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Des papiers... et des terres pour s’installer !

Lola Keraron

Depuis deux ans, l’association Accueil, Agriculture, Artisanat tisse un réseau d’entraide pour favoriser l’installation de personnes avec ou sans papier en milieu rural, et la formation agricole et artisanale. Entretien avec Habib et Tarik, deux des quatre fondateurs de l’association.

Depuis 2021, l’Association Accueil Agriculture Artisanat (A4) parcourt la France à travers des voyages-enquêtes pour dessiner un réseau, qui ouvrirait les portes du monde rural aux personnes issues de parcours migratoires. Engagés dans le droit au logement et la défense des sans-papiers à Saint Denis en région parisienne, Habib et Tarik ont cofondé cette association, qui brise les frontières entre la défense des exilé·es, des paysan·nes et des milieux de vie. Silence les a rencontrés.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous engager au sein de A4 ?
Habib : Je viens du Soudan. Quand je suis arrivé en France en 2014, je suis d’abord allé à Calais pour essayer de me rendre en Angleterre, sans succès. Des copains m’ont alors recommandé de me rendre à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, fin 2014. J’y suis resté 5 ans. J’ai fait une demande d’asile en France, qui n’a pas abouti. Je n’ai pas de papiers. En 2016, j’ai suivi une formation de fours mobiles à Bure. On a monté un atelier qui a eu beaucoup de succès. (1)
J’aime aussi écrire depuis longtemps. J’ai écrit un roman, intitulé « De l’aube au crépuscule », qui raconte le parcours d’une personne exilée : de sa vie au pays à son arrivée en Europe, et du décalage entre ses rêves et la réalité. J’ai essayé de le publier, mais les maisons d’édition ne veulent pas. Le regard de l’Occident n’est pas le même que celui de mon pays.
Tarik : J’ai grandi en banlieue parisienne, à Saint-Denis. Mes parents ont émigré du Maroc. Ça m’a toujours choqué de voir des personnes avec des diplômes universitaires qui se retrouvent à devoir distribuer de la presse gratuite dans la rue pour vivre. Je me souviens de ma voisine, congolaise. Sa mère était médecin au pays, elle a fui avec l’arrivée au pouvoir de Mobutu dans les années 70. Elle était femme de ménage ici. C’est horrible. Je vois ce genre de situations depuis petit, ça me prend aux tripes. On ne leur laisse pas de place et on essaie de les écraser.

Comment est née l’association A4 ?
Tarik : L’association A4 est née d’une rencontre organisée par le collectif Reprises de terre (2), en février 2021, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Nous venions à la fois pour témoigner de nos parcours et pour rencontrer des fermes. L’un d’entre nous a raconté la dureté du monde rural quand tu n’as pas de papiers et que tu n’es pas blanc. Tu travailles 70 heures au lieu de 20 heures. Les travaill·euses agricoles détachées se retrouvent dans un système assez ignoble, où c’est admis d’exploiter et de harceler.
Habib  : Comment peut-on trouver des logements et des formations pour des migrants, s’ils veulent s’installer en milieu rural ? Si t’es tout seul à la campagne, c’est super dur. Nous voulons ouvrir des portes pour qu’ils trouvent leur place à la ville ou à la campagne.
Tarik : Nous cherchons à créer un réseau d’accueil, qui agit sur la formation, le travail et la régularisation. Par formation, nous entendons d’égal à égal. L’apprentissage doit se faire dans les deux sens. L’idée n’est pas de venir en aide aux personnes exilées. Les gens de la campagne et de la ville ont leurs difficultés, on cherche des moyens d’y répondre des deux côtés. Nous partons du constat que le dérèglement climatique va s’intensifier. Le modèle agricole va donc devoir s’adapter. Comment faire avec un terrain faible en eau ? Quelles rotations mettre en place ? Quelles variétés choisir ?

« Ceux qui traversent la mer connaissent la terre. »

Beaucoup d’habitant·es des pays du Sud ont des compétences sur l’agriculture en climat aride. Je me souviens d’un voyage en région PACA, nous avions rencontré un agriculteur, qui faisait face à un problème de sécheresse. Habib lui a demandé : « Pourquoi tu n’as pas cultivé du sorgho ou d’autres variétés ? C’est beaucoup moins consommateur en eau. » Comme le dit une membre de notre association, Aminata Koita : « Ceux qui traversent la mer connaissent la terre. » Il y a besoin de reconnaître ces savoirs.
Habib : Dans les pays d’Afrique, tu participes à la vie agricole dès l’enfance. Au pays, c’est normal d’aller aider ta famille après l’école en cultivant la terre ou en faisant de l’artisanat. Ne rien faire ça n’existe pas. Est-ce que la France nous donne la place pour que nous partagions tout ce que nous avons appris ?

« Il y a des gens motivés pour s’installer, mais sans les bons papiers. »

Tarik : Nous constatons aussi que les agriculteurs vont partir massivement à la retraite dans les 10 prochaines années. Il y a des métiers plus utiles que d’autres. Tu peux te passer d’ingénieurs et d’architectes, mais pas d’agriculteurs et d’artisans. Si on veut un autre modèle que l’agrobusiness, il faut que de nombreux agriculteurs s’installent. Il y a de nombreuses terres disponibles. On a besoin d’éviter l’agrandissement de l’agro-industrie.
Il y a des gens motivés pour s’installer, qui ont les compétences, mais pas les bons papiers. On constate que beaucoup de gens se retrouvent à travailler dans les bâtiments, le ménage ou la sécurité. Personne ne trouve son émancipation dans ces métiers-là. Les gens ne croient pas que ce soit possible d’aller en milieu rural.

Qu’est-ce que ce qui est ressorti jusqu’à présent des voyages-enquêtes que vous avez organisés ?
Tarik  : Notre première action a été d’organiser un voyage dans le Limousin en 2021, dans le but d’enquêter sur la manière de monter ce réseau, ensemble, sans division entre des « sachants » et des « non-sachants ». Ces voyages durent 8 à 10 jours, avec une dizaine de personnes. Ils ont pour objectifs de cartographier les lieux dans lesquels on se trouve, d’avoir des retours d’expériences d’accompagnement administratif et de régularisation et enfin de déterminer comment on reste en lien et on travaille ensemble.
Habib  : Notre premier voyage-enquête nous a montré que les paysan·nes n’ont souvent pas assez de revenus pour salarier quelqu’un. Ils travaillent dur, 24 heures sur 24, et c’est physique. Ils sont souvent très isolés. On veut trouver un modèle qui puisse les sortir de l’épuisement. On ne réfléchit pas que pour nous, mais aussi pour eux. À chaque rencontre, des personnes nous demandent comment elles peuvent nous aider. Ça nous minimise socialement, ce n’est pas cool. Il faut que les gens sortent de l’esprit : « Je viens vous aider », et qu’ils nous disent : « On peut travailler ensemble ».
Tarik  : À chaque voyage, on trouve des réponses à certaines questions, et de nouvelles questions se posent. Par exemple, pour les paysans qui n’ont besoin de salariés qu’à temps partiel, il y a des groupements d’employeurs, qui permettent à plusieurs fermes d’embaucher ensemble un salarié. Un gros sujet sur lequel on travaille actuellement est le statut Oacas. Comme les communautés Emmaüs qui emploient 70 % de personnes sans papiers, les structures agréées Oacas fournissent aux « travailleurs solidaires » de la nourriture, un logement et une faible rémunération, tout en leur apportant une protection juridique. On participe à des rencontres tous les trois mois pour réfléchir à ce statut.

Votre association a-t-elle déjà commencé à accompagner des personnes et à leur proposer des formations ?
Certaines personnes de l’association ont suivi des formations : Sembala est parti trois semaines dans le Limousin pour se former au maraîchage, à la boulangerie et à la cuisine, par exemple. Idris s’est formé au bûcheronnage à Lannion, dans les Côtes-d’Armor. Plusieurs personnes sont allées se former à la conserverie dans la coopérative Mas de Granier, à Longo Maï (3), dans les Bouches-du-Rhône. On est encore en défrichage en ce moment. On attend d’avoir constitué un réseau un peu plus dense pour accompagner des personnes. Tout est à faire.
Habib : Beaucoup de gens ont envie de se former mais ne peuvent pas se dégager du temps car ils ont besoin d’un travail et d’argent. T’as laissé ta famille au pays. On doit penser aux parents et aux grands-parents.
Quelles sont les perspectives pour la suite ?
Tarik : On est en train de mettre en place des groupes locaux. Il en existe deux : en Île-de-France et à Lannion, dans les Côtes d’Armor. Nous cherchons aussi un lieu pour l’association avec des terrains agricoles. Nous allons continuer notre tournée en Sud-Aveyron, à Dijon, à Toulouse. Quand des personnes concernées prennent la parole pour nous dire : « ce que tu vas faire, c’est du lourd », ça donne de l’énergie.

Notes :
(1) Cet atelier a donné lieu à l’International boulangère mobile, un collectif de boulange en lutte, qui fabrique du pain pour les manifestations, ou sur les lieux de lutte comme aux frontières de Calais.
(2) Le collectif Reprises de terre est un groupe de chercheur·es, habitant·es en lutte et paysan·nes qui enquête sur l’accaparement des terres.
(3) Voir l’article de Michel Bernard, « Les coopératives de Longo Maï », Silence, n°458, juillet 2017.

Contact : Association Accueil Agriculture Artisanat : http://associationa4.org/fr/, assoa4@riseup.net

Pour aller plus loin : Le documentaire « Les voix croisées », Raphaël Grisey et Bouba Touré, Arte, 2022.

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