par Tous et Danielle Mitterrand. Certaines associations liées à des groupes thématiques du syndicat ont pu toucher des subventions publiques, permettant de lancer certains projets. Le syndicat cherche à développer les cotisations des adhérent·es.
Si le syndicat peut faire rêver avec son organisation territoriale rare, ses perspectives politiques ambitieuses et les nombreux combats qu’il mène, répondre à de tels objectifs nécessite du temps. Comme de nombreuses initiatives militantes, le syndicat repose sur des humain·es, souvent déjà très occupé·es par des luttes locales ou par leur propre alternative, et ces groupes connaissent des hauts et des bas. « Devant les enjeux qu’on a à affronter, c’est mieux que rien mais ça reste un outil modeste, estime Michel. Mais face à la montée de l’extrême droite, on n’est pas seul·es, on est relié·es, on a des bases matérielles. Ce qu’on a gagné ici depuis des années, c’est des lieux politiques avec des personnes d’origines assez variées. »
Qu’il soit idéalisé ou non, le Syndicat de la Montagne limousine inspire de nombreux collectifs dans d’autres territoires, notamment au sud du Massif central, où des habitant·es ont lancé en juin 2025 un Syndicat de la Montagne Noire (6). Affaire à suivre dans un prochain reportage de Silence... !
Contacts :
• Syndicat de la Montagne limousine, https://syndicat-montagne.org
• Haut les cimes, Lachaud Fauvet 23 340 Gentioux-Pigerolles, 06 80 26 96 17, https://hautlescimes.org.
• Emmaüs de la Montagne limousine, 10, Rue du Champ des Rameaux 19 170 Tarnac, 06 09 58 11 65, https://emmaus-montagnelimousine.org
(1) Le taux de boisement est passé de 5% au début du 19e siècle à 55% aujourd’hui.
(2) À l’opposé des coupes rases, l’idée de cette gestion est au contraire de maintenir un couvert forestier en permanence, c’est-à-dire de couper les arbres au fur et à mesure, pour éviter les percées de lumière dans la forêt. Ça permet de favoriser la régénération naturelle et de préserver les milieux de vie.
(3) « Guide d’intervention Vigie feuillus », publié en août 2024, disponible sur le site du syndicat.
(4) Voir le dossier « Pref’ in black », dans le journal IPNS, n° 90, mars 2024.
(5) Ce réseau organise des rencontres chaque année et a publié un manifeste en mars 2025, intitulé « Révolutions de notre temps ».
(6) Contact : www.montagnenoireavenir.com