Dossier Alimentation Colonisation Politique agricole

Qui fabrique la vie chère aux Antilles ?

L’Observatoire Terre-Monde et Vous n’êtes pas seuls

L’Observatoire Terre-Monde, Lanceur d’alerte et Vous n’êtes pas seuls se sont rapprochés pour enquêter sur les rouages du distributeur agroalimentaire Groupe Bernard Hayot (GBH), omniprésent dans les territoires dits d’outre-mer. En examinant ses comptes fraîchement publiés, en se rapprochant d’autres salari·es révolté·es, les collectifs espèrent cartographier l’impact socio-écologique et les points névralgiques de cet empire. Une base préalable à d’autres actions pour lutter contre un capitalisme industriel et colonial.

« Les colonies ne peuvent commercer qu’avec la métropole, et ce pour le bénéfice exclusif de cette dernière » (1). Cette formule incarne l’idée du pacte colonial. Dès le 17e siècle, les puissances européennes imposent à leurs colonies un système de subordination économique. Il se manifeste à cette époque en France à travers ce que l’on appellera le « pacte exclusif ». Ce dispositif repose sur un principe interdisant aux colonies de commercer avec d’autres partenaires que la métropole. Cette exclusivité s’accompagne d’un contrôle total, de la fixation des prix jusqu’à l’organisation des circuits de distribution.
Bien que le pacte ait été aboli en 1861, ses effets structurels perdurent. Les territoires français dits d’outre-mer demeurent pris dans une situation de dépendance aux importations hexagonales. Cette économie de comptoir se caractérise par une production locale essentiellement dédiée à l’export. En Martinique et en Guadeloupe par exemple, les monocultures de canne et de banane représentent près de 45 % de la surface agricole utile dédiée aux productions végétales (2).
Déjà dénoncé en 2009 par le Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) (« Collectif contre l’exploitation outrancière ») en Guadeloupe (3), ce phénomène s’est retrouvé au cœur des mobilisations sociales qui ont soulevé la Martinique l’an dernier. En septembre 2024, le collectif citoyen Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC) a initié un mouvement d’une ampleur massive, ravivant des décennies de tensions et de crimes laissés sans réponses ni réparations. Après une phase de manifestation pacifiste, les violentes répressions policières ont entraîné des scènes d’insurrection qui ont fait le tour du monde.

La caste Béké et la grande distribution

Dans cet héritage colonial persistant s’est imbriqué un capitalisme industriel des plus agressifs. En effet, les exploitants agricoles dominants sont également ceux qui ont poursuivi l’épandage du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe malgré les preuves de sa cancérogénicité et toxicité environnementale. Ce sont également les mêmes qui recourent à des pratiques de lobbying intenses pour obtenir des dérogations, des subventions, et enfin les mêmes qu’on retrouve aux manettes de la grande distribution.
Cette caste, appelée les békés, regroupe des Blancs créoles descendants des colons esclavagistes. Rappelons qu’après l’abolition de l’esclavage en 1848, la France dédommage les colons propriétaires (et non les anciennes personnes réduites en esclavage) avec de l’argent et des terres. Une indemnité totale d’environ 126 millions de francs-or, soit 2 milliards d’euros actuels (4). En 2009, Libération estime que les békés, représentant environ 1 % de la population martiniquaise, possèdent plus de 50 % des terres agricoles (5). Parmi eux, on retrouve le puissant Bernard Hayot et sa famille, à la tête du Groupe Bernard Hayot (GBH) qui est présent sur presque tous les territoires ultramarins.
L’ancien député Johnny Hajjar décrit un « schéma de captivité économique au profit d’un petit groupe d’entreprises pratiquant la concentration verticale et horizontale » (6), c’est-à-dire possédant plusieurs entreprises au sein de la chaîne de distribution (transporteur, grossiste, distributeur) et également à un même niveau de cette chaîne (par exemple : plusieurs commerces de distribution).
Le cas de GBH est symptomatique. C’est le plus gros propriétaire de surfaces de vente de la Martinique (27 %), avec les groupes CréO (22 %) et Safo (11 %), présidés par deux autres familles békés (7). Son intégration verticale fait qu’il est difficile de déterminer quelles marges se font les intermédiaires et comment cela joue sur les prix. Cette concentration, couplée à la pratique excessive des marges arrières (8), explique, selon l’expert Christophe Girardier, l’essentiel des écarts des prix dans l’alimentaire entre l’Hexagone et les territoires ultramarins : + 40 % en Martinique, + 42 % en Guadeloupe, + 37 % à la Réunion, + 39 % en Guyane, etc.
Enfin, la grande distribution viole le droit de manière assumée, en refusant systématiquement de publier ses comptes depuis des années. Force est de constater le décalage entre la mansuétude offerte à GBH et la sévérité envers le président du RPPRAC, incarcéré plusieurs mois à titre provisoire au plus fort du mouvement. Une situation que ses soutiens dénoncent comme une « instrumentalisation de la justice » (9).

@Jouflette

L’agro-industrie cède face à la pression populaire

Niant cette domination qui lui permet de pratiquer des marges très élevées, la grande distribution ne voit que trois causes à la vie chère : le transport, la TVA et l’octroi de mer (une taxe locale). En les supprimant grâce à une péréquation prise en charge par l’État et la Collectivité territoriale de la Martinique (CTM), et en contrepartie d’une baisse drastique des dotations des communes, la grande distribution pense le problème réglé, et soutient avoir fait tout son possible. C’est ce qui ressort du discours de Stéphane Hayot, directeur général de GBH, après sept tables rondes de négociations en octobre 2024 (10).
En effet, la pression populaire inouïe des premiers mois du mouvement permet aux trois leaders du RPPRAC d’imposer leur participation, mais surtout la diffusion en direct des négociations avec le préfet, la CTM et la grande distribution (11). Un accord contre la vie chère est signé le 17 octobre 2024 par les pouvoirs publics et privés, sans le RPPRAC qui dénonce son manque d’ambition. Aucun point de l’accord ne limite la concentration de la grande distribution ou les marges qu’elle réalise.
Dans ce contexte, fin 2024, quatre figures citoyennes des associations Lanceur d’alerte et Vous n’êtes pas seuls assignent Bernard Hayot devant le tribunal de commerce pour contraindre GBH à publier ses comptes. Le 5 février 2025, le groupe cède. Il publie enfin ses comptes, donnée capitale et jusqu’ici manquante pour les négociations contre la vie chère. Ils révèlent une santé financière exceptionnelle, avec 228 millions d’euros de bénéfices sur près de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023. Les résultats de GBH sont en hausse constante depuis 2019.

Ne pas lâcher l’affaire

Alimentée par la colère populaire, cette assignation met GBH au centre des regards, malgré son goût pour la discrétion. En janvier 2025, un cadre supérieur du groupe brise l’omerta et révèle dans Libération les « marges exorbitantes », l’«  opacité financière » et les « entorses à la concurrence  » du groupe. Outre l’hégémonie de GBH, son témoignage révèle l’esprit de corporation béké («  Ici, on est békés avant d’être rivaux  »), se traduisant par des pratiques anticoncurrentielles et des marges excessives. Ce témoignage est précieux, car il confirme de l’intérieur ce que dénoncent des générations d’Antillais⸱es depuis des décennies.
Il motive également une deuxième action des quatre lanceur⸱euses d’alertes : déposer une plainte collective contre X au pénal pour « entente » et «  abus de position dominante ». Depuis, plus de mille personnes se sont jointes à cette démarche. Par ailleurs, cinq eurodéputé·e·s écologistes ont saisi la Commission européenne pour demander l’ouverture d’une enquête sur les pratiques anticoncurrentielles présumées de GBH en Outre-mer. Une enquête de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) vise également le groupe pour son lobbying intense et opaque.

@Jouflette

Élargir les ambitions

Bien que l’État assure avoir enfin pris conscience du problème, que le ministre des Outre-mer promette un projet de loi d’ici l’été, nous, Observatoire Terre-Monde et Vous n’êtes pas seuls, ne sommes pas dupes. Face à la profondeur des injustices qui frappent les îles de Martinique et de Guadeloupe — tant sanitaires, écologiques, que foncières et économiques —, des mesures correctives comme l’encadrement des marges ou le renforcement de la concurrence ne seront pas à la hauteur.
Si les objectifs de baisse des prix et de casse des oligopoles sont nécessaires au soulagement de populations en souffrance, nous souhaitons poser les bases d’ambitions plus larges. La colère légitime contre les békés nous invite à l’étendre à la grande distribution, à l’industrie agro-alimentaire et à leurs cortèges de nuisances : porte-conteneurs, parkings, monocultures, pesticides, etc. Pour reprendre les mots du chercheur Malcom Ferdinand, ce modèle d’« habiter colonial » uniformise le monde, nous empoisonne, contamine nos milieux et détruit les conditions de vie sur Terre.
Pour lutter durablement contre la vie chère, nous ne croyons pas en un capitalisme plus transparent et concurrentiel, mais plutôt dans la reprise et l’occupation de terres, le soutien des mouvements paysans, le koudmen (ndlr : pratique culturelle d’entraide), le partage de pratiques agricoles vivrières, traditionnelles, locales et agro-écologiques, en lien avec les autres régions de la Caraïbe. En parallèle, ce n’est pas juste GBH mais la grande distribution et l’industrie agro-alimentaire qu’il devient urgent de démanteler, car leur modèle verrouille toute possibilité de souveraineté alimentaire, saine et durable.

Tout·e citoyen·ne peut encore rejoindre la plainte contre la vie chère en Outre-mer à cette adresse : www.lanceuralerte.org/plainteviechere.

(1) Cf l’article « L’exclusif », de Manuel Covo, publié sur le site de la Bibliothèque nationale de France en 2024.
(2) D’après Agreste, en 2020.
(3) UGTG, Le LKP de la Guadeloupe, un mouvement social instructif ?, 19 décembre 2010.
(4) CNRS, Les Indemnités versées aux propriétaires d’esclaves recensées dans une base de données, 7 mai 2021.
(5) « Des familles riches qui trustent les terres », Libération, 13 mars 2009.
(6) Commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution, Compte rendu de réunion no 4, 2023.
(7) L’expert Christophe Girardier estime que GBH possède, à lui seul, entre 38 % et 45 % de parts de marché dans la grande distribution généraliste en Martinique (Le journal de 19h en Martinique, 24 mars 2025).
(8) Ces marges correspondent à des ristournes de fin d’année que les distributeurs obtiennent auprès de leurs fournisseurs, en contrepartie d’avoir atteint un certain objectif en termes de vente.
(9) « Martinique : le procès en appel controversé de Rodrigue Petitot, entre contestation et répression », Ouest France, 3 mars 2025.
(10) « Je ne sors pas de cette crise sur la vie chère en me disant que nous allons nous replier sur nous-mêmes »,Stéphane Hayot, RCI, 21 octobre 2024
(11) Pour l’intégralité des tables rondes, voir la chaîne YouTube de la Collectivité territoriale de Martinique.

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