Article Alternatives Féminismes

Azillanet, un chantier écoféministe de reprises de savoirs

Marjorie Écochard

Reportage dans l’Hérault, à Azillanet, à la découverte d’un chantier écoféministe. Un groupe de femmes, dont certaines vivent dans le village, ont investi un ancien couvent pour quelques jours de chantier sous la bannière de Reprises de savoirs.

Entouré de larges domaines viticoles et de grands espaces en monoculture, le petit village d’Azillanet, 400 habitants, manque de lieux de convivialité. En dehors d’une boulangerie qui ouvre ses portes trois soirs par semaine aux habitant·e·s cherchant à faire un brin de causette, pas de commerces, ni de café. Ce chantier écoféministe consiste – entre autres – à créer un café associatif dans un ancien couvent pour le reconvertir en gîte, en vue de sa reprise par le Foyer rural.

Ce projet prend place dans un contexte social très clivé ; les résultats aux dernières élections législatives en témoignent : 43 % pour le Rassemblement National, 57 % pour le candidat issu de la France Insoumise, dans un territoire largement acquis aux idéologies nationalistes et identitaires. "On cherche à remettre de la vie citoyenne, culturelle et à repolitiser la notion de village", explique Catherine Jauffred, l’une des organisatrices du chantier. Après la mise en commun de recettes de cuisine issues des familles du village, une cantine solidaire devrait voir le jour dans l’espace du foyer rural, afin de réunir les habitant·es autour de repas solidaires élaborés selon les recettes récoltées et avec les surplus des jardins. Catherine constate que le savoir-faire local est riche, il est nécessaire de le valoriser et de le mettre en réseau.

Gagner en puissance et en autonomie

Le chantier a permis aux organisatrices de se retrouver sur un temps plus long que les rencontres mensuelles au couvent de leur groupe écoféministe, en élargissant l’accueil à d’autres personnes, en mixité choisie, grâce à la dynamique Reprises de Savoirs. La trentaine de participantes étaient invitées à proposer des ateliers et des débats, dans l’idée d’échanges horizontaux de connaissances et d’auto-apprentissage. Des ateliers pratiques ont rythmé les matinées : cardage, feutrage et filage de la laine ; bricolage et rénovation du lieu d’accueil ; fabrication de rockets stoves (1) ; préparation des repas pour le collectif ; élaboration de conserves lacto-fermentées. Les après-midis étaient vouées à la sieste, à la baignade, à la broderie, à l’arpentage de livres (2) et surtout aux débats et aux échanges à partir d’ateliers et dans une approche d’éducation populaire.

Les thèmes fédérateurs étaient la subsistance et l’autonomie alimentaire, tels qu’ils ont été théorisés dans les années 1970 par Vandana Shiva et Maria Mies : "Les besoins fondamentaux, se nourrir, se loger, se vêtir, le besoin d’affection, de sollicitude, d’amour, de dignité et d’identité, de connaissance et de liberté, de loisirs et de joie, sont communs à tous les peuples, indépendamment de la culture, de l’idéologie, de la race, des systèmes politiques, économiques et de la classe. (3)" L’universalisme de cette approche écoféministe remet au centre le soin, indispensable à la préservation de toute forme d’existence. Il s’agit de sortir de l’emprise du capitalisme sur notre pensée en détruisant l’idée préconçue que les savoirs sont des domaines d’experts, difficilement appréhendables ; idée à l’origine de l’esprit de compétition et du morcellement des sociétés.

Le cas emblématique du textile

L’atelier "Laine" animé par Krystel a permis de (re-)découvrir des gestes artisanaux sur le travail de la laine, mais aussi de développer une prise de conscience sur la dépossession des savoirs dans la confection textile. Pendant que chacune file, carde ou feutre, Krystel rappelle quelques données historiques. Dans les années 1970 s’est enclenché dans les pays du Nord un long processus de démantèlement de l’industrie textile. Le soutien des syndicats a été long à venir dans ces grèves principalement féminines. Après 30 ans de crise, l’industrie textile s’est déplacée vers l’Asie, en exportant et en accentuant son modèle capitaliste et destructeur. On peut se rappeler en avril 2013 l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, avec 1 200 victimes.

Aujourd’hui, le phénomène de fast fashion génère énormément de déchets et explique cette perte de savoirs, y compris dans les pays producteurs : tout est réalisé dans des ateliers industriels hyper-mécanisés par des ouvrières spécialisées autour de quelques tâches répétitives. En Europe, faute de filière commerciale et en raison du faible coût des vêtements industriels, les gestes de tricot et de couture sont de moins en moins maîtrisés. Il y a donc un enjeu écologique, démocratique et social à ne pas laisser ce savoir de subsistance disparaître au fil des générations.

Des chantiers d’été pour mettre nos savoirs en commun (3 386 signes)

Reprises de savoirs
est né des rencontres Reprises de terres qui se sont tenues en août 2021 à Notre-Dame-des-Landes, à l’initiative de personnes issues des milieux universitaires (profs, étudiant·e·s) et militants (ZAD, mouvement climat, Ingénieurs Sans Frontière...). La cinquantaine de membres bénévoles échange sur les initiatives alternatives et militantes, rédige des articles, crée des podcasts et surtout regroupe et diffuse les propositions de chantiers d’échange de savoirs.

Sur des périodes allant de quatre jours à deux semaines, ces chantiers reposent sur la volonté première de mettre sur un même plan savoirs théoriques et savoirs pratiques, en brisant une séparation artificielle issue d’un héritage culturel rationaliste. « Le monde académique forme des ingénieur·es à foison, mais ce ne sont pas forcément les mathématiques et la physique qui permettront de s’épanouir et de s’adapter aux changements de demain  », explique Lauranne, membre de la coordination de Reprises de Savoirs.

Afin d’intéresser et d’être accessible au plus grand nombre, il est nécessaire de déplacer les lieux d’échange de savoirs, non pas concentrés autour de pôles académiques ou militants, mais répartis sur le territoire, en fonction des chantiers locaux proposés par des collectifs intéressés. La volonté de se réapproprier nos moyens de subsistance et d’autonomie est au cœur de la démarche. Les chantiers font la part belle à des techniques de récupération de matériaux, à des méthodes de fabrication mises au rebus par le consumérisme et au respect du vivant. La question de l’accessibilité financière fait également partie des valeurs défendues. L’organisation autogérée permet d’échapper à la culture de la compétition et implique tous·tes les participant·es. En deux ans, plusieurs chantiers ont déjà vu le jour avec beaucoup de participant·es, autour des projets suivants :

• Échanger sur les moyens d’une autonomie énergétique, à Landivisiau (Finistère).
• Participer à une cantine collective solidaire autogérée par et pour des exilé-es à Montreuil (Seine-Saint-Denis).
• Occuper, cultiver et défendre des terres contre des projets d’artificialisation à Balerne (Jura).
• Pratiquer et réfléchir sur l’autonomie alimentaire à Tarnac (Corrèze)
• Construire en terre cuite à Reims (Marne).
• Construire une mare à grenouilles à Dijon (Côte-d’Or).
• Construire un Sauna à Bure (Meuse).
• Plusieurs chantiers écoféministes (dans le Minervois, à Dijon et en Haute-Loire).

Dans le cadre de Reprises des savoirs, plusieurs enseignant·es, militant·es et étudiant·es à Toulouse, Saclay, Grenoble ou Nantes réfléchissent à d’autres rentrées universitaires 2023. En lieu et place des séjours d’intégration centrés souvent sur la fête et l’alcool, ou prônant la mise en compétition et la productivité, des initiatives alternatives sont mises en place : aménager un potager, organiser des balades naturalistes, pointer ce qui est toxique dans l’université (financement des labos de recherche, grignotage du temps libre des étudiants, technicisation de la vie universitaire, anonymat …), laisser entrer dans l’université les collectifs militants. Pour Lauranne, la lutte s’organise aussi depuis les lieux institutionnels : "C’est bien que certains restent dans ces grosses machines d’enseignement pour que les choses changent de l’intérieur." Rendez-vous fin octobre pour un premier bilan.

Contacts :
Reprises de savoirs : www.reprisesdesavoirs.org, salut@reprisesdesavoirs.org. Pour vous tenir informé·es des prochains chantiers, envoyer un mail à reprisesdesavoirs-subscribe@lists.riseup.net.
• Autre rentrée à Saclay : autre-rentree-saclay@systemli.org.
• Autre rentrée à Toulouse : autre-rentree-toulouse@proton.me.

Notes :
(1) Rocket stove : foyer à bois surnommé ainsi à cause du son émis lors de son utilisation, proche d’une tuyère de fusée, permettant de cuisiner avec peu de combustible et en limitant l’émission de fumée.
(2) L’arpentage de livre est un processus de lecture collective : un ouvrage est divisé en plusieurs parties, chaque lecteur·rice lit sa partie puis un échange oral avec le groupe permet d’avoir un aperçu sur l’ensemble du livre et d’en débattre.
(3) Extrait de Ecoféminisme, Vandana Shiva, Maria Mies, éd. L’Harmattan, 1998, traduction Edith Rubinstein.
(4) Terres de luttes est un collectif qui informe, met en réseau et appuie des luttes locales de reprise de terres à l’agro-industrie et aux projets de bétonisation.

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