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« Vivre dignement du métier de berg·ères »

Lola Keraron

Depuis quelques années, les berg·ères, vach·ères et chevri·ères s’organisent pour faire respecter leurs droits et en conquérir de nouveaux. Face à des conditions de travail déplorables, des syndicats de gardien·nes de troupeaux (SGT) surgissent dans tous les massifs de France. Entretien avec Étienne, berger syndiqué en Isère.

On entend beaucoup parler de la Confédération paysanne dans nos milieux écologistes, et on oublie souvent que ce syndicat représente uniquement les « chef.fes d’exploitation ». Qui porte la voix des ouvri·ères agricoles ? Parmi elleux, les berg·ères sont particulièrement isolé·es et invisibilisés. Alors que le code du travail n’est généralement pas appliqué dans ce métier, quatre SGT se mobilisent en France, de l’Isère à l’Ariège en passant par les Alpes du Sud et les Cévennes. Nous avons rencontré Étienne, berger et membre d’un SGT-CGT d’Isère.


©elea Lascourreges

Silence : Le métier de berg·ères est largement idéalisé. En quoi consiste ce travail ?

Étienne : Pendant l’estive, qu’on appelle aussi alpage dans les Alpes, les éleveurs regroupent leurs troupeaux et salarient des gardien·nes de troupeaux. Les bêtes sont mises en estive en montagne, pour suivre la pousse de l’herbe. Ça a un double intérêt : ça permet de libérer des surfaces à la ferme afin de faire des stocks de foin pour l’hiver et en même temps d’aller chercher de l’herbe verte en montagne. On serait entre 1 500 et 3 000 gardien·nes de troupeaux en France. Notre métier consiste à prendre en charge des animaux qu’on nous confie – ce ne sont pas les nôtres - , à en prendre soin et à les nourrir. On doit conduire les animaux au pâturage et gérer une ressource alimentaire dans le temps et l’espace sur une surface donnée.

Votre travail vous demande de rester sans arrêt sur votre lieu de travail. Comment êtes-vous payé·es ?

Notre travail est énormément basé sur le rythme des animaux et la ressource en herbe, ce qui fait qu’on a un temps de travail effectif énorme. En alpage, un berger seul va travailler facilement entre 60 et 80 heures par semaine. Et dans la plupart des cas, on est payé entre 35 et 44 heures par semaine. Tout le gap (entre 15 et 35 heures), c’est du travail gratuit. Si on va aux prud’hommes, on peut faire constater que c’est du travail dissimulé. On essaie d’apporter du droit dans nos situations de travail et c’est ça qui dérange.

Le rythme des animaux excède de très loin le temps de travail autorisé ? Ce n’est pas un problème, il faut généraliser les doubles postes ou mettre en place des systèmes de rotation. Le monde agricole ayant une vision de la valeur travail très rétrograde, on a du mal à faire respecter ce droit pourtant basique : toute heure de travail mérite salaire. Les éleveurs ne reconnaissent souvent pas notre travail. Certains pensent nous envoyer en vacances quand ils nous envoient en alpages, parce qu’ils n’ont jamais gardé eux-mêmes leurs animaux en montagne.

Par ailleurs, aujourd’hui, on n’a pas de convention collective spécifique à notre métier. On est fondu dans la masse des salarié·es agricoles. Entre un saisonnier qui fait les vendanges, un fromager qui bosse sur une ferme et un berger qui fait les alpages, ce sont des situations de travail qui n’ont rien à voir. Cette convention collective tend à nous invisibiliser, et elle n’est même pas appliquée sur la question des paliers de salaires. Si on suit la grille qui détermine notre salaire horaire, on devrait commencer au palier 7, soit 14,33 euros de l’heure, au vu des compétences et de l’autonomie que demande notre métier. Or, ce n’est quasiment jamais respecté.

Le code du travail dit que personne ne devrait avoir à payer pour travailler. Ce principe, qui semble pourtant basique, n’est même pas respecté pour les berg·ères. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

On ne garde pas les animaux en tongs et en caleçon. On est exposé à des conditions météo extrêmes : les orages, le vent, la pluie. En pleine montagne, toute l’année, au-dessus de 2 000 mètres d’altitude, il peut neiger. Il nous faut des chaussures solides, un parapluie qui ne prend pas la foudre, un pantalon et une veste de pluie, etc. Tout ça, c’est du matériel qui est nécessaire à notre sécurité. Normalement, c’est à l’employeur de le fournir. Ce n’est jamais le cas. Dans les Hautes-Alpes, on a 50 euros par mois pour acheter des équipements, ce qui fait 250 euros pour la saison. On estime qu’on débourse 1 000 euros d’équipement chaque année pour qu’on puisse travailler dans de bonnes conditions (1). Les trois-quarts de ces dépenses sont donc à notre charge.

Ensuite, il y a la question des chiens de travail. Les chiens, ce sont nos compagnons de travail, on y est attaché, mais aussi des outils de travail. On ne peut pas conduire un troupeau en pâturage libre sans chien. C’est une exigence de nos employeurs : neuf offres d’embauche sur dix en demandent. Il faut avoir un, deux, voire trois chiens pour le renouvellement. Ça représente plusieurs centaines d’euros par an. On n’est jamais indemnisé.

Comment sont vos conditions de logement ?

Les conditions de logement en alpage sont généralement précaires, quand ce n’est pas des conditions d’indignité. C’est de la responsabilité de nos employeurs de nous loger dignement. Il y a un décret relatif au logement des saisonniers agricoles. Ce sont des choses assez basiques. Et pourtant, ce n’est généralement même pas respecté. En région PACA, 80 % des cabanes pastorales nécessitent des travaux conséquents pour une mise aux normes (2). Sur les alpages où il y a des doubles postes, les cabanes ne sont pas faites pour loger deux salarié·es. Parfois, il y a un berger et une bergère qui ne se connaissent pas qui doivent partager une cabane. En plaine, on est logé dans des caravanes, parfois pourries. Chaque année, des camarades s’intoxiquent parce que l’eau n’est pas potable.

Toujours en PACA, l’Inspection du travail a fait des contrôles inopinés : dans une cabane sur deux il n’y a pas de chiottes et pas d’eau courante. Par exemple, moi au mois de juin, je suis logé dans un garage insalubre. On est deux à vivre là-dedans. Si c’était nos employeurs ou les élu·es qui devaient bosser avec un logement comme ça, ils ne tiendraient pas une semaine. Tu es logé dans un bloc de béton. Tu dois chier dehors sous la pluie et quand tu rentres à 22 heures après une journée à transpirer avec les bêtes, tu dois te laver dans le torrent à 8°C. C’est ça la réalité. On a raison d’être en colère et de se mobiliser.

On se bat parce qu’on veut à la fois vivre dignement de ce travail et le vivre dignement. On veut un salaire suffisant pour bien vivre de ce métier, mais aussi des conditions de travail dignes qui nous permettent de bien le vivre. Ne pas être usé·es au bout de 4 ou 6 saisons, et vouloir faire autre chose. La carrière d’un berger dure cinq ans en moyenne, à cause, entre autres, de nos conditions de merde. On nous dit parfois qu’on est trop revendicati·ves, que l’on va tuer le métier. On est passionné·es par notre métier. Par contre, on revendique de le faire dans des conditions de dignité.

Dans quelle mesure les femmes subissent des difficultés spécifiques ?

Le monde de l’élevage est très masculin et très machiste. Les berg·ères sont confrontées à des violences et à du harcèlement verbal, avec des remarques très lourdes sur leur physique. On est souvent isolé. Chaque année, on a des cas de bergères qui se font harceler par l’employeur ou par un mec du coin. C’est une vraie réalité qui pèse sur des conditions déjà précaires. Le groupe Bergères en colère dans les Pyrénées bosse sur la question. Des camarades se sont formées avec le syndicat pour recueillir des témoignages spécifiquement sur les violences sexistes et sexuelles.

Quelles actions avez-vous menées et quel résultat jusqu’à présent ?

On mène le combat sur plusieurs fronts. On se mobilise sur des événements agricoles ou devant des chambres de l’agriculture. Cette année par exemple, on a investi la remise des prix de la foire de la Saint-Valentin à Saint-Martin-de-Crau. On cherche aussi à médiatiser le syndicat pour faire connaître notre métier, qui est largement invisibilisé et idéalisé. On parle du monde agricole, du monde paysan, mais on ne dit jamais qu’il y a bien plus de salariés agricoles que de chefs d’exploitation (3). Sans les saisonniers, on ne garde plus de brebis en montagne et on ne mange plus de fruits et légumes en France.

L’idée, c’est d’imposer un rapport de force en se montrant et en manifestant. Grâce à ce rapport de force, on a obtenu l’ouverture d’une négociation nationale pour créer un avenant à la convention collective spécifique au métier de berg·ères, qui pourrait permettre la reconnaissance de nos spécificités. On a fait le choix stratégique de s’investir dans ces négociations au sein de commissions mixtes paritaires. Force est de constater que c’est difficile. On a la FNSEA en face de nous, qui nous méprise et n’a aucune envie de négocier. Et malgré tout, on veut être présent·es parce qu’à chaque fois qu’il y a une porte ouverte, on veut y mettre le pied.

Quelle est votre place dans la lutte des salarié·es agricoles dans leur ensemble ?

La Fédération Nationale de l’Agroalimentaire et de la Forêt (FNAF) de la CGT, qui représente les salarié·es agricoles, a été très contente de voir arriver les SGT, avec des personnes déters. On a mené une action avec la FNAF CGT au Salon de l’agriculture 2024 pour visibiliser nos conditions de travail et dénoncer les revendications anti-sociales de la FNSEA. On est isolé·es entre salarié·es agricoles, ça n’aide pas à se rencontrer, à prendre conscience de ses droits et à les revendiquer. Au syndicat, on se considère comme des prolétaires, comme tou·tes les autres salarié·es. On n’a pas les mêmes environnements, mais à la fin, on met notre force de travail à disposition pour de la production agricole, et on n’a pas de capital, on ne détient pas l’outil de travail.

Contacts :
• Syndicat CGT des gardien·nes de troupeaux, https://sgtcgt.noblogs.org.
• Isère et Alpes du Nord (2013), tél. : 06 56 72 78 71.

(1) Rien qu’une paire de chaussures de randonnées, qui est usée chaque année sur un alpage, coûte déjà 250 à 300 euros.
(2) D’après le CERPAM, un institut technique pastoral d’Alpes-Méditerranée.
(3) En 2023, il y avait 421 000 chefs d’exploitation, d’après la Mutualité Sociale Agricole, et 680 000 salarié·es agricoles équivalents temps plein d’après Agreste.

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