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Pour que les villages restent vivants, une coopérative immobilière

Guillaume Gamblin

À Moissac-Vallée-Française, commune de 220 habitant·es dans le sud de la Lozère, la ressourcerie et friperie Le Pétassou souhaite s’agrandir. Créée en 2006, elle permet le réemploi de 35 tonnes de déchets par an. Villages vivants a acheté un second local et financé des travaux qui permettent à l’association de se développer et de mettre en place des activités de réparation. Le Pétassou remboursera l’investissement par les loyers qu’elle versera à Villages vivants. Retour sur la création de cette coopérative qui facilite l’émergence de projets dynamisants en milieu rural.

Créer un outil immobilier pour faciliter une autre économie dans les campagnes

Aux origines du projet, il y a trois personnes et trois réseaux qui se rejoignent : Valérie Dumesny de la Nef, Sylvain Dumas, d’une organisation non gouvernementale (ONG) qui travaille sur le microcrédit, et Raphaël Boutin-Kuhlmann, qui travaille dans des collectivités sur le développement local, et est membre par ailleurs de Terre de liens (1).
Sylvain et Raphaël font partie du collectif créateur d’un tiers-lieu, L’Usine vivante, à Crest, dans la Drôme. Cette participation leur donne envie d’élargir leur réflexion et leur champ d’action dans le but d’aider à ouvrir des activités qui créent de la vie dans les campagnes et les villages. Le tout dans un contexte de fermeture d’activités et de désertification de certaines régions rurales.
Dans ce but, ils veulent mobiliser l’épargne solidaire, ainsi que l’immobilier, « comme un outil et non comme une finalité ». « Investir dans de l’immobilier, c’est produire des usages, de la vie, du vivre-ensemble », énumère Raphaël Boutin-Kuhlmann, cofondateur, cogérant et responsable des opérations à Villages vivants.
Ils constatent que les activités comme les librairies coopératives, les tiers-lieux etc., ont du mal à se monter. Ça bloque souvent au niveau des banques, qui exigent que les lanceurs de projet aient de l’argent pour acheter, faire des travaux, obtenir des prêts. L’immobilier serait un levier à même de débloquer leur situation. Et cela tombe bien, car il y a beaucoup de locaux vides !
Le projet se présente donc comme un contre-pouvoir à un immobilier dominé par une logique de spéculation.

Un montage juridique et financier à trois étages
En juin 2018, Villages vivants se structure en société coopérative d’intérêt collectif (SCIC).
La SCIC est la structure qui porte la vie du projet. Les salarié·es, les projets, les actions, la vie coopérative ont lieu au sein de la SCIC Villages vivants. La SCIC organise les levées de fonds auprès des citoyen·nes (2). Associations, institutions, citoyen·nes peuvent y être associé·es et participer ensemble à la gouvernance de la structure. À l’été 2022, le village de Villeneuve-de-Berg, en Ardèche, est la première collectivité locale à en devenir sociétaire.
Parallèlement, en octobre 2020, la SCIC crée une société en commandite par actions (SCA). Toutes deux ont des fonctions complémentaires. La SCA est un outil juridique qui permet de porter les fonds récoltés par la SCIC et de créer un effet levier en mobilisant des fonds d’investissements institutionnels. Ce dédoublement permet de protéger l’objet social du projet. Plusieurs dizaines d’investisseurs institutionnels (Banques des territoires, Crédit coopératif, Caisse d’épargne, France active investissement, etc.) sont membres de la SCA et ont un rôle de surveillance et d’audit concernant la gestion financière des fonds investis. Mais ces acteurs n’ont pas d’influence sur l’objet social qui est à la base du projet et qui, quant à lui, se joue au sein de la SCIC, de manière coopérative.
Enfin, troisième étage juridique du projet, Villages vivants crée des SCI pour chaque projet ou groupe de projets soutenus. Elles permettent d’acheter des biens. L’associé principal est la SCA, qui investit. Le deuxième associé est la SCIC (qui gère la SCI).
« On s’approprie des outils du capitalisme pour en maximiser l’impact social », estime Raphaël Boutin-Kuhlmann.
« On préfère mille petits apports à dix gros épargnants »

Sylvain et Raphaël décident donc de créer une foncière. Ils commencent par s’adresser à la Nef, Terre de liens, etc., qui font un bon accueil au projet. Puis ils élargissent leur réseau. « Il fallait trouver les fonds. Un premier cercle d’investisseurs a été réuni », se souvient Raphaël.
La SCA (voir encadré) boucle une levée de fonds de 1, 8 millions d’euros en 2020, puis une autre de 5, 3 millions fin 2021. La plus grosse partie de ces sommes vient d’investisseurs institutionnels. Sur la seconde somme, 400 000 euros sont levés directement auprès des citoyen·nes.
« Un enjeu central du projet est l’épargne solidaire. On vise une collecte de 1 million d’euros en 2022, et de 2, 5 millions en 2023. Ces sommes nous donneront de la liberté par rapport à nos investisseurs et aux institutions, précise le cogérant. Pour l’instant, le pouvoir financier est détenu majoritairement par les financeurs institutionnels, et le but est qu’il soit un jour détenu par les citoyens. » Il est d’ailleurs prévu qu’un certain nombre de financements institutionnels se ferment au bout de 5 à 7 ans. « On préfère mille personnes avec de petits apports plutôt que dix gros épargnants. Cette répartition nous apporte de la stabilité », renchérit Raphaël.
Y a-t-il des fonds privés qui viennent abonder la caisse de Villages vivants ? « Dans la SCA, il y a trois coopératives : le GRAP, Plateau urbain et Le Sens de la ville, qui ont des petits apports (3). Dans la SCIC, oui, il y a des sociétés : Terre de liens, la CAE Solstice, la société Let’s Co, une épicerie bio… (4). On est transparents sur tout ça dans notre rapport d’activité », explique le responsable des opérations.

Comment se fait le choix des projets soutenus ?

Concrètement, la coopérative achète, rénove et loue des locaux. Le collectif peut racheter son local.
« Ce sont les coopérateurs qui viennent nous voir, explique Raphaël Boutin-Kuhlmann. Ils sont généralement confrontés à des blocages économiques pour l’achat, les travaux, les prêts bancaires. » Villages vivants les aide à lever ces blocages en leur apportant un soutien financier important. « Par exemple, pour la brasserie La Machine, dans la Drôme, notre soutien permet aux membres de l’équipe de s’enlever la charge sur l’achat et les travaux et de se concentrer sur leur métier », détaille-t-il.
La SCIC instruit les projets qui lui sont soumis selon cinq critères :
1) que le projet soit viable et pérenne économiquement. « On ne veut pas envoyer les gens au casse-pipe, s’endetter ou s’autoexploiter », explicite le cogérant. Il faut que le projet permette a minima de rémunérer les product·rices, les salarié·es et les prestataires ;
2) l’impact positif sur le territoire. Qu’il réponde à un besoin sans déstabiliser quelque chose d’existant ;
3) qu’il concerne un territoire rural, au maximum une petite ville. Pour un rapport villes-campagnes rééquilibré ;
4) les caractéristiques du bien immobilier. Qu’il ne soit pas un gouffre financier. Qu’il soit revendable si le projet tombe à l’eau. Qu’il ne soit pas vendu trop cher, et adapté au projet ;
5) les porteu·ses : leur posture, leur lien au territoire.
Le projet est instruit par un comité d’engagement qui regroupe des expert·es de l’immobilier, des banqui·ères, des gérant·es de cafés associatifs et autres, des act·rices du monde associatif, de l’économie sociale et solidaire. Le comité donne un avis, des conseils, des réserves, etc. Si l’avis est positif, cela déclenche l’acquisition du bien ou les travaux, la signature du bail, etc., selon la demande.

L’art d’être « propriétaire solidaire »

Villages vivants se présente comme « propriétaire solidaire » :
– les biens sont identifiés par les porteu·ses de projet. Villages vivants coconstruit le projet avec elles et eux. Il répond à une demande des futur·es locataires. C’est différent du schéma classique ;
– la SCIC accompagne le projet une fois qu’il est installé, à un métier, à la création d’activité ;
– les travaux sont pensés ensemble et adaptés au lieu et à l’activité ;
– les loyers sont progressifs. Il y a une franchise de loyer : une année de gratuité est appliquée sur trois ans, soit au début, soit de manière progressive. De manière adaptée à l’activité et à son développement.
Les porteu·ses de projet sont locataires de la SCI (qui est créée pour chaque projet, voir encadré). Le calcul des loyers est effectué ensemble. Il dépend de la prise en charge des travaux par Villages vivants. Si celle-ci est moindre, le loyer est plus faible.

Soutenir des projets… et des collectivités

En cinq ans d’existence, Villages vivants a réalisé 13 opérations immobilières et 4, 3 millions d’euros ont été engagés, ce qui a permis le lancement ou le maintien de 39 emplois. Sept dossiers sont en cours d’instruction, ainsi que de nombreuses demandes (350 en 2021). Villages vivants organise des visioconférences pour se présenter aux différents projets qui la contactent.
La SCIC a également développé un métier d’accompagnement des collectivités. Pour la première fois, en 2022, Villages vivants s’apprêtait à acheter un bien sans porteu·se de projet, à la demande d’une commune.

Acheter un bien à la commune… pour mieux en faire un commun
À Aouste-sur-Sye, commune de 2 600 habitant·es dans la Drôme, la mairie est propriétaire d’une école en friche, avec des travaux à réaliser. Il existe aussi une nouvelle dynamique dans le village. La commune projette d’en faire à la fois une épicerie, un restaurant avec des bureaux à l’étage, etc. : en somme, une sorte de tiers-lieu. L’étude architecturale diligentée par Villages vivants a évalué le coût des travaux à 1 million d’euros, sur 500 m². La mairie n’a pas les moyens de les payer et, de plus, mener ce type de projet n’est pas son métier. D’où l’idée que Villages vivants rachète le bâtiment et s’occupe des travaux. La SCIC a réalisé une étude de faisabilité dont le résultat est positif. Elle est prête à acheter. La mairie a donné son accord à l’unanimité pour revendre le bien à Villages vivants et entrer dans la coopérative. Il y a eu des inquiétudes au sein du conseil municipal : en effet un bien public va être vendu à une structure privée. Villages vivants a alors expliqué que la coopérative offrait des garanties sur l’usage.
« On est dans un champ entre le privé et le public : le champ des communs, explique Raphaël Boutin-Kuhlmann. Il y a un partage collectif de la propriété immobilière. Elle n’appartient pas à une minorité mais est détenue collectivement. Le lieu sera géré collectivement, il sera à usage collectif, le bien sera détenu sur le long terme. » C’est tout le paradoxe de la situation, qui n’est qu’apparent : la mairie revend le bien… pour mieux le cogérer dans le cadre de la coopérative et en faire un lieu public au service de la commune.
Un long fleuve intranquille

Quelles sont les principales difficultés rencontrées par Villages vivants ? « Le pire, ce sont les projets qui sont arrêtés au moment de la vente (il y en a eu trois), après des mois d’accompagnement, » explique Raphaël.
Autre cas : les porteu·ses de projet et la coopérative se rendent chez le notaire et apprennent que le propriétaire ne vend plus. C’est dur pour les porteu·ses de projet et pour la coopérative, poursuit Raphaël.
Pour l’instant, aucun des projets aidés financièrement ne s’est arrêté, mais que se passerait-il si c’était le cas ? « Si jamais un local devient vide, on recherchera d’abord d’autres porteurs de projet et, si cela ne fonctionnait pas, nous pourrions le revendre pour installer un autre lieu, ailleurs. La revente peut aussi permettre de rembourser des investissements, c’est l’avantage de l’immobilier qui a une valeur tangible et stable », explique le co-gérant.
Si l’activité s’arrête, et en l’absence de repreneur immédiat, le lieu est donc susceptible d’être revendu et de rejoindre le circuit de l’immobilier traditionnel. Mais les recettes issues de cette vente permettront d’acquérir un autre lieu pour soutenir un autre projet ailleurs, etc. Dans ce cas de dernier recours, le lieu n’est donc pas nécessairement extrait à long terme de la spéculation immobilière, mais seulement le temps de l’expérience économique et sociale qui a motivé son soutien par Villages vivants. Ce point distingue la coopérative de la foncière Antidote, qui a pour projet d’extraire à très long terme des lieux de la spéculation immobilière, bien au-delà de la durée de vie du collectif initialement installé sur place (voir article page...).
L’autre défi de taille, enfin, est de faire croître la part de l’épargne solidaire dans les sommes récoltées par la coopérative, pour gagner en indépendance et en force.

Aujourd’hui le Sud-Est, demain toute la France ?

Pour le moment, Villages vivants travaille sur le grand quart sud-est de la France, du sud de la Bourgogne à l’Aveyron. La coopérative compte sur une équipe de 11 salarié·es et sur de nombreu·ses bénévoles. Elle anime également des formations sur le montage juridique et financier pour construire et pérenniser un projet coopératif, solidaire ou non lucratif de grande envergure, et sur l’immobilier et des opérations immobilières pour les structures de l’économie sociale et solidaire.
Une antenne Massif central a été ouverte en 2022. D’autres structures semblables à Villages vivants sont en création près de Bordeaux, à Lille et en Île-de-France (5). Nous assistons sans doute aux premiers pas d’un mouvement émergent, qui met en avant « la maîtrise foncière comme garantie de l’usage ».


Investir solidairement dans Villages vivants
L’investissement se fait via des titres participatifs qui sont des placements d’une valeur unitaire de 100 euros rémunérés à 1 % chaque année, tout en restant bloqués pendant 7 ans. Renseignements auprès de Villages vivants ou de Pauline Prunier, p.prunier@villagesvivants.com, tél. : 09 54 03 36 31.

Notes :
(1) Terre de liens combine une association, une foncière et une fondation pour protéger les terres agricoles de la spéculation et y installer des paysan·nes grâce à une épargne solidaire. Terre de liens, terredeliens.org. La Nef est une coopérative bancaire citoyenne. La Nef, Immeuble Woopa, 8 avenue des Canuts, CS 60032, 69517 Vaulx-en-Velin Cedex, tél. : 04 81 65 00 00, www.lanef.com.
(2) Le budget 2022 de la SCIC est de 600 000 euros. Ses ressources viennent des subventions et du mécénat (175 000 euros), des prestations d’accompagnement (120 000 euros), de la formation (42 000 euros), des honoraires de conduite d’opérations immobilières (170 000 euros), des frais de gestion de la SCA (90 000 euros), et de la gestion locative pour les SCI (3 000 euros).
(3) Le Groupement régional alimentaire de proximité est une coopérative réunissant des activités de transformation et de distribution dans l’alimentation bio locale. GRAP, 3 Grande rue des Feuillants, 69001 Lyon, tél. : 09 72 32 33 17, www.grap.coop. La coopérative Plateau urbain met à disposition des espaces vacants pour le monde culturel ou associatif et l’économie sociale et solidaire. Plateau urbain, 13 rue Santeuil, 75005 Paris, tél. : 01 79 75 66 57, www.plateau-urbain.com. Le Sens de la ville est une coopérative d’urbanisme. Le Sens de la ville, 19 rue Frédérick-Lemaître, 75020 Paris, lesensdelaville.com.
(4) Une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) mutualise les moyens et permet à de petits entrepreneurs de devenir « entrepreneurs salariés ». Solstice est une CAE de l’économie sociale et solidaire. Solstice, Écosite, Ronde des Alisiers, 26400 Eurre, tél. : 04 75 25 32 30, solstice.coop. Let’s Co est une plateforme collaborative, www.sandbox.letscolab.co.
(5) Il s’agit de la Foncière solidaire de Nouvelle-Aquitaine (Julie Broner, la.fonciere.solidaire@gmail.com), de la Foncière Tiers-Lieu à l’étude à Lille-Métropole (Laurent Courouble, laurent.courouble@co-porteurs.org), et de Base commune en Île-de-France (Sarah Fryde, sarah.fryde@basecommune.com).

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