Dossier Finances solidaires Lieu alternatif

L’Auberge aux mille propriétaires

Guillaume Gamblin

Quand on arrive à Boffres, la rue principale est déserte en cet après-midi de semaine printanière. Puis des voix commencent à s’élever près d’une grande bâtisse en pierre. L’équipe de l’Auberge de Boffres vient de terminer sa réunion hebdomadaire et commence à s’activer, comme une fourmilière où chacun·e sait ce qu’il ou elle a à faire. De l’autre côté de la rue, la terrasse offre une vue plongeante sur la vallée que surplombe ce village niché à 750 mètres d’altitude.
De l’idée de départ aux travaux de rénovation, du financement à l’ouverture progressive de l’activité, c’est une aventure collective déterminée qui se déroule ici depuis plus de trois ans.


Carte d’identité
Auberge de Boffres, 21 rue des Fontaines, 07440 Boffres, aubergedeboffres.fr.
SCOP créée en 2019
Huit salarié·es à temps plein.
Superficie : 600 m² au total (4 niveaux) dont 160 m² en rez-de-chaussée.
Prix d’achat du bâtiment : 85 000 euros.
Montant de l’opération (achat, travaux, frais) : 1 140 000 euros
+ Carte géographique
Un démarrage progressif

Le projet naît d’une rencontre en 2018 entre quatre trentenaires qui ne se connaissent pas mais ont comme point commun d’avoir travaillé à des époques différentes au Court circuit et au Biéristan, deux bars-restaurants situés à Lyon et à Villeurbanne. Arthur, Mario, Malika et Ludo recherchent un lieu dans la région et découvrent en novembre 2018 l’auberge de Boffres, en Ardèche. Cette bâtisse en pierre abandonnée, de quatre niveaux, située le long de la rue principale, avait servi d’hôtel à partir de 1909. Le village souffre d’un déficit de commerces et de services. L’idée est d’y ouvrir un espace multi-activités.
Début 2019, le groupe toque à la porte de la foncière Villages vivants, qui en est elle aussi à ses premiers pas. Celle-ci soutient le projet et achète le bâtiment au milieu de l’année. En avril, la SCOP Auberge de Boffres naît. « C’était vétuste, on a tout démoli sauf les murs porteurs », se souvient Ludo. En juillet et août, parallèlement à la démolition, l’équipe ouvre une guinguette sur la terrasse.
« On tournait chaque jour : deux sur la terrasse et deux en cuisine, poursuit-il. Des copains sont venus nous aider pour la démolition, on avait 20 personnes à coordonner ! ». « On a sorti 60 tonnes de gravats ! », se remémore Arthur.
Les travaux de reconstruction commencent en septembre 2019, en partie financés par Villages vivants. En 2020, l’épidémie de Covid 19 fait prendre du retard au chantier. La guinguette rouvre néanmoins ses portes ponctuellement à l’été 2020, entre les deux confinements, avec des soirées musicales. « On était sans eau ni électricité, s’amuse Arthur. Je transportais les cagettes de verres pour aller les laver dans mon lavabo, chez moi ! »
En février 2021, l’activité d’épicerie-cave-traiteur démarre. Elle permet au collectif de « se mettre en jambes » sur l’aspect cuisine. En mai, l’activité de restauration peut démarrer à son tour. Si la fréquentation durant l’été est satisfaisante, elle devient très calme à l’automne et en hiver. Le restaurant est fréquenté plutôt par des touristes et des Valentinois·es (1), le bar et l’épicerie attirant davantage les « locaux ».
En 2022, l’activité de relais de poste prend son envol. L’activité d’hébergement, elle, viendra lorsque les travaux d’aménagement dans les étages auront été achevés (2). Elle devrait offrir 4 à 6 appartements à la nuitée.

La dimension écologique

Ludo, l’un des membres de l’équipe, se charge de nous faire faire le « tour du propriétaire ». Mais justement, cette expression est ici inappropriée car le lieu expérimente une manière originale de contourner les voies habituelles de la propriété, grâce au partenariat avec Villages vivants (voir encadré).
Pour le moment, il présente la salle de restaurant au charme sobre : poutres apparentes, bouquets de fleurs séchées et vue sur la vallée. Le plat du jour est à 10 euros. À l’extrémité de la salle, le bar est prolongé par l’épicerie, qui propose un assortiment de produits frais et secs (huile d’olive, café, bières, miel, charcuterie, céréales, lentilles, etc.), du pain, ainsi que des plats à emporter issus de l’activité de restauration. Dans un coin, la cave à vins (naturels pour la plupart) attend les amat·rices.
« On a placé l’énergie au centre de notre réflexion », explique Ludo. La sobriété énergétique et les sources d’énergie ont été pensées dans un souci écologique… et économique. La cuisson des plats est entièrement réalisée au feu de bois, dans une visée gastronomique. Le bois vient d’un fournisseur du village. Le chauffage d’une partie du bâtiment est assuré par une pompe à chaleur et un système de murs chauffants (3). Les pompes à chaleur électriques (l’Auberge est cliente du fournisseur d’énergies renouvelables Enercoop), récupèrent les calories de l’air pour les transformer en énergie.
« On mutualise les stocks », explique Ludo. L’équipe utilise les invendus de l’épicerie pour la cuisine. L’approvisionnement en aliments est local au maximum, et la plupart du temps bio. Le miel est produit à 5 km, le café, torréfié à Lamastre, commune voisine. L’approvisionnement local et bio n’est pas une difficulté. La marque bio historique Markal est basée près de Valence et la région est riche en fruits et légumes (4). Les matériaux trouvés sur place sont parfois réutilisés, comme les portes en bois d’anciennes chambres de l’auberge, qui ont servi de base au bar, une fois transformées par La Goupille, une menuiserie coopérative membre du réseau Grenade. Le bar consigne ses bouteilles et il est possible d’y faire remplir sa bouteille de bière à la pression.

Une pluriactivité au service du village

Ici, il y a beaucoup de néoruraux. Au début du projet, le collectif a organisé une réunion publique à la mairie. Les gens sont venus. « La mairie nous a octroyé une subvention, explique Ludo. On a été bien accueilli·es. Le chantier a été notre meilleure communication. Pendant deux ans, les gens ont vu qu’on se donnait du mal. On a une image positive dans le village. »
« On a la volonté de servir le village, poursuit Corentin. Des gens nous disent que ‘le village a changé depuis que l’Auberge est là’. Le fait qu’on vende des produits des gens du coin est important aussi. On s’est également associés aux dynamiques culturelles, on travaille en partenariat avec les associations du village. »
« On a commencé par organiser un dépôt de pain sur notre terrasse. Puis cela a été complété petit à petit par des légumes locaux, jusqu’à ce qu’il y ait un marché le samedi matin », explique Ludo.
Un espace de coworking, encore assez peu utilisé, permet aux usag·ères du coin de mutualiser de l’espace et du matériel (imprimante, par exemple) tout en créant des liens, et il peut faciliter l’installation et la vie sur place pour des personnes effectuant un travail de bureau.
Dans son espace épicerie, l’Auberge de Boffres vend du pain, produit localement par trois boulangers différents. C’est un service essentiel dans un village sans boulangerie. Le collectif a décidé de ne prendre quasiment aucune marge dessus. L’ouverture du bureau de poste est elle aussi importante pour la vie du village. Pour le moment, les aubergistes peuvent gérer l’envoi et la réception de lettres ou de colis sur place, l’affranchissement des courriers, avec quelques cartes postales à disposition. Devrait suivre la possibilité de réaliser de petites opérations bancaires (retrait d’argent) pour les client·es de la Banque postale (5).
La grande salle, à l’étage, est régulièrement louée pour des activités diverses. Elle a déjà accueilli l’assemblée générale de Nature et progrès, des réunions de Villages vivants, et bien sûr celles du collectif. Tous les mardis s’y déroule un cours de yoga.

S’inscrire dans un réseau de partenaires
L’Auberge de Boffres a décidé dès le départ de s’intégrer dans le réseau Grenade, qui regroupe aujourd’hui six structures coopératives en Rhône-Alpes (bars, restaurants, brasserie, menuiserie) (6). Le Biéristan, entreprise du Grenade dans laquelle plusieurs avaient travaillé, a apporté un petit capital. Plusieurs entreprises de ce réseau se sont portées garantes, ce qui a permis de réaliser des emprunts. La Nef et France active ont aussi participé au financement du projet (7). L’Union régionale des Scop a accompagné le projet et l’a notamment aidé à boucler le plan de financement.
Villages vivants a acheté le bâtiment et financé une grande partie des travaux. Cet achat a constitué un pied dans la porte pour la suite (emprunts pour les travaux, etc.). Le projet n’aurait pas pu exister sans ce soutien, estime Ludovic. Le collectif et la jeune foncière ont co-construit les baux, la répartition des travaux, le plan de financement. La transparence de la foncière a été appréciée. Les loyers demandés sont à la hauteur des investissements réalisés, sans plus-value.
L’appartenance au réseau Grenade apporte aussi des débouchés, explique Corentin : ainsi le producteur de picodons du village vend maintenant ses fromages à l’épicerie De l’autre côté de la rue, à Lyon (1).

(1) De l’autre côté de la rue, épicerie coopérative de produits en circuit court, bio et locaux, 75 cours de la Liberté, 69003 Lyon, tél. : 04 72 60 88 05, http://delautrecotedelarue.net.

L’autogestion en pratique

L’Auberge de Boffres est une société coopérative (Scop). Les huit salarié·es à plein temps en sont les associé·es, et tous les bénéfices leur sont redistribués. Avant février 2021, il n’y avait aucun·e salarié·e, puis leur nombre a augmenté au fil de l’ouverture des activités. Il y a une égalité salariale (1700 euros bruts mensuels), quels que soient le poste et l’ancienneté.
Au niveau de la polyvalence, il faut distinguer deux types de temps, explique Ludovic. Les temps d’exploitation (cuisine, salle, bar, services postaux, épicerie), durant lesquels certains postes ne sont pas polyvalents (la cuisine), et d’autres, si (le service). Les heures grises s’y ajoutent (gestion, vie interne, etc.), assurées par chacun·e à raison de trois à dix heures par semaine.
Chaque semaine, une réunion permet de parler de la gestion courante. De plus, tous les trimestres environ, une journée permet de faire un point sur l’organisation, de s’adapter, se réorganiser au besoin.
Les salarié·es habitent dans le village ou dans ses environs. Certain·es ont apporté deux ans de bénévolat au démarrage du projet. L’activité a tendance à déborder sur la vie personnelle, cela peut être usant et il y a déjà eu un certain nombre de départs et d’arrivées. Mais « on va vers le mieux, constate Ludo. On comptabilise nos heures, et on se les paie presque toutes. Notre idéal politique ne concerne pas seulement la qualité des produits, etc., mais aussi les conditions sociales ». Ce ne sont pas les salarié·es mais l’entreprise qui s’endette au besoin.

L’Auberge de Boffres porte dans ses pratiques de nombreuses valeurs de coopération, d’écologie, etc., mais son militantisme n’est pas affiché. « On a beaucoup d’idées et de valeurs communes, politiques, fortes, mais on est dans le domaine du faire, estime Corentin. On ne l’affiche pas comme politique, même si pour nous, c’est politique. On ne fait pas de la politique, on agit politiquement. »

En notes :
(1) Habitant·es de Valence.
(2) Les normes en la matière sont très contraignantes car il faut séparer les espaces. Des faux plafonds et des portes coupe-feu ont déjà été installés.
(3) À la base, les murs sont en pierre. Il a fallu enlever l’enduit et le ciment qui les recouvraient, les remplacer par une couche de béton de chanvre de 15 cm puis faire passer par-dessus des canalisations d’eau chaude, qui ont été enfin recouvertes d’un enduit en terre. Cette méthode constitue à la fois un mode de chauffage et d’isolation.
(4) Markal, 1035 avenue des Alpes, 26320 Saint-Marcel-lès-Valence, www.markal.fr
(5) La Poste est un partenaire commercial qui rémunère la société en échange des services rendus.
(6) Les trois piliers du réseau Grenade sont l’autogestion, le circuit court et l’artisanat. L’artisanat ? « On se considère comme des artisans, en transformant des produits bruts », répond Ludo. Le Grenade, www.le-grenade.fr. Voir l’article « Le Grenade, un réseau d’entreprises autogérées », Silence no 512, été 2022.
(7) La Nef est une coopérative bancaire citoyenne de finances solidaires. Elle finance uniquement des projets écologiques, sociaux et culturels. La Nef, Immeuble Woopa, 8 avenue des Canuts, CS 60032, 69517 Vaulx-en-Velin Cedex, tél. : 04 81 65 00 00, www.lanef.com. France active est un réseau de financeurs, publics et privés, qui soutient des entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS). Elle a permis d’obtenir une partie des prêts à taux zéro. France active, Tour Cityscope, 3 rue Franklin, 93100 Montreuil, tél. : 01 53 24 26 26, www.franceactive.org.

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