L’auteur de La Planète des singes, roman adapté neuf fois au cinéma, est également à l’origine de nombreuses œuvres d’anticipation restées méconnues. Avec les romans de Gérard Klein, André Ruellan, Jacques Sternberg ou Stefan Wul, elles constituent un sous-genre connu sous la dénomination commune de merveilleux scientifique (1). Il s’agit pour ces auteurs de trouver un point d’ancrage narratif dans la recherche scientifique de leur époque et de pousser l’hypothèse jusqu’au bout afin d’en saisir les conséquences, le plus souvent néfastes. Les travers humains tels que l’interventionnisme, l’ambition ou l’entêtement sont mis au jour, contrebalançant l’idée d’une humanité en progrès grâce à ses avancées scientifiques.
L’histoire
Dans Miroitements, un jeune politicien idéaliste initie un projet pharaonique de centrale solaire en Camargue, comprenant quarante mille panneaux solaires sur deux cents hectares. Persuadé de l’intérêt écologique et de la rentabilité de l’entreprise, il défend le projet avec un allant mystique, prônant l’avènement d’une nouvelle aire dans l’histoire de l’humanité, sous le règne du dieu Soleil. Or, les partisans convaincus du miracle de l’héliostat vont de désillusion en désillusion. Tout d’abord, il faut nettoyer les surfaces vitrées tous les jours afin que leur rentabilité soit accrue, ce qui engendre dans les rivières de la Crau une mortalité croissante des espèces poissonneuses, peu friandes de détergents. Les nombreux oiseaux migrateurs apparaissent ensuite au-dessus de la centrale. Les déjections et les chutes d’oiseaux, fascinés par le rayonnement de cet immense miroir aux alouettes, sont fréquentes. Il faut recourir aux grands moyens : des braconniers sont enrôlés par les services secrets pour anéantir la gent ailée au-dessus de la Camargue, les tours de nettoyage sont doublés et chacun est invité au secret, à grand renfort de récompenses sonnantes et trébuchantes. L’idéal écologique et humaniste de la centrale Hélios est bien loin, mais il est trop tard pour renoncer ! Qu’importe si ce sont des nuages d’insectes qu’il faut maintenant exterminer en épandant par avion du DDT sur toute la région ! L’utopie électrique se nourrit de sacrifices.
S’enferrer dans une logique mortifère
On serait tenté, à la lecture de cette nouvelle, de croire tout d’abord que l’auteur cherche à démontrer que l’énergie solaire ne peut pas devenir une solution viable à grande échelle. Si certains de ces arguments sont à regarder de près, notamment celui de la démesure de l’installation nécessairement nocive, ce n’est pourtant pas là que peut s’ancrer notre réflexion. D’autant plus qu’un simple nettoyage à l’eau claire à plusieurs mois d’intervalle suffit en réalité pour entretenir des panneaux solaires.
La fable nous amène surtout à comprendre un phénomène que l’économie comportementale théorise à la fin du 20e siècle : l’effet Concorde. Il s’agit d’un biais cognitif consistant à vouloir poursuivre jusqu’à son aboutissement un projet dont on sait qu’il ne sera ni rentable ni performant. En effet, la construction de l’avion Concorde, malgré son coût de production trop élevé et ses atouts peu concurrentiels, a été menée à terme par le Royaume-Uni et la France en 1973. Pourquoi les décideurs ont-ils tenu bon ? Parce que les coûts engagés, l’implication émotionnelle et la notion de prestige l’ont emporté sur la raison. Comment ne pas faire le rapprochement avec le choix de l’énergie nucléaire en France qui, en dépit du bon sens, est revendiqué plus que jamais, quels qu’en soient les coûts économiques, sanitaires et environnementaux sur le long terme ? Areva accumule les retards dans la construction des EPR en Finlande, au Royaume-Uni et à Flamanville. Le coût annoncé de la centrale de Flamanville était de 3, 3 milliards d’euros. Elle se facture, après 10 années de retard, à 12, 7 milliards, et le chantier n’est pas fini. Il est tout aussi surprenant de voir que, malgré l’accident survenu le 28 novembre 2021 à Taishan (Chine) sur l’un des deux EPR livrés, les cuves défectueuses de ce type d’EPR grand format ne soient pas pour autant remises en cause (2). Qu’importe ! Il est trop tard pour renoncer !
Pierre Boulle invitait déjà, dans les années 1980, à la sobriété, à l’organisation de projets locaux, de taille et de portée modestes, et surtout à la responsabilité. Notre immaturité serait-elle la cause du problème ? Il paraît en tout cas évident que l’ingénieux Icare a, depuis longtemps, montré son incompétence.
La nouvelle Miroitements a été publiée dans le recueil Pierre BOULLE, La Planète des singes et autres romans, Omnibus, 1998, 2011 (1963)
(1) Natacha VAS-DEYRES, Ces Français qui ont écrit demain – Utopie, anticipation et science-fiction au xxe siècle, Paris, Honoré Champion, 2013
(2) Écouter à ce sujet L’incroyable légèreté d’Areva et EDF, Sylvain Tronchet, « Secrets d’infos », France Inter (2017)
