Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’histoire de la branche santé de la Sécurité sociale ?
Je me suis posé une question très naïve : comment est-ce qu’on a fait en 1945, dans une société appauvrie par la guerre, pour faire advenir la Sécurité sociale ? Inversement, pourquoi aujourd’hui on n’arriverait pas à l’étendre, alors qu’on n’a jamais été aussi riches ? Les débats autour du système de santé sont souvent présentés de façon technique ou budgétaire : le niveau de dépense publique serait trop élevé et il faudrait le maîtriser. Le recul historique permet de détruire ce présupposé et de libérer les horizons politiques.
Des sociétés de secours mutuel autoorganisées
Votre livre explique que la Sécurité sociale a démarré par des sociétés de secours mutuel, autogérées par les travaill·euses. En quoi consistaient-elles ?
Les premières formes de protection sociale sont des sociétés de secours mutuel. Au début, ce sont des gens qui cotisent un peu, non pas pour se soigner — l’accès à un médecin coûte trop cher — mais pour faire face aux mauvais jours : une continuation du salaire quand on est malade et qu’on ne peut plus travailler. Puis elles commencent à financer l’accès à des médicaments, à des herbes médicinales. Les sociétés financent aussi les funérailles d’un camarade, une caisse de grève, etc.
Ce n’est qu’à partir de la moitié du 19e siècle qu’on commence à faire quelque chose de plus ambitieux, avec la création de centres de santé mutualistes. L’exemple le plus courant est la pharmacie mutualiste, payée par les mutualistes, pour l’intérêt des mutualistes. Ces nouveaux modes de financement du soin permettent de développer un nouveau mode de production de soins. On voit comment les sociétés de secours mutuelles font bifurquer la production.
"Pour bouleverser l’ordre social, il faut de la friction"
Comment la Sécurité sociale est-elle parvenue à s’imposer au niveau national ?
Il a fallu du temps. C’est très difficile à dire et sûrement très frustrant à entendre. Même si ça ne veut pas dire qu’un autre projet ne peut pas se faire plus rapidement, pour aller jusqu’à la généralisation de la Sécu, il a fallu cent ans. Pourquoi ? Parce qu’il y a des oppositions massives. Le catholicisme social, l’État, les médecins, etc. Beaucoup de médecins s’y opposent : ils ont peur de la salarisation. Les mutualistes aussi luttent contre cette généralisation. Les notables qui dirigent les mutuelles, des personnes extrêmement influentes, veulent garder le pouvoir (1).
Un moteur important de cette histoire est la guerre de 1914 (et non la bienveillance d’un État qui se serait rendu compte de la misère de la population). Les gens reviennent de la guerre dans des conditions terribles, il y a des besoins massifs. Cela crée des possibilités de rébellion très fortes. Pour bouleverser l’ordre social, il faut de la friction. Les conséquences terribles de cette guerre rendent politiquement possible ce qui était impossible autrefois. En 1928 et 1930, deux lois créent les premières assurances sociales avec cotisation obligatoire pour la santé et la retraite. L’originalité de 1945 est le mouvement de la Résistance, qui a délégitimé l’État et ouvert la voie à une Sécurité sociale autoorganisée (2).
À partir de 1945, le régime général de la Sécurité sociale est instauré et géré directement par les ouvriers. Concrètement, comment est-ce que cela fonctionnait de manière démocratique ?
En 1945, on transfère le pouvoir sur la protection sociale publique des notables (surtout mutualistes) vers les intéressé·es. Concrètement, des élections sont organisées pour désigner des représentants, aux niveaux national, régional et national, à 75 % des ouvriers et 25 % des patrons. Ceux qui décident, ce sont les ouvriers, qui sont majoritaires. Qu’est-ce que ça change ? Une des premières choses que les caisses font, c’est lutter contre le non-recours. C’est une chose d’avoir un droit, mais c’est autre chose que d’y accéder concrètement. Les gens qui sont dans ces caisses font la propagande de ces droits en étant présents dans les usines. On retourne complètement le paternalisme social (3). On ne cherche plus à contrôler mais à dire : "Eh toi, tu as des droits, accèdes-y !". C’est possible car ceux qui dirigent sont les ouvriers.
Par ailleurs, en contrôlant le financement, on peut contrôler la production. Si l’essentiel du financement est affecté par l’État, une partie non négligeable reste à disposition des ouvriers pour subventionner ce qu’ils veulent. En 1945, les médecins libéraux sont toujours contre la Sécu et refusent le conventionnement avec un tarif fixe. Que font alors les caisses ? Elles subventionnent des centres de santé, en faisant notamment des avances de frais. Les libéraux vont se déchaîner contre ces centres.
Le statut de mutuelle approuvée donne plein d’avantages : un statut juridique, des prêts de locaux, etc. Malgré tout, au début, les travailleurs se tournent largement vers les mutuelles autorisées, dans lesquelles ils peuvent désigner eux-mêmes leur dirigeants, car il y a une forte volonté d’auto-organisation. Cependant, face à la concurrence, des autres mutuelles finissent par devenir majoritaires au fil des années. Dirigées par des élites, elles détournent les mutuelles de tous les projets un peu radicaux qui visent la socialisation de la production, et pas seulement du financement. Le mouvement ouvrier se divise entre le mouvement mutualiste, complètement intégré à l’ordre social, et le mouvement syndicaliste.
« L’État se réapproprie l’esprit de ces sociétés de secours mutuel… en leur enlevant tout leur caractère subversif. » Nicolas Da Silva
La fin de l’auto-organisation populaire
Selon vous, la Sécurité sociale s’est retrouvée dans les mains de l’État et au service du capital. Comment le projet a-t-il évolué jusqu’à aujourd’hui ?
Dès le début, en 1949, il y a des campagnes nationales dans Le Figaro pour dire que la Sécu coûte trop cher. Le principal problème pour les élites, c’est le pouvoir populaire sur l’institution. Les premiers types de réforme ne visent pas à réduire les financements mais à se réapproprier celle-ci. En 1967, une ordonnance fait passer la gestion de la caisse à 50 % d’ouvriers, 50 % de patrons. Or, ce n’est pas compliqué pour les patrons de trouver un syndicaliste qui va défendre leurs intérêts et faire pencher les décisions en leur faveur. C’est le recul du pouvoir populaire, de l’auto-organisation.
Ce qui achève l’auto-organisation de la Sécurité sociale, c’est le plan Juppé, en 1995, qui va entraîner l’étatisation de la Sécurité sociale. Depuis, le budget de la sécu est voté par l’État, à l’Assemblée nationale. Le plan crée aussi des "contrats d’objectifs et de gestion", dans lesquels l’État donne des objectifs généraux à la Sécu (4). À partir du moment où les classes populaires sont écartées, la Sécurité sociale oriente la production vers les cliniques privées à but lucratif, les industries pharmaceutiques, etc. (5). Les élites changent l’esprit de la Sécurité sociale. À partir du moment où la Sécurité sociale est étatisée, il y a beaucoup moins de contre-pouvoirs.
« Le principal problème pour les élites, c’est le pouvoir populaire sur l’institution. » Nicolas Da Silva
Quel principal enseignement peut-on tirer de la Sécurité sociale de la santé pour construire une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) ?
Le gros du morceau est d’avoir des financements stables et indépendants du pouvoir politique. Les militants de la SSA sont très sensibles à la question de la réappropriation. Plusieurs des expérimentateurs m’ont dit : “On a des subventions publiques et on a peur que les personnes qui nous subventionnent puissent trahir le projet.” C’est très bien qu’ils soient craintifs et d’avoir en tête le risque du retrait de toute dimension subversive du projet par des financeurs, car il est réel. Mais il ne faut pas oublier que toute l’ingéniosité des militants, c’est de retourner les intentions des dominants contre eux. C’est une histoire plurielle qui a permis à la Sécurité sociale d’exister. Si on craint, on ne fait jamais rien.
La SSA est un enjeu conflictuel. Il ne faut pas imaginer qu’on va réussir à convaincre des gens qui n’y ont aucun intérêt. C’est sûr, Lactalis va peser de tout son poids contre ce projet si son groupe n’est pas conventionné. Ça suscite du conflit, il faut être prêt à s’y confronter et ne pas s’en affranchir. Sinon, on va avoir une SSA qui ressemblera à la Sécurité sociale d’aujourd’hui, l’une servant les intérêts de l’agro-industrie comme l’autre servant ceux du capitalisme sanitaire.
Pour aller plus loin :
• Nicolas Da Silva, La Bataille de la Sécu, une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
• "Complémentaires santé obligatoires, coup de grâce des valeurs mutualistes ?", Silence, no 445, mai 2016.
(1) À cette époque, les syndicats s’intéressent prioritairement à la hausse des salaires et à l’amélioration des conditions de travail, pas aux protections sociales. Les syndicalistes vont même se battre contre le paternalisme social des mutualistes : "Nous, on cotise à des caisses, mais ce n’est pas nous qui dirigeons."
(2) Le programme du Conseil national de la résistance, intitulé Les Jours heureux, comportait l’instauration d’un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tou·tes les moyens d’existence.
(3) Le paternalisme social est une attitude qui consiste, sous couvert d’une protection désintéressée, à imposer une domination. Il peut être illustré par la tendance à toujours chercher à vérifier que le pauvre est un bon pauvre, qu’il n’abuse pas, qu’il ne triche pas, qu’il agit conformément à la morale prescrite par son "protecteur".
(4) Il crée aussi des agences régionales d’hospitalisation (aujourd’hui appelées agences régionales de santé, ARS), qui sont des sortes de préfectures de santé.
(5) L’absence de débat démocratique a permis à l’industrie pharmaceutique d’imposer le bannissement de l’herboristerie des produits remboursables, par exemple.
(6) Les trois territoires sont Strasbourg, Mulhouse et le pays de Sundgau.