Le principe est le suivant : une mise bas chez les chèvres est provoquée une seule fois, puis elles sont traites quotidiennement sans interruption de façon à prolonger la lactation sur plusieurs années. Il est nécessaire de ne pas interrompre la traite pour que la lactation soit maintenue, malgré une certaine baisse de production en hiver. Chez les humains, cette pratique était fréquente en Europe jusqu’à l’apparition des premiers laits de synthèse : les nourrices (du latin nutricia : « qui nourrit ») pouvaient allaiter pendant plusieurs années des enfants qui leur étaient confiés.
En Ardèche, un élevage expérimente la lactation continue
Julia et Pierre-Louis ont installé leurs troupeaux de 70 chèvres et d’une vingtaine de brebis à Chandolas, commune ardéchoise, en septembre 2021. Le duo a pu bénéficier d’une subvention de la commune et du Fonds européen agricole pour le développement rural. La quiétude du lieu et le sourire franc et chaleureux de Julia donnent envie de s’asseoir, écouter et observer. Nous sommes en février. Bien qu’il soit encore tôt pour les mises bas, plusieurs chèvres ont eu une portée de petits, quelques jours auparavant. La faute au bouc, dont le tablier anti-saillie n’a pas suffi à calmer les ardeurs (1).
Julia a choisi d’élever ses chèvres de façon pastorale. Elles parcourent tous les jours huit kilomètres sur un territoire laissé à leur disposition par certains agriculteurs, heureux de voir leur parcelle entretenue et fertilisée, ainsi que par la commune, qui y voit une bonne façon de débroussailler les environs et de limiter ainsi les risques d’incendie.
Après plusieurs expériences d’élevage paysan traditionnel avec des chèvres et des brebis, Julia a choisi de se lancer dans la lactation longue (ou continue), qui reste encore marginale. Dans la majorité des élevages, les gestations sont provoquées chaque année, afin de favoriser la montée en lactation au printemps. Les petits sont, au bout de quelques jours ou quelques semaines, évacués vers les abattoirs ou vers des centres d’engraissement pour la production de viande. Quelques-uns seulement sont gardés (20 % à 30 % des chevrettes) pour le renouvellement du troupeau. La production de lait de chèvre connaît donc une pause hivernale. Dans des élevages plus intensifs, on compense cette absence de lactation par une augmentation du nombre de bêtes (250 têtes dans un autre élevage visité dans l’Ain) et une division du troupeau en deux groupes. Une partie est enfermée dans un hangar, exposée à une lumière artificielle réglée sur les horaires du lever du soleil au printemps, de telle sorte que les mises bas arrivent plus tôt dans l’année. L’autre partie suit le rythme saisonnier.
Favoriser le bien-être de l’animal et de l’éleveu·se
La lactation continue offre plusieurs avantages. Le bien-être des animaux en est un. Les femelles, moins fatiguées, ont dans l’ensemble moins de problèmes de santé car elles ne sont plus soumises au cycle des mises bas annuelles. Surtout, elles ne font pas face à la séparation avec leurs petits au bout de quelques semaines. C’était un crève-cœur pour Julia de devoir emporter les petits. Elle parle de l’instinct maternel des chèvres, qui appellent leurs chevreaux plusieurs jours encore après leur départ.
Outre le bien-être de l’animal, c’est celui de l’éleveuse qui a motivé le choix de Julia. Fini, les périodes de stress liées aux mises bas, puis à la gestion des chevreaux. De plus, le troupeau est à échelle réduite, sans les naissances annuelles, ce qui rend son activité plus facile. Julia précise que la lactation continue demande de se consacrer aux tâches quotidiennes de la traite et de la préparation des fromages, tout au long de l’année, sans variation importante du rythme de travail, avec la contrainte cependant de ne pas interrompre la traite, sans quoi l’afflux de lait serait tari (2).
Enfin, les coûts liés à l’activité d’élevage sont réduits. Les frais vétérinaires diminuent car les chèvres rencontrent moins d’infections liées à la mise bas. L’abattage des nouveaux-nés représentait aussi un coût qui n’est plus à prendre en compte. On peut se demander par ailleurs quelle est la nécessité de cet abattage massif de chevreaux et chevrettes, dans un pays où cette viande est peu consommée. La plupart du temps, l’animal est vendu entre 0, 50 et 3 euros le kilo à un centre d’engraissement. Puis la viande part à l’export vers l’Italie ou l’Allemagne. Ce fonctionnement suppose de produire des céréales en quantité pour nourrir un cheptel inutile, au moment où la question des ressources en eau devient de plus en plus épineuse.
Un engouement nuancé par quelques réserves
Si elle se développe sur le territoire, la lactation continue n’est pas une solution miracle à appliquer à tous les types d’élevage. Pour le moment, cette méthode a été testée avec succès dans l’élevage de chèvres mais elle est difficilement applicable aux brebis. Quant aux troupeaux de bovins, les essais sont encore peu documentés.
Selon la situation géographique, il peut être difficile de laisser les chèvres paître à l’extérieur toute l’année, et il n’est pas certain que l’alimentation en céréales, sans pâturage, soit suffisamment riche pour permettre une production laitière de qualité en hiver. Par ailleurs, certain·es éleveu·ses vivent au rythme des gestations qui durent cinq mois, ce qui leur assure une pause et leur permet d’assurer une autre activité, l’élevage de chèvres seul étant rarement assez lucratif pour assurer un revenu annuel satisfaisant. Pour qu’un élevage en lactation continue reste un choix viable sur le long terme, le partenariat avec d’autres éleveu·ses venant prendre le relais pendant des périodes de vacances paraît essentiel.
L’argument souvent avancé par les éleveu·ses réticents à la lactation longue ou continue est celui du renouvellement nécessaire des troupeaux pour permettre à certaines races endémiques de subsister. L’absence de mises bas annuelles ralentit de fait ce renouvellement. On peut cependant remarquer qu’une gestion occasionnelle des mises bas est toujours possible et que la collaboration entre éleveu·se-s afin de favoriser la mixité des chèvres est souhaitable. Diminuer le nombre de bêtes, c’est aussi ralentir tout un système écologiquement et éthiquement discutable.
Notes :
(1) Un tablier anti-saillie est une toile fixée sous le ventre du bouc qui fait barrage à toute pénétration.
(2) Il existe aussi des expériences montrant que certaines chèvres produisent du lait par mimétisme, sans gestation préalable. L’étude Lactodouce du laboratoire suisse FIBL a été menée dans la Drôme entre 2021 et 2023, de façon à observer si des chèvres non gestantes peuvent, par mimétisme hormonal et stimulus des pis, produire du lait. Les résultats n’ont pas encore été publiés.
Pour aller plus loin : Inès Léraud, « Un chevrier qui fait des émules », Les Pieds sur terre, France culture, www.radiofrance.fr.