Dossier Mobilisation Santé

Épuisement en milieu militant : une réalité, mais pas une fatalité

Marion Bichet

Marie-Laure Guislain a étudié les facteurs qui mènent à l’épuisement en milieu militant, qu’elle expose dans un livre et un spectacle : Désenvoûtement ou le néolibéralisme va-t-il mourir ?. Elle partage son témoignage et des pistes à explorer pour en sortir.

Quel était le contexte qui t’a amenée jusqu’au « burn-out » (1) ?

J’étais responsable des enquêtes et actions en justice contre les multinationales pour l’association Sherpa. Pendant très longtemps, j’ai été seule sur ce poste alors que je suivais une dizaine d’actions contre des multinationales. Je travaillais au quotidien sur des sujets comme le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre et l’esclavage moderne. Je réalisais des enquêtes auprès des personnes touchées directement par ces crimes. Face à la violence du système néolibéral sur les plus vulnérables, j’ai dû apprendre à dissocier, me détacher de tout ça, pour ne pas sombrer dans le désespoir. En-dehors des espaces que je m’offrais moi-même en thérapie, je n’avais pas du tout d’espace d’écoute.

J’ai découvert que les policiers spécialisés dans les crimes contre l’humanité et les génocides qui travaillaient, comme moi, sur notre plainte contre la BNP pour complicité de génocide au Rwanda, avaient, eux, un suivi psychologique pour éviter le burn-out. Quand je l’ai raconté à ma hiérarchie, elle m’a ri au nez en affirmant que nous étions derrière notre écran toute la journée et a refusé un suivi. Pourtant, mon travail comportait un grand risque de développer un stress vicariant. J’ai appris grâce au collectif Oxo que ce type de stress touche particulièrement celles et ceux qui accompagnent les personnes traumatisées, victimes de violence, et qui développent, en miroir, des syndromes assez similaires. Cela concerne surtout les femmes ou personnes en minorité de genre (2). À Sherpa, il n’y en avait aucune connaissance.

« Ce n’est pas le fait de militer qui nous mène au burn-out, c’est la façon dont on milite et dont on reproduit le système capitaliste néolibéral à l’intérieur de nos collectifs. » Marie-Laure Guislain
Petite recette du burn-out dit « militant »

Quel est la « recette du burn-out dit militant » que tu partages dans ta conférence gesticulée ?

• Cinq cuillères à soupe de surcharge de travail, avec des objectifs ambitieux et un manque de moyens, et du militantisme viriliste et sacrificiel.
• Un bol de stress, face à l’urgence d’agir, qui s’exacerbe avec l’urgence de protéger le vivant, et la délégation des missions de services public au secteur associatif.
• Un saladier entier de désespoir et d’impuissance devant la violence du système.
• Mélanger, mettre sous pression, laisser mijoter à feu vif et ne rien laisser sortir, surtout pas une émotion !
• Ajouter des « injonctions paradoxantes », expression du sociologue Vincent de Gaulejac. Pour moi, c’était par exemple ma hiérarchie qui me demandait d’augmenter la cadence de mes actions en justice et d’en augmenter en même temps la qualité.
• Ajouter 500 kilos de manque de reconnaissance, avec des salaires plus bas que la moyenne dans le milieu associatif, sous prétexte que l’on a de la chance d’avoir un métier qui a du sens.
• Puis 1 000 kilos de revenus plus bas pour les femmes et les minorités de genre, pourtant majoritaires dans le secteur.
• Pour finir, mettez bien 30 000 kilos d’appropriation du travail des femmes et des minorités par la hiérarchie. Ce fut mon cas. William Bourdon, fondateur de l’association Sherpa, a été nommé avocat le plus puissant de France par le magazine QG en 2018 et 2019, en citant quatre des plaintes contre des multinationales que j’avais écrites avec d’autres femmes dont des stagiaires, encore plus invisibilisées que les autres.
Voilà, c’est prêt !

Pourquoi « burn-out néolibéral » plutôt que « burn-out militant » ?

Un des principaux facteurs du burn-out est la reproduction du système capitaliste néolibéral néocolonial patriarcal (qu’on peut résumer en système néolibéral). Il est important de le nommer. Je suis désespérée face à certaines émissions ou articles sur le burn-out militant qui véhiculent l’idée que militer peut amener au burn-out. Au contraire, militer permet de créer du lien et de sortir de l’impuissance et du désespoir ! Ce n’est pas le fait de militer qui nous mène au burn-out, c’est la façon dont on milite et dont on reproduit le système capitaliste néolibéral à l’intérieur de nos collectifs : s’imposer une énorme productivité, être dans le perfectionnisme, la compétition au lieu de la coopération, etc.

Quels sont les symptômes du « burn-out néolibéral » ?

Les symptômes sont variés. Il y a des signes physiques : fatigue, insomnies, troubles digestifs ou musculaires, maux de tête, ou même infarctus. Ensuite, il y a des signes cognitifs : troubles de la mémoire ou de l’attention par exemple, des signes émotionnels : anxiété, tristesse, irritabilité, et même idées noires conduisant parfois au suicide. Chez certaines personnes, on observe aussi un repli sur soi, des comportements addictifs, le fait de travailler encore plus, et souvent la perte de sens. Ce dernier symptôme est particulièrement fréquent chez les militant·es, face aux incohérences de nos collectifs qui reproduisent certaines oppressions systémiques que l’on cherche par ailleurs à combattre.

Qu’est-ce que cette expérience t’a appris ?

Une des choses les plus importantes dont j’ai pris conscience, c’est l’idée du « masque à oxygène dans l’avion ». En cas de dépressurisation de la cabine, il faut d’abord s’équiper soi-même d’un masque à oxygène avant d’aider les autres. Si tu n’as pas d’oxygène, si toi-même tu ne te sens pas bien, tu ne peux pas aider les autres et contribuer au monde. Pour moi, ça a été très difficile, parce qu’évidemment, je me sens privilégiée par rapport à toutes les personnes qui sont concernées plus fortement que moi par les oppressions systémiques. Cette culpabilité du privilège m’a amenéE à me négliger.

Des collectifs pour prendre soin en milieu militant


Après ce burn-out, tu as cofondé deux collectifs : Allumeuses et Métamorphoses.

Allumeuses est né de la conviction que pour renforcer le mouvement social, il nous faut cultiver le soin pour sortir durablement de l’épuisement. Nous accompagnons pendant six mois des collectifs qui veulent changer de culture de travail. Ensemble, on identifie les facteurs d’épuisement et on aide à instaurer de nouvelles pratiques, pour remettre du soin à tous les niveaux. On est formé·es à plusieurs pratiques et on utilise entre autres des outils d’éducation populaire. Pour les collectifs qui n’ont pas les moyens de nous rétribuer, on propose une participation libre. Nous jouons aussi des conférences gesticulées sur le sujet, pour toucher les militant·es grâce à l’art et aux émotions, et nous animons des ateliers pour sortir de l’épuisement (ateliers de « désenvoûtement » du système néolibéral néocolonial patriarcal) et de Life Art Process (un mélange de danse, dessin et écriture) pour se donner de la puissance d’agir, en mixité choisie. Quant à Métamorphoses, c’est un petit collectif bénévole de cinq personnes, né du désir d’informer sur l’épuisement militant et la nécessité du soin dans nos luttes. Nous avons mis les gens en lien, en organisant des visio sur le sujet. Nous avons aussi aidé les militant·es à aller se former au militantisme régénératif (3), en partenariat avec UlexProjects, un organisme de formations militantes.

Comment prévenir et soigner l’épuisement dans nos collectifs ?

Le soin est politique. C’est un problème systémique auquel on doit répondre par des solutions collectives. Il ne s’agit donc pas seulement d’écouter ni de proposer du soutien psycho-émotionnel mais de remettre du soin à tous les niveaux. Par exemple, au niveau culturel, on a besoin de cultiver l’espoir qu’un changement est possible, en célébrant nos victoires (4), en notant les petits pas que l’on fait vers un changement, en partageant des récits alternatifs inspirants qui dessinent des futurs désirables. Il nous faut aussi favoriser le droit à l’erreur, la reconnaissance, et cultiver la joie militante de faire ensemble. Créer, par la danse ou l’art, est aussi une manière de prévenir l’épuisement. C’est ce que propose un des collectifs où je milite : Le Bruit qui court. Un collectif d’artivistes qui cherche à faire de la création artistique un acte de résistance.
Au niveau structurel, on peut encourager les projets qui mettent en œuvre la coopération plutôt que la compétition. Cela pourrait se faire en sensibilisant les bailleurs de fonds pour qu’ils financent uniquement les projets qui encouragent la collaboration entre collectifs et qui proposent des garde-fous concrets contre l’épuisement. Au niveau institutionnel, il y a notamment besoin de changer le droit pour empêcher la répression des mouvements sociaux par l’État. Enfin, au niveau organisationnel, tout doit être pensé pour prendre soin du collectif et des individus qui le composent : la gestion des priorités, les rôles, la répartition des pouvoirs, la gouvernance, la prise de décision, etc. C’est ce que nous proposons avec Allumeuses.

Quel conseil donnerais-tu à des militant·es épuisé·es ?

Entourez-vous ! Parlez avec d’autres personnes qui vivent les mêmes choses. Cela vous aidera à mieux sentir que votre problème est systémique et pas uniquement individuel. Ensuite, ça peut paraître paradoxal mais j’ai envie de leur dire de continuer à s’engager, pour sentir qu’il y a des manières de contribuer au monde et sortir de l’impuissance. Pour cela, on peut rejoindre des collectifs qui donnent de la place au soin, tout en ayant conscience qu’aucun collectif n’est parfait et qu’on a le droit à l’erreur.

Pour aller plus loin :
• Frédéric Amiel, Marie-Laure Guislain, Le Néolibéralisme va-t-il mourir ? (Et comment faire pour que ça aille plus vite.) , Les Éditions de l’Atelier, 2020
• De nombreuses ressources sont disponibles sur le site payetonburnoutmilitant.fr

Marion Bichet, réalisatrice du podcast Radical Chaudoudoux, sur le soin et les luttes.

(1) Le burn-out, ou syndrome d’épuisement professionnel ou militant, est caractérisé par une fatigue physique et psychique intense, générée par des sentiments d’impuissance et de désespoir.
(2) Comme l’explique le collectif OXO, les violences fondées sur le genre étant généralement vécues par des femmes, et les métiers de la relation d’aide et du care étant majoritairement occupés par des femmes, la réactivation de leurs propres traumas lors de l’écoute est un risque non négligeable pour ces dernières.
(3) Aussi appelé « militantisme soutenable », l’expression « militantisme régénératif » est utilisé par des mouvements comme Extinction Rebellion ou The Ulex Project pour désigner un militantisme dans lequel les militant·es prennent soin d’eux et elles, évitant ainsi de s’épuiser comme on épuise les ressources de la Terre.
(4) Voir le dossier, l’affiche et l’exposition de Silence sur les victoires de l’écologie.

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