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La Déroute des routes, une coalition contre le bitume

Danièle Garet

La France possède un réseau routier parmi les plus denses d’Europe. Et il ne cesse de s’étendre : nouveaux tronçons, contournements, viaducs... En la matière, pas de restriction budgétaire, les milliards valsent tandis que les terres vivantes disparaissent. Mais contre ce saccage, les luttes sont entrées en coalition.

En 2022, le site Reporterre recense 55 projets routiers contestés en France (1) d’un coût total d’au moins 18 milliards d’euros (soit le budget du ministère du travail), sans doute bien plus, mais les chiffres sont tout sauf faciles à trouver. L’essentiel de cette somme colossale provient de fonds publics. Additionnées, les voies réalisées couvriraient presque la distance Lille-Marseille et l’équivalent de la superficie de Lyon.
Les luttes sont souvent anciennes, conduites par des collectifs qui ont déjà utilisé toute la gamme des modes d’action possibles : manifestations, interpellations des élu·es, recours juridiques, occupations de terrain, semailles de blé ou patate sur les tracés prévus, grèves de la faim etc. Des collectifs coriaces, qui ont obtenu tantôt des victoires (l’abandon de l’A45 à Saint-Etienne ou de l’A831 en Vendée/Charente-Maritime), des victoires provisoires (nombreux projets suspendus, retardés), et parfois des victoires... peut-être encore possibles, quand les travaux ont commencés, comme ceux du Grand Contournement Ouest de Montpellier.
Étape importante : depuis janvier 2022, ils se sont regroupés dans la coordination La Déroute des routes (LDDR). Silence s’est entretenu avec Enora, qui milite contre le contournement Est de Rouen (A133/134) et participe à l’animation de la coalition. Elle est par ailleurs proche de l’association Terres de Luttes (2) qui soutient la coordination.

L’union fait la force

En moins d’un an, une quarantaine de collectifs ont rejoint LDDR, soit presque tous ceux répertoriés par Reporterre. Enora explique les raisons de ce succès. « D’abord, il y a une ambiance très agréable au sein de la coordination, et ça compte beaucoup. On y trouve du soutien, de l’encouragement, de l’entraide, de l’émulation aussi. Le fonctionnement est pour l’instant informel et très fluide, il n’y a pas de charte à signer. Il suffit d’en faire la demande et d’être un collectif (pas une personne ou une collectivité territoriale par exemple). La coordination ne se substitue pas aux collectifs quand il s’agit de choisir et de conduire les actions. Nous partageons juste le fait que toute la palette des actions peut être utilisée. Nous avons aussi des gens qui appartiennent à des collectifs anciens, et qui sont donc très expérimentés, qui savent faire plein de choses et qui comprennent vite. Cela produit une certaine efficacité dont tout le monde peut profiter ».

Derrières les projets locaux, d’énormes enjeux globaux

À un niveau peut-être plus fondamental, la coalition permet aussi aux luttes de se hisser au niveau global, d’abord en dépassant le niveau du « pas de ça chez nous ». Ensuite en constatant, grâce au travail de compilation, comparaison, chiffrage de chaque projet mis bout à bout, que les enjeux dépassent de loin le niveau local. « Quand on analyse les projets, on s’aperçoit qu’ils ne sont en rien des projets spécifiquement locaux, adaptés à des besoins particuliers. Ils sont au contraire tous les mêmes, avec les mêmes acteurs, avec les mêmes arguments : l’attractivité, les emplois, la fluidité... Ils suivent un modèle unique, calqué partout à l’identique ».
La stratégie de l’État consiste à tout rapporter au niveau local. Enora nous l’explique : « L’État ne cesse aujourd’hui de renvoyer vers les niveaux territoriaux. Par exemple, un député de l’Isère a posé la question d’un moratoire sur les projets routiers en cours, qui est notre demande principale aujourd’hui. La ministre déléguée a répondu sur le thème de l’analyse »au cas par cas« , en fonction des »besoins spécifiques de chaque territoire« , en concluant donc sur la non pertinence d’un moratoire global ».

Un modèle obsolète et destructeur

La stratégie de la coalition est donc l’inverse de celle de l’État : dévoiler les enjeux sociétaux et économiques globaux des projets.« Les projets contribuent ensemble au déploiement d’un même schéma, qui ne concerne pas que le transport, mais bien l’aménagement du territoire. Car des zones d’activité commerciale, des plateformes logistiques et autres arrivent toujours tout au long des tracés des routes et autoroutes. C’est pour ça que les CCI [Chambres de commerce et d’industrie] sont toujours des alliées des projets routiers ».
Les projets routiers restent arrimés à la vieille logique du développement et de la croissance, qu’il s’agirait toujours de relancer. L’État qui les promeut renie sa « stratégie bas carbone » et son objectif de zéro artificialisation des terres d’ici 2050. Des projets qui, au lieu de préparer l’après-voiture et de miser sur le train et le fluvial, perpétuent le modèle du tout-routier, avec juste le pari du passage aux véhicules électriques (3). Soit, selon Enora, « une vision fondamentalement archaïque et inadéquate par rapport aux enjeux climatiques et écologiques actuels ».

Des milliards pour le secteur privé

Mais c’est une vision très adéquate en revanche pour apporter aux grandes sociétés privées du secteur des affaires en or, alimenter le jackpot des péages, et en bref, brasser beaucoup, beaucoup d’argent. C’est aussi au niveau de la coalition en effet que peuvent être réalisés des calculs qui donnent le vertige.« En additionnant les coûts annoncés de tous les projets actuels, nous arrivons au chiffre approximatif de 26 milliards » nous dit Enora. Soit l’équivalent, puisque l’euro vaut à peu près le dollar, du nouveau budget proposé pour la Nasa pour l’année 2023 ! On se doute bien que de telles sommes ne sont pas dépensées pour le seul confort de circulation des populations, alors que l’argent est refusé aux hôpitaux ou aux universités.

La contestation monte, la réaction des bitumeurs se durcit

Comment se présente aujourd’hui le rapport des forces en présence ? Enora le juge mitigé :« D’un côté, notre proposition de moratoire est assez audible. D’ailleurs, en juillet, une centaine de signatures ont été recueillies auprès des parlementaires. Les sommes sont gigantesques et personne ne se précipite pour payer : ni l’État, ni les collectivités locales, dont certaines se désinvestissent. Comme la métropole de Rouen par exemple, qui s’est désengagée financièrement du projet de contournement de la ville. Toujours à Rouen, lors des dernières élections municipales, ce projet est devenu déterminant et les listes qui ont gagné étaient contre. Mais d’un autre côté, les promoteurs des projets sont de plus en plus acharnés et prêts à tout pour passer en force, y compris par exemple à chercher à faire modifier le code de l’environnement ».

Se rallier à la demande d’un moratoire

Les 17 et 18 décembre, 23 collectifs membres de la coalition ont investi les ronds-points partout en France pour porter la proposition d’un moratoire. Une pétition est lancée à cette fin (4) et la coordination relaie aussi le « Vrai plan d’investissement pour les infrastructures de transport pour réussir la transition écologique » élaboré par le Réseau Action Climat (5). Ce plan présente cinq alternatives qui pourraient être financées par l’État afin de permettre à chacun·e de sortir de la dépendance à la voiture et de choisir comment se déplacer librement.

Notes :
(1) « Les projets routiers contestés : une aberration financière et écologique », Reporterre, mai 2022.
(2) L’association Terres de Luttes soutient, par la formation, la communication, le conseil juridique, entre autres, les collectifs qui s’opposent à la bétonisation contact@terresdeluttes.fr.
(3) La voiture électrique n’est pas le meilleur choix, Silence, ce n° 518, février 2023.
(4) « Un moratoire pour dire stop aux projets routiers destructeurs ! », sur https://agir.greenvoice.fr.
(5) Ce document est téléchargeable sur le site du Réseau Action Climat, reseauactionclimat.org. On peut aussi contacter le Réseau au 01 48 58 83 92.

Pour aller plus loin :
« Après la victoire contre l’A45 : souvenirs, amitiés et carnaval », Silence, n° 514, octobre 2022.
« La RN88 ou la route de l’absurde », Silence, n° 501, été 2021.
La Déroute des routes, laderoutedesroutes@riseup.net
Quelques uns des collectifs qui ont rejoint LDDR (une liste plus complète, mais non exhaustive à ce jour, figure dans l’appel à coalition paru sur le site Reporterre : « Contre les projets routiers, construisons la résistance », mai 2022)
. SOS Oulala, périphérique Nord de Montpellier, sosoulala.org, sos-oulala@protonmail.com.
. GCO non merci, Grand Contournement Ouest de Strasbourg, gcononmerci.com.
. Non à l’A133/134, contournement Est de Rouen, collectif.nona133a134@gmail.com.
. La Lutte des Sucs contre la RN 88 en Haute-Loire, laluttedessucs.noblogs.org.
. Bien vivre en Vallespir, route et viaduc de Céret, Bien vivre en Vallespir, Mas Pujol, 66400 Céret, bienvivreenvallespir@gmail.com.
. Copra 184, prolongement de la Francilienne A 104, copra184.org.

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