Dossier Alternatives Réflexions

« La propriété, c’est l’abus »

Aurélien Berlan

Rappelons les trois niveaux du concept de propriété :
– le niveau existentiel : un espace à soi pour se réfugier et se mettre à l’abri, compte tenu de notre vulnérabilité d’êtres vivants (1) ;
– le plan juridique : la propriété au sens strict, c’est un chez-soi reconnu et sanctionné socialement. C’est-à-dire qu’en cas de violation de notre espace privé, on peut saisir une instance chargée de faire respecter la propriété et de punir les contrevenant·es. Cette notion de possession socialement reconnue et garantie est présente dans presque toutes les sociétés humaines ;
– le plan économique, celui de la propriété marchande, forme assez récente qui est loin d’être universelle. La propriété telle qu’on la connaît, c’est le concept fondamental du droit privé, le droit des échanges pensés comme transferts de propriété. On ne peut vendre que ce dont on est propriétaire. Tout l’édifice économique des transactions marchandes repose donc sur le concept de propriété, qui définit ce qui peut s’échanger. Or, c’est cette dimension marchande qui caractérise et rend contestable la propriété telle que nous la connaissons.

Droit d’usage, droit de jouissance, droit de vendre

Pour mieux cerner les droits composant la propriété foncière, il faut partir d’une classification courante, d’origine latine. En gros, dans ce « bouquet » de droits spécifiques qu’est la propriété foncière, il y aurait trois groupes de droits composant respectivement l’usus (l’usage), le fructus (le fruit) et l’abusus (la cession ou l’abus).
L’usus regroupe deux droits : le droit d’user de la chose comme bon nous semble, mais aussi (ce qui est très différent) le droit de ne pas user de la chose détenue. Il est important de distinguer ces deux droits que nous regroupons dans l’usus parce que, dans la plupart des cultures traditionnelles, ils étaient séparés. Presque partout dans le monde, les sociétés ont concédé aux individu·es la possibilité de faire ce dont ils et elles ont envie sur un lopin de terre. Par contre, nulle part on n’a imaginé que ce droit pourrait aller de pair, comme chez nous, avec celui de ne pas utiliser le bien. Si une personne se voyait attribuer un lopin de terre mais n’en faisait pas usage, il ou elle perdait vite le droit d’en user : la parcelle en friche était reprise par la collectivité, qui l’attribuait à une autre personne.
Le deuxième ensemble de droits est le fructus. C’est le droit de jouir de tout ce que rapporte la parcelle en question. Mais comme il y a trois types de « fruits » différents — les fruits naturels, les fruits industriels et les fruits civils —, cette notion regroupe trois sortes de droits. Les « fruits naturels » sont les fruits sauvages qui poussent spontanément sur la parcelle. Les « fruits industriels » sont ceux qui nécessitent un travail (2), comme un verger qu’on a planté et qu’on entretient (3). Les « fruits civils », enfin, c’est l’argent que rapporte cette terre à la personne propriétaire (et à elle seule) quand elle en cède l’usage (loyers, fermages, etc.).
L’abusus, enfin, est le droit de faire toutes opérations conduisant à la perte du bien. Pour l’essentiel, il regroupe le « droit d’aliéner » ce bien (de le vendre ou de le donner) et celui d’en « abuser », au sens commun, c’est-à-dire le droit d’en faire un mauvais usage, de l’abîmer ou même de le détruire.

L’abusus, c’est la propriété marchande à l’état pur

Quand on se demande ce qui caractérise la propriété telle qu’on la connaît, c’est-à-dire telle que l’a mise en place le Code civil de 1804, on se rend compte que ce n’est pas du tout l’usage ou le droit de jouir des fruits du terrain qu’on a. Pour les juristes qui ont forgé notre concept de propriété, ces droits sont secondaires. Ce qui prime à leurs yeux, c’est l’abusus : pour savoir qui est « propriétaire » d’un bien, le point déterminant n’est pas de savoir qui s’en sert, ni qui jouit des fruits naturels ou industriels qu’il rapporte. C’est de savoir qui a le droit de le vendre — tel est le critère de la propriété telle que nous la connaissons aujourd’hui, et qu’il faut donc qualifier de marchande. Le droit d’abusus, séparé du fructus et de l’usus (ce que le droit français appelle la « nue-propriété »), c’est notre propriété à l’état pur, débarrassée de ses annexes (4).
Quand on dénonce de nos jours la propriété, on la dénonce souvent comme privée ou individuelle, dans le sillage de la critique de l’individualisme moderne. Ce faisant, on se trompe de cible et on induit en erreur. Car toutes les sociétés ont reconnu des formes de propriété « privée » ou « individuelle ». C’est même le propre de toute propriété que d’être privée (5). Ce n’est donc pas cela qui caractérise notre propriété moderne, bourgeoise ou capitaliste, mais sa dimension marchande, liée à la primauté juridique de l’abusus sur les autres droits composant la propriété. Si l’on veut s’attaquer à la propriété capitaliste, c’est cela qu’il faut attaquer : la propriété marchande définie par le pouvoir transactionnel de vendre. Sinon, ce n’est pas contre la propriété capitaliste qu’on se bat mais contre, disons, la condition humaine…

Les formes paysannes ou communales de propriété

La plupart des formes traditionnelles de propriété n’accordaient pas ce droit d’abusus au ou à la propriétaire reconnu·e d’une parcelle. Notamment pas les formes de propriété villageoise ou paysanne telles qu’on en trouve dans le monde entier. Dans la plupart des cas, l’abusus n’existe pas (les biens fonciers sont inaliénables) ou, du moins, il n’est pas remis dans les mains d’un·e individu·e.
Dans bien des formes de propriété communautaire ou communale, paysanne ou villageoise, il y avait, à côté des terres communes, des lopins de terre en usage privé, que les individu·es ou les familles avaient « en propre ». Leur propriétaire avait une partie de l’usus (le droit de l’utiliser, mais pas celui de ne pas l’utiliser), une partie du fructus (car souvent, les autres avaient un droit de partage sur les fruits naturels de la parcelle), mais il ou elle ne détenait pas l’abusus. Il ou elle n’avait pas le droit de vendre comme il ou elle le voulait ses parcelles de terrain. En gros, l’idée fondamentale de ce genre de système de propriété est que le ou la « propriétaire » de la terre au sens moderne, c’est-à-dire l’instance qui dispose du droit d’abusus, n’existe pas, ou bien c’est la communauté toute entière, mais jamais l’individu·e auquel ou à laquelle la communauté attribue certaines parcelles pour y mener son activité.

Habiter sans posséder, Les presses du faubourg / Foncière antidote, 2021, 144 p.

Notes :
(1) Ce besoin de chez-soi, on peut le retrouver chez certains animaux qui se constituent des terriers ou des territoires.
(2) C’est le vieux sens du terme « industriel », qui ne désigne pas ici le système de l’usine.
(3) Autant les « fruits naturels » sont parfois, dans certaines formes de propriété (par exemple forestière), en libre accès à d’autres personnes que le ou la propriétaire, autant les « fruits industriels » appartiennent plus exclusivement au ou à la propriétaire (même si, parfois, ils peuvent faire l’objet d’un « droit de glanage »).
(4) En jouant sur les mots, je dirais donc que « la propriété, c’est l’abus ».
(5) Même quand elle est collective, la propriété reste privative : c’est la propriété de tel collectif et non de n’importe qui.

Habiter sans posséder
Collectif

À la fois très concret et solidement théorique, ce livre, réalisé suite à une rencontre de trois jours au sein de l’espace autogéré des Tanneries à Dijon en 2018, apporte un éclairage passionnant sur la question de la propriété dans nos sociétés. Et sur les manières de tenter d’y échapper pour des collectifs qui remettent en cause la société capitaliste. Il présente d’abord un certain nombre d’expériences qui peuvent être inspirantes pour qui veut remettre en cause la propriété capitaliste et les inégalités qui lui sont associées : Espagne de 1936, paysannerie européenne du 11e au 18e siècle, autonomie zapatiste au Mexique, mais aussi les expériences plus proches de Longo Maï, du réseau Mietshäuser Syndikat en Allemagne, et des Lentillières à Dijon. Des membres de Terre de liens expliquent comment ils ont « ouvert la boîte à outils juridique » mais n’y ont rien trouvé d’adéquat à leur projet de propriété collective libérée. Ils ont donc « tordu puis retordu » les outils existants puis bricolé sans cesse. « Entre ‘la propriété’ et ‘le communisme’ qui en serait l’abolition, il y a en fait diverses manières d’‘avoir’ ou de ’posséder’ son espace de vie, sans être ‘propriétaire’ au sens juridique strict », explique Aurélien Berlan, qui distingue différents niveaux de propriété : l’existentiel (un espace pour se réfugier ou se mettre à l’abri, besoin constitutif de notre condition humaine), le juridique, et l’économique, qui a pris aujourd’hui toute la place. Il met en garde également sur le fait que, « plus il y a d’informel dans la gestion d’une propriété collective, plus on accorde de fait un pouvoir discrétionnaire aux personnes en situation de force ». Il critique la notion de « communs », éminemment abstraite. Des membres de l’équipe de la revue Panthère première terminent par une éclairante réflexion sur la reproduction des inégalités sociales (de classe et de genre en particulier) dans la répartition de la propriété (ces dernières décennies, la propriété immobilière et l’héritage se resserrent dans peu de mains). GG
Éd. Les Presses du faubourg / Foncière antidote, 2021, 144 pp., 12 euros, disponible via www.lespressesdufaubourg.org ou sur simple demande à lespressesdufaubourg@riseup.net.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer