Bénédicte Bonzi a enquêté pendant plusieurs mois sur les distributions alimentaires réalisées par les Restos du cœur, en Seine-Saint-Denis. Elle décrit les violences alimentaires qu’elle a observées dans un livre poignant, "La France qui a faim : le don à l’épreuve de l’aide alimentaire", publié en 2023. Face à ce constat, elle voit une seule issue : sortir l’alimentation d’une logique de marché.
Vous commencez votre livre par l’histoire de Paulo. Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette rencontre ?
Bénédicte Bonzi : Paulo est une rencontre de la rue. C’est l’un de ces nombreux hommes qui m’ont bouleversée par leur grande vulnérabilité pendant ces recherches sur le terrain. Quand on est bénévole dans le cadre de l’aide alimentaire, on est en contact avec des personnes qui font partie de la "grande exclusion". On est en ligne de front, on traverse une frontière, ce n’est plus la même réalité, c’est véritablement une situation de misère. C’était important pour moi dans ce livre de visibiliser la situation de ces personnes et les galères qu’elles rencontrent.
On se rend compte que plus on est en situation de vulnérabilité, plus le parcours de vie est difficile. C’est contre-intuitif. On se dit que tout devrait être facilité pour une personne qui est en difficulté, en compensation de ses différents handicaps. Au contraire, il est plus difficile d’obtenir à manger, et quasiment impossible d’avoir une nourriture saine et équilibrée. Cela est la conséquence d’une politique sanitaire et sociale libérale. Paulo, à lui tout seul, vient faire éclater ça à notre visage en posant la question de sa survie. On est dans un État qui applique une logique de "laisser mourir". Les dispositifs d’aide alimentaire ne vont pas tuer, mais on est souvent proche de la mort sociale et administrative, avec l’impossibilité d’avoir les bons papiers. Réaccéder à un droit tel que le droit à l’alimentation peut permettre aux personnes de ré-exister et de ressentir un sentiment de dignité.
Des besoins qui excèdent les capacités de l’aide alimentaire
En France, une personne sur dix doit avoir recours à des dispositifs d’aide alimentaire. Qui est concerné par ces dispositifs ?
Potentiellement, toutes les personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté sont concernées par l’aide alimentaire. Les structures de l’aide alimentaire sont loin de pouvoir offrir à manger à l’ensemble d’entre elles. Il faut prendre conscience qu’il y a énormément de non-recours. Il y a peut-être autant de personnes qui ne recourent pas à l’aide à l’alimentaire que de personnes qui y vont. Quand on voit des personnes qui se contentent d’un seul repas par jour, on comprend bien le mauvais état de santé général que ça peut déclencher mois après mois, années après années.
Comment se fait-il qu’avec tout l’argent investi pour lutter contre la pauvreté, il n’y ait aucun résultat et qu’au contraire, les files d’attente s’allongent ? Ces sommes-là ne servent pas à répondre au problème, elles sont des pansements. Chaque année, les structures d’aide alimentaire envoient des rapports hyper détaillés aux instances étatiques qui les financent (1), en expliquant de quoi elles ont besoin. Et à chaque fois, l’État refuse de leur donner ce qu’elles demandent. Ce n’est pas pris en compte dans la politique nationale. Il faut montrer ce qu’il se passe pour exiger la mise en place du droit à l’alimentation de manière effective.
« Être bénévole dans l’aide alimentaire, c’est être en ligne de front. On traverse une frontière, c’est véritablement une situation de misère. » Bénédicte Bonzi
Les Restos du cœur ont été fondés par Coluche en 1985. Comment le projet initial a-t-il évolué ?
L’idée de Coluche, au départ, est de donner un coup de pouce à des personnes qui sont en difficulté pour qu’elles n’aient pas à choisir entre se nourrir et payer le chauffage. Initialement, c’est un projet de partage : "Ce n’est pas normal qu’au pays de la bouffe, il n’y en ait pas assez." Il ne faut pas qu’on se rende compte qu’une personne est allée aux Restos du cœur, pour que ça ne soit pas stigmatisant. Les personnes repartent avec des sacs comme si elles étaient allées faire leurs courses. Et pour lui, cette aide alimentaire ne devait pas durer. C’était un premier levier et le deuxième devait concerner l’accès à l’emploi de ces personnes.
Les crises sont désormais un état permanent. Les personnes ont de plus en plus de mal à s’en sortir, y compris des personnes qui travaillent, des étudiants, des personnes âgées, etc. Ce sont des choses que Coluche n’avait pas pu imaginer. Les structures d’aide alimentaire ont dû énormément évoluer. Elles ont dû se structurer comme des entreprises pour répondre à l’ensemble de la demande exponentielle. Ce qui est incroyable, c’est que ça fonctionne ! Les bénévoles arrivent à transmettre bien plus que de la nourriture.
Après, ça pose la question de leur détournement pour d’autres fins que celles initiales, de lutte contre la pauvreté. Aujourd’hui, on remercie l’aide alimentaire de prendre en charge le gaspillage alimentaire. Ce n’est pas ça, l’objet de ces structures.
« Réaccéder à un droit tel que le droit à l’alimentation peut permettre aux personnes de réexister et de ressentir un sentiment de dignité. » Bénédicte Bonzi
Financer le gaspillage de l’agro-industrie
Les grandes surfaces bénéficient désormais d’une défiscalisation pour donner leurs déchets aux structures d’aide alimentaire. Quels effets est-ce que cela produit ?
Cette politique de "ramasse" en supermarché s’est structurée avec la loi Garot de 2016, visant à lutter contre le gaspillage alimentaire. Les supermarchés touchent maintenant une contrepartie en échange de ces fameux "dons" aux associations d’aide alimentaire. C’est pour ça que je parle davantage de marché que de dons. Avant, les supermarchés devaient payer une taxe pour détruire les produits alimentaires qu’ils jetaient. Maintenant, on leur dit : "Il ne faut pas jeter, ce n’est pas bien. Si tu le donnes correctement, tu n’auras plus de taxe et on te donnera de l’argent en échange." Pour le supermarché, c’est doublement gagnant : il n’a plus à gérer ces déchets, il les donne directement et reçoit sa défiscalisation.
Or, parmi ces denrées récupérées et défiscalisées, il faut quand même en jeter (2). C’est parfois aux structures de l’aide alimentaire de payer la taxe de destruction alimentaire, quand on leur a donné des produits qu’ils ne peuvent pas redonner. Les règles ne sont pas forcément bien appliquées, il y a peu de contrôles des supermarchés. Par contre, il y a beaucoup de contrôle des structures de l’aide alimentaire, pour s’assurer qu’elles transportent et stockent correctement. Elles, elles ont reçu très peu de moyens supplémentaires pour faire ce boulot-là. En tous les cas, si je donne la possibilité à quelqu’un d’avoir de l’argent en échange de son déchet, il ne va pas diminuer sa production.
"Trier les pauvres parmi les pauvres"
Les structures d’aide alimentaire exercent aussi un grand contrôle sur les personnes qui y ont recours. Quelle forme prend ce contrôle ?
C’est une grosse différence avec les débuts de l’aide alimentaire, qui était à l’origine une aide inconditionnelle. Les personnes se présentaient et on leur donnait quelque chose parce qu’elles étaient là. Cette aide est devenue conditionnelle car il n’y a plus assez de nourriture et trop de personnes. Donc, les acteurs de l’aide alimentaire ont dû rationaliser les choses et encadrer tout ça. La plupart demandent aux personnes des justificatifs pour vérifier l’insuffisance de leurs ressources. Finalement, ça conduit à trier les pauvres parmi les pauvres.
Ça nous amène à cette aberration de l’appel à l’aide des Restos du cœur, en septembre 2023. [Ndlr : Incapables de répondre à l’afflux de demandeurs, l’association a demandé aux forces économiques et politiques un soutien en urgence.] Des bénévoles sont obligés de refuser des personnes qui viennent demander à manger avec tout leur sentiment de honte et toute leur détresse (3). On en est là. Finalement, c’est le bénévole qui n’a plus et qui doit dire à la place de l’État : "Non, on ne va pas pouvoir t’aider, tu vas devoir te débrouiller autrement." C’est un signe du gros échec du système alimentaire. Ce désespoir des bénévoles n’est pas entendu. On va nous demander de les applaudir mais moi, ce que je retiens, c’est que face à leurs demandes, on ne leur donne rien.
"Dans l’urgence, on est prêt à tout accepter"
Vous parlez de violences alimentaires. Quelles sont les conséquences physiques, psychiques et sociales de cette aide alimentaire ?
Les violences alimentaires sont situées dans un État où l’alimentation circule en abondance. Ces violences sont structurelles. Elles sont le résultat d’un choix politique et économique : on aurait les moyens de faire autrement et on ne fait rien. On fait comme si l’urgence pouvait durer sans cesse sans que cela ait d’incidences. Or, ça impacte des personnes de manière irréversible. Les impacts physiques sont l’obésité, l’hypertension artérielle, les différentes anémies dues à une mauvaise alimentation (4). On assiste à une augmentation exponentielle du nombre de personnes touchées par ces maladies.
L’impact psychologique est lié à ce caractère répétitif du contrôle, du sentiment de honte, du stress. La menace c’est que "s’il n’y a pas assez de bénévoles, moi je ne mange pas". Ces personnes ressentent un fort niveau de tension. "L’inversion de la faute", c’est être jugé responsable de sa pauvreté quand on en est la victime. Ou encore devoir chercher à manger en échange de cours de cuisine (5), comme si les personnes ne savaient pas se nourrir, alors qu’elles n’ont juste pas les moyens, le matériel pour se nourrir ou l’énergie pour faire fonctionner un four. Tout ça est souvent ignoré. Suite à cette accumulation de petites choses, les personnes vont manquer de confiance pour demander ce à quoi elles auraient droit. On a tellement peur de perdre le peu qu’on a que l’on demande plus rien. On plonge ces personnes dans cette situation d’urgence. Elles en oublient même leurs droits, notamment le droit à l’alimentation.
D’accord, le droit à l’alimentation n’est pas opposable aujourd’hui en France : il n’est pas inscrit dans la loi avec une sanction. Mais l’État a ratifié des traités internationaux, la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et le Pacte international de 1966, dans lequel il s’engage à la mettre en application. Il se contente d’être un élève moyen parce qu’il n’y a pas de sanctions économiques. Il préfère répondre aux accords de libres échanges et aux règles de l’Organisation mondiale du commerce plutôt qu’aux droits de l’Homme.
Changer les règles du jeu
Comment changer le système ?
La première chose est de sortir du récit des dominants. Les structures de l’aide alimentaire ne sont pas chargées de cogérer la pauvreté. Elles sont en lutte contre la pauvreté et, à ce titre, elles sont en résistance face à ce système pour permettre à des personnes de ne pas tomber. Ensuite, on ne doit pas se contenter de ce que l’on fait ; ce serait infini de se contenter de petites améliorations de l’aide alimentaire. Après le Covid, on a fait un plan pour l’accès digne à toutes et tous dans l’alimentation. Malgré ce fonds qui a été alloué pour améliorer la qualité de la nourriture, les structures ne peuvent pas nourrir toutes les personnes qui se présentent.
Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation émerge de différents noyaux de résistance par rapport à la folie du système alimentaire. Ce que doit déclencher ce projet, c’est d’aller vers un projet de paix juste, pas la paix des dominants. On doit changer les règles du jeu, et on doit sortir l’alimentation du marché. Sinon, cela ne peut pas fonctionner.
Pour aller plus loin :
• Bénédicte Bonzi, La France qui a faim, le don à l’épreuve des violences alimentaires, Le Seuil, 2023, 448 p.
• Dominique Paturel, Manger, plaidoyer pour une Sécurité sociale de l’alimentation, Arcane 17, 2020, 127 p.
(1) Comme l’Inspection générale des affaires sociales ou encore la Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement.
(2) D’après une enquête récente de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), 16 % des denrées récupérées sont jetées.
(3) Les Restos du cœur ont annoncé en septembre 2023 qu’ils allaient devoir réduire le nombre de personnes accueillies et refuser 150 000 personnes.
(4) On estime que 95 % des aliments distribués dans le cadre de l’aide alimentaire proviennent de l’agro-industrie (achats et dons), d’après un article publié en juin 2018 par le Réseau européen de lutte contre la pauvreté.
(5) Le centre communal d’action sociale ou certaines épiceries sociales ont pu exiger des ateliers cuisines en échange de l’aide alimentaire. Cette mesure peut-être super ou très infantilisante, selon comment elle est mise en place.
