Article Nord-Sud

Comment l’Europe brise l’autonomie alimentaire en Afrique de l’Ouest

Solène Common

Après avoir exploité l’Afrique de l’Ouest, l’Europe poursuit son œuvre néocoloniale en imposant à cette région des importations qui la mettent à genoux, en la transformant en un nouveau marché avec des règles du jeu inéquitables. Une étude menée par SOL montre comment, au niveau agricole, l’Union Européenne dépend de l’Afrique plus que l’inverse !

Les relations de l’Afrique de l’Ouest à l’Union européenne constituent un obstacle majeur à la sécurité alimentaire dans la région et à sa recherche d’autonomie. Encadrée par plusieurs accords, la coopération entre Union européenne et Afrique de l’Ouest est supposée assurer « la solidarité, la sécurité, la paix et le développement économique durable de cette région ». Dans les faits, ces relations sont profondément inégales et vont va à l’encontre des objectifs affichés par ces deux partenaires.
Pour documenter cette réalité, des organisations paysannes ouest-africaines et de la société civile européenne se mobilisent et présentent un état des lieux de la situation, ainsi que des pistes d’actions pour mettre en cohérence la coopération entre ces deux régions avec les enjeux de souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest (1).

L’agriculture, centrale dans l’économie des deux régions

En Afrique de l’Ouest comme en Europe, l’agriculture est un secteur clé. L’agriculture familiale et la pêche artisanale y assurent près de 90 % des besoins alimentaires (2) et emploient plus de 50 % de la population (3). Davantage tournée vers l’extérieur, la puissance agricole européenne permet à l’UE de figurer parmi les premiers exportateurs mondiaux de produits agricoles.
Ce secteur est encadré par deux politiques d’ampleur, la Politique agricole commune côté européen et l’Ecowap en Afrique de l’Ouest, beaucoup plus récente et ne disposant pas des mêmes moyens. Cette dernière vise le développement agricole et la sécurité alimentaire, à travers la promotion de filières agricoles locales.
Toutefois, les objectifs de l’Ecowap sont depuis plusieurs années freinés par la coopération entre l’Afrique de l’Ouest et l’UE.

Des échanges destructeurs pour le vivant

Principalement construite pour exporter vers l’Europe (4) et largement influencée par le modèle agricole européen, la filière cacao ouest-africaine représente plus de la moitié de la production mondiale. Toutefois, ce modèle coûteux et intensif est à l’origine d’une déforestation massive, générant pollution, dégradation et épuisement des ressources, et enferme ses product∙rices dans une grande précarité. En Côte d’Ivoire, principal pays producteur de cacao de la sous-région, 80 % de la forêt originelle a été défrichée depuis les années 1960 (5) et 55 % des product∙rices de cacao vivent en dessous du seuil de pauvreté (6).
L’Union européenne encourage indirectement ce mode de production. Alors qu’une diminution de l’usage des pesticides s’opère en Europe, elle continue d’exporter des produits qu’elle interdit sur son sol. En 2018, plus de 81 000 tonnes de pesticides contenant des substances interdites d’utilisation en Europe ont ainsi été vendues depuis le sol européen hors de ses frontières (7). Parmi les principaux destinataires, 8 pays ouest-africains.

Une concurrence déloyale qui met à mal l’agriculture locale

Avec un faible niveau de protection à l’entrée et une population en pleine croissance, le marché ouest-africain a très rapidement été une destination privilégiée pour l’UE, qui y a encouragé l’exportation de certains de ses produits, pour faire face à ses propres excédents.
Cette dynamique porte un lourd préjudice aux agricultures locales, qui subissent la concurrence de ces produits issus d’une agriculture fortement subventionnée et vendus dans la région à des prix inférieurs aux coûts de production. À titre d’exemple, l’Afrique de l’Ouest importe une grande partie de sa consommation de blé depuis l’Europe, écoulé à bas prix sur le marché à côté des productions de céréales locales. Ainsi, un kilo de pain issu de produits importés est en moyenne 25 % moins cher que le kilo de couscous de manioc produit localement (8).
Cette concurrence déloyale freine considérablement le développement des filières locales qui sont pourtant un levier essentiel dans l’autonomisation de la région. Il en découle aussi une modification des habitudes de consommation des populations et une accoutumance grandissante aux produits importés. La chute de la consommation des denrées alimentaires locales déstabilise les économies agricoles et accentue la précarité dans laquelle se trouvent les exploitations familiales.

Des accords commerciaux largement décriés

Loin d’accompagner la région dans sa recherche d’autonomie, l’UE négocie depuis 2003 un accord de partenariat économique avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), organisant la libéralisation des marchés ouest-africains. Bien qu’il soit présenté comme un instrument pour le développement, cet accord n’est toujours pas entré en vigueur, 10 ans après le début des négociations. En effet, celui-ci est largement décrié par de nombreux pays africains comme prédateur pour les filières ouest-africaines en ce qu’il vise à mettre en compétition une des régions où l’agriculture est la plus subventionnée avec une des zones parmi les plus pauvres au monde (9).
En l’absence d’accord au niveau régional, l’UE a poursuivi les négociations avec le Ghana et la Côte d’Ivoire, pour aboutir à l’entrée en vigueur de deux accords. Une démarche peu soucieuse de la question de l’intégration régionale et des oppositions exprimées, qui met en place une superposition de régimes commerciaux dans la région et divise les États.

Les politiques européennes, des freins à l’autonomie

Pour répondre aux enjeux climatiques, économiques et sécuritaires et à la croissance démographique dans la région, la CEDEAO a fait de la souveraineté alimentaire son premier objectif, à travers le développement des filières locales. Toutefois, le manque de financement des initiatives en ce sens et les prises de décision contradictoire comme l’application de faibles droits de douane sur les produits importés ne permettent pas de concrétiser ces ambitions. Celles-ci sont aussi directement concurrencées par des politiques et accords européens (comme la PAC, les propositions d’Accords de partenariat économique, etc.) qui mélangent enjeux de développement et recherches de débouchés économiques.
Ce manque de cohérence freine considérablement la recherche d’autonomie de la région ouest-africaine, qui malgré un fort potentiel agricole voit augmenter le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire, tout comme sa dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur.

Sortir des rapports de domination Europe / Afrique de l’Ouest

Face à cette situation, il est plus que jamais nécessaire pour l’Afrique de l’Ouest et l’UE de faire évoluer leur modèle de coopération. Ceci passe par la mise en cohérence de leurs politiques commerciales, agricoles et alimentaires.
Cette mise en cohérence requiert pour les deux partenaires d’agir à plusieurs niveaux :
Parmi les mesures à prendre, il serait urgent, pour commencer, de limiter les effets déstabilisateurs des exportations européennes sur les systèmes alimentaires, à travers un relèvement des barrières douanières sur les marchés agricoles et alimentaires ouest-africains, et la création d’une taxe côté européen pour atténuer l’impact de ses exportations. (10)

Solène Common, Chargée de mission plaidoyer de l’association SOL, Alternatives Agroécologiques et Solidaires.

SOL
SOL, Alternatives Agroécologiques et Solidaires, est une organisation qui, depuis 40 ans, a pour objectif de participer à la satisfaction des besoins essentiels des agricult·rices paysan·nes et à la valorisation de leur rôle dans la société. L’association agit en France et à l’international pour la transition agricole et alimentaire. Contact : Association SOL Alternatives Agroécologiques et Solidaires, 20 rue de Rochechouart, 75 009 Paris, 01 42 82 07 51, www.sol-asso.fr.

Notes :
(1) SOL, ROPPA, CNCR, CFSI, CFSI, Oxfam Belgique, Humundi (ex-SOS Faim Belgique), SOS Faim Luxembourg, « Afrique de l’Ouest-Union européenne : faire germer une coopération et des échanges agricoles équitables et durables », 2023, accessible sur le site de l’association SOL.
(2) Voir l’article de Jacques Berthelot, « La Cnuced a propagé le mythe d’une énorme dépendance alimentaire de l’Afrique », 2021.
(3) CEDEAO, « L’agriculture et l’alimentation en Afrique de l’Ouest. Mutations, performances et politiques agricoles », 2015. 
(4) 48 % des fèves sont importées par l’UE CESE, Le rôle de l’Union européenne dans la lutte contre la déforestation importée », 2020).
(5) Le BASIC/Plate-Forme pour le commerce équitable, « La face cachée du chocolat », mai 2016.
(6) Banque mondiale, « Au pays du cacao — Comment transformer la Côte d’Ivoire », juillet 2019.
(7) Public Eye, « Pesticides interdits : l’hypocrisie toxique de l’Union européenne », septembre 2020.
(8) Coordination SUD, « PAC : quelle cohérence avec le développement des agricultures paysannes du Sud », 2019/Pour la filière lait : selon la campagne « Mon lait est local » (2018), le lait en poudre européen est vendu 30 à 50 % moins cher que le lait produit localement.
(9) L’entrée en vigueur de l’accord représenterait aussi une perte de recette estimée à 28,4 milliards d’euros pour la région avec la suppression des droits de douane (Voir l’article de Jacques Berthelot, « L’extraversion croissante et suicidaire des échanges de l’Afrique », 2021).
(10) Pour connaître les autres mesures préconisées par SOL, voir leur rapport « Afrique de l’Ouest - Union européenne : faire germer une coopération et des échanges agricoles équitables et durables » sur www.sol-asso.fr.

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