Regis se tourne et se retourne dans son lit, incapable de trouver le sommeil, rongé par l’angoisse et ces questions insupportables qui tournent en boucle depuis son arrivée au centre de rétention administrative (CRA) de Rennes. Est-ce que les agents de la police aux frontières vont venir cette nuit ? Est-ce sa dernière nuit en France, et vont-ils le réveiller en sursaut à 4 heures du matin ? Comme deux jours plus tôt, quand ils ont déboulé à cinq dans la chambre pour passer les menottes et un casque à visière noire à un camarade de son bâtiment, soulevé de son lit et porté comme un sac jusqu’au fourgon.
« Je suis là depuis 12 jours et ça fait au moins six personnes qui se font embarquer comme ça. On ne sait jamais quand viendra notre tour, ça peut être n’importe quand. Mais c’est de la torture ça, pas de la justice », accuse le jeune homme de 32 ans. Originaire de Côte d’Ivoire, il est arrivé en France en 2017 pour poursuivre ses études d’économie à l’université d’Aix–Marseille. « Est-ce qu’ils ne pourraient pas nous prévenir un ou deux jours à l’avance quand l’ambassade leur donne le laissez-passer pour qu’on se prépare un minimum psychologiquement ? Je suis un homme responsable, je suis père de famille, c’est pas possible de faire ça aux gens. Ils nous traitent comme des chiens. Tout le monde devient fou ici », lâche-t-il, la voix paniquée, les dizaines de photocopies de son dossier étalées devant lui.
« C’est pire que la prison ici »
Nous sommes dans l’une des deux salles prévues pour les visites dans l’établissement — dans laquelle se trouve une table gravée de noms de pays, deux chaises, une armoire scellée au mur. La tête d’un fonctionnaire de la police aux frontières (PAF) passe régulièrement derrière le hublot de la porte. « Je ne comprends même pas pourquoi je suis là. J’en peux plus. Ils parlent de rétention mais c’est jouer avec les mots. C’est pire que la prison, ici. On est douze dans 20 m². Il n’y a rien. On peut juste faire 30 minutes de sport le mardi pendant qu’ils font le ménage. J’arrive plus à manger leur bouffe périmée, plus à dormir, plus à me rappeler de mon numéro de téléphone… J’ai peur, et je sais que je ne peux plus rien faire pour me défendre. À un moment ou un autre, ils vont venir me chercher et je vais me réveiller à l’aéroport au bled. J’arrive pas à y croire mais je suis résigné : j’espère que ça va arriver le plus vite possible pour en finir. »

Illustration : ©Odeth
« Maillon essentiel de la chaîne de l’éloignement » d’après le ministère de l’Intérieur, les CRA sont des lieux d’enfermement administratif d’étrangers en situation irrégulière sous le coup d’une menace d’expulsion. Autrement dit : des taules contrôlées par les préfectures et la police, donc remplies selon les ordres donnés par Bruno Retailleau. Une véritable machine à enfermer et broyer, dans le pays qui délivre le plus d’obligations de quitter le territoire de l’Union européenne – 140 000 en 2024. Dans son rapport de 2023, la Cimade — association qui intervient dans quelques centres du territoire et plaide pour leur fermeture — recense 47 000 personnes placées derrière les grilles au cours de l’année de publication ; 17 000 dans l’hexagone (dans 21 CRA) et 30 000 en outre-mer (4 CRA). De nouveaux lieux d’enfermement sont en construction ou agrandissement à Dijon, Dunkerque, Nantes, Oissel, Bordeaux, Nice, Mayotte, Béziers, etc.
L’histoire de la mise sous verrous d’étrangers en attente de leur embarquement forcé dans un avion ou un bateau a commencé en toute discrétion et hors de tout cadre légal dans les années 1960 (1). C’était dans un entrepôt sur le quai d’Arenc, à Marseille. Inscrite dans la loi en 1980, la rétention administrative n’a cessé de s’allonger et de se durcir. « Au début c’était sept jours maximum. Aujourd’hui, c’est 90, contextualise Léa*, une salariée de la Cimade intervenant dans le CRA de Hendaye, à la frontière espagnole. Maintenant, Retailleau veut la faire passer à 210 jours. C’est insensé. Jusqu’où est-ce qu’on va aller dans l’horrible et l’inhumain ? » Déjà possible pour les cas relevant du terrorisme, l’enfermement administratif pour une durée de sept mois pourrait être systématisé via une nouvelle loi, proposée par Les Républicains, défendue par le Rassemblement national et adoptée en première lecture par le Sénat le 18 mars 2025.
« Beaucoup de personnes finissent par être libérées au bout des 90 jours car il n’y a pas eu d’accord consulaire pour autoriser leur expulsion. Mais 90 jours ici, c’est extrêmement long. On voit la vitesse à laquelle les retenus se transforment physiquement et moralement. Et souvent, on voit revenir des gens plusieurs fois. Quatre-vingt-dix jours, libérés, attrapés, à nouveau 90 jours… On constate un usage purement carcéral de la rétention », poursuit Léa, convaincue que l’enfermement en CRA, « sans aucune considération à l’égard des personnes », sert surtout la politique du chiffre et les discours anti-immigration. « Ici, on voit le durcissement général de la politique et l’application de celle qui est portée par le RN depuis des années. »
Ces derniers mois, résultat du martèlement de quelques faits divers sordides avec l’histoire d’individus sous obligations de quitter le territoire français (OQTF), de plus en plus de placements en CRA ciblent des individus qui sortent de prison ou qui présenteraient « une menace à l’ordre public ». « Cette notion, qui n’est pas définie, est utilisée de façon très, très large, détaille Marine le Bourhis, avocate à Rennes et membre du Groupe de défense des étrangers. OK, ça peut être pour un viol, mais il suffit d’avoir fait une garde à vue une fois dans sa vie après un contrôle d’identité ou une infraction au code de la route pour être considéré comme tel. » « À la moindre erreur ou au moindre échec que tout un chacun pourrait commettre, c’est foutu », résume Léa de la Cimade.
« Surtout qu’il n’y a plus de catégories protégées depuis la loi immigration de 2024 (2). Donc, pour ceux qui ne sont pas nés en France, la menace est désormais permanente. » Jugements toujours plus expéditifs, absence de considération de la santé mentale, placement en rétention de personnes malades, expulsions du territoire français illégales, violations des droits, durcissement des conditions de l’enfermement et restrictions du mince pouvoir d’action et d’expression des associations… Pour Asia et Hélène, salariées de la Cimade à Rennes, le tableau est de plus en plus sombre. « Souvent, on dit aux gens qu’on reçoit dans notre bureau à l’intérieur du CRA qu’on ne peut rien faire », confient-elles, conscientes des critiques « justifiées » de militant·es anti-enfermement à l’égard de la position d’équilibriste de la Cimade, à la fois présente à l’intérieur des CRA et se positionnant contre eux. « Le but de l’État est de rendre invisible ce qui se passe ici. Qu’est-ce qu’il se passera si les associations n’y ont plus accès ? »

Illustration : ©Odeth
« On est traité comme des animaux »
« Ils disent que ce n’est pas la prison mais c’est quoi, alors ? Les grilles font cinq mètres, il y a des barbelés, je me fais fouiller, palper et on me demande même de lever mon soutif quand je viens lui rendre visite », lâche Claire* devant la porte du CRA de Rennes, sa fille de six mois dans la poussette. Pour la troisième fois depuis une semaine, elle est venue de Nantes pour retrouver son compagnon, sous le coup d’une menace d’expulsion vers le Sénégal. « Il est arrivé en France à cinq ans. Il y a fait sa maternelle, son collège et son lycée. Toute sa famille est en France et il y a notre fille, maintenant. Encore, il aurait commis un meurtre, je dis pas, mais là, franchement, je comprends pas l’OQTF. Ça veut dire quoi de le renvoyer dans un pays où il n’a personne ? » se désole-t-elle.
Après quarante minutes d’attente devant l’interphone, deux gardiens arrivent enfin pour leur ouvrir. « C’est délirant, délirant… », soupirait Djibril quelques heures plus tôt dans la salle de visite. « Mes potes me croient pas quand je leur dis que je suis ici, c’est une folie. J’ai grandi à Rosny-sous-Bois, je suis venu tout petit avec le regroupement familial. Mon père a charbonné toute sa vie, j’ai des petits frères qui sont nés en France, j’ai toute ma vie ici et on veut me renvoyer comme un clochard là-bas ? Moi, je sais rien du Sénégal, je connais même pas la monnaie, je connais que l’euro… » s’affole-t-il, épuisé par la possibilité d’une expulsion imminente vers son pays de papiers et par les conditions de l’enfermement.
Faudé, détenu dans le même bâtiment que lui, confirme par téléphone : « La cour est tellement petite qu’on a la tête qui tourne dès qu’on se met à courir. On est enfermé dans des cages, comme du bétail. Voilà, c’est ça, la France. J’en ai marre. Je ne suis pas suicidaire mais je suis fatigué de tout ça, des contrôles au faciès dans la rue, de faire les boulots de merde, qu’on soit traités comme des animaux… Ma mère a les poumons gravement malades parce qu’elle a fait le ménage dans les universités toute sa vie. Pareil pour mon père, il n’a jamais arrêté de travailler, et ils habitent dans la banlieue la plus délabrée de France. J’en peux plus. Et ces criminels voudraient nous garder dans leurs camps pendant 210 jours ? Il ne faut pas s’étonner que les gens aient la haine après, c’est inhumain de faire ça ! »
Contact : Cimade, 91 rue Oberkampf, 75011 Paris, tél : 01 44 18 60 50, www.lacimade.org
(1) Si l’inscription de la rétention administrative dans la loi en 1980 a permis a de limiter le pouvoir de la préfecture en matière d’enfermement des personnes étrangères, elle a pour conséquence de sortir ces pratiques de la clandestinité qu’on leur reprochait et de les développer. Voir l’article « Arenc, le matin des centres de rétention », dans la revue Z, n°2, 2009, p.14-15.
(2) Jusqu’alors, neufs catégories de personnes étrangères étaient protégées des mesures d’éloignement et d’expulsions, notamment les personnes arrivées avant l’âge de 13 ans, celles ayant de la famille en France ou ayant besoin d’une prise en charge médicale.
* Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat.