Dossier Films Roman

Soleil vert : le cauchemar était pour 2022

Cécile Grimbert

Le New York de 1999, apocalypse en demi-teinte

Harry Harrison avait anticipé dans les années 1960 une ville surpeuplée de 37 millions d’habitant·es d’ici la fin du 20e siècle. Restrictions, rationnements, précarité et famine, l’abondance du monde d’autrefois est bien loin dans ce récit où les ressources surexploitées se sont taries face à une telle densité de population. Ce scénario, qui ne correspondait pourtant pas — encore ? — à la réalité de New York, a désormais un goût d’avenir très proche, si ce n’est d’actualité, pour nos sociétés malades et en proie au changement climatique.
Ce qui frappe, dès la première page, autant le ou la lect·rice que les personnages, c’est cette chaleur plombante, écrasant toute la ville. Les personnages exposé·es y sont très sensibles. Mais là où le récit de Harry Harrison offre déjà une nuance, c’est dans la façon dont cette canicule est subie. Car la précarité de cette société ne concerne que de loin la population aisée de la ville, habitant des appartements somptueux, climatisés et des plus confortables, où l’alcool et le savon n’ont pas encore totalement disparu du quotidien. Tandis que le reste de la population se voit rationnée en eau et en nourriture : une nourriture des plus artificielles, prenant la plupart du temps la forme de « crackers » sans saveur.
C’est le récit d’une errance, d’une enquête policière sans excitation, d’une histoire d’amour avortée, d’un New York surpeuplé où les émeutes ne sont pas élan de révolte mais plutôt issues d’un individualisme où chacun·e tient à conserver sa place. Car, dans ce tableau de Harry Harrison,le seul gage de sécurité, pourtant bien précaire, est de rester dans une ville surcontrôlée, offrant une qualité de vie des plus médiocres mais qui reste malgré tout une survie, de peur de ne pouvoir affronter le dehors sauvage.

2022, un Soleil vert au goût étrange

Situé en 2022, le film sorti en 1973 ajoute peu de dimension futuriste ou de gadget au roman initial. Il permet surtout d’amplifier certains aspects du roman — la surpopulation est omniprésente visuellement, les gens s’entassent dans les escaliers, les églises, les queues de rationnements — et de renforcer certains ressorts narratifs : l’enquête policière, banale, se transforme en véritable quête de vérité sur les jalons du fonctionnement de ce système.
Bien évidemment, certains ajouts sont majeurs et surprenants mais la révélation finale du film sur la raréfaction des denrées alimentaires et ses solutions amène à questionner les enjeux qu’avait initialement mis en avant Harry Harrison dans son roman. La surpopulation était à l’époque perçue comme le principal problème, portant en elle les catastrophes à venir. Et un contrôle drastique des naissances était vu comme une solution sans doute suffisante pour éviter les scénarios catastrophes. Mais, en termes d’enjeux écologiques, peu de choses sont exposées en dehors du problème démographique. C’est peut-être justement l’absence de toute nature, cette atmosphère urbaine où plus rien ne subsiste, qui est la plus grande forme d’agonie de cette société. Un contact avec la nature que les jeunes générations de cette fiction n’ont jamais connu. Sol, vieux colocataire du protagoniste, est le seul à posséder les souvenirs d’autrefois. Le seul qui semble encore posséder une étincelle de révolte. Pour les autres, il ne s’agit plus de défendre des droits ou de retrouver une dignité. Il s’agit purement de survie, ou de suicide.
Personnages plus stéréotypé·es, plus attachant·es aussi peut-être, moments plus dramatiques et spectaculaires, le film use de ressorts bien efficaces pour susciter l’émotion. Une belle adaptation qui rend hommage au livre.

2055, un autre futur au goût amer

Si la société dépeinte par Harry Harrison n’est peut-être pas aussi spectaculaire ou inventive que celle d’un roman de H. G. Wells ou d’Aldous Huxley, Soleil vert est pour beaucoup aujourd’hui un film culte. Il continue de résonner comme une référence. C’est ainsi que la promotion 2022 des étudiant·es en édition de la faculté des Lettres de Paris-Sorbonne a souhaité lui rendre hommage avec 2055, roman collaboratif aux autrices et auteurs multiples, où l’héroïne principale s’appelle Andie, en référence à Andy, le policier du roman de 1966. L’intrigue se passe en 2099 et, Andie, jeune étudiante, décide de mener l’enquête sur les années 2022 à 2055, dont toutes les données et archives numériques sont devenues introuvables. Sa découverte de documents papiers — lettres, affiches publicitaires, enregistrements audios — constitue un incroyable récit crescendo d’une société en pleine déconstruction face au dérèglement climatique, et de ses individu·es de plus en plus en proie à un monde hostile, jusqu’à ce que l’impensable se mette en place, subrepticement et institutionnellement, dans le silence consentent de chacun·e. Un bel ovni éditorial qui témoigne que les ressorts narratifs de Harry Harrison, avec son étrange nourriture sous forme de parallélépipèdes, n’a pas fini d’inspirer l’univers de la science-fiction.

Harry Harrison, Make Room, Make Room, Doubleday, États-Unis, 1966. Première publication en France : Soleil vert, traduit de l’anglais par E. de Morati, Presse de la cité, Paris, 1974.
Richard Fleischer, Soleil vert (titre original : Soylen Green), film, Metro-Goldwin-Meyer, États-Unis, 1973
2055, roman collaboratif, Glitch éditions, 2022
Natacha Triou, « Soleil vert, l’alerte rouge », La Science CQFD, France Culture, 2 septembre 2022

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