Dossier Bure Nucléaire

À Bure : se préparer au début des travaux… et résister

Martha Gilson

En 1994, l’État a ciblé Bure, dans la Meuse, pour enfouir à terme, à 500 mètres de profondeur, environ 10 000 m3 de déchets HAVL (Haute Activité à Vie Longue) et 70 000 m3 de déchets MAVL (Moyenne Activité à Vie Longue). Le projet, appelé Cigéo (Centre Industriel de stockage GÉOlogique), est mis en œuvre par l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Depuis, l’opposition à l’enfouissement des déchets et à la non-remise en cause du développement du nucléaire a pris forme, et la lutte continue contre ce projet démentiel et dangereux.

Silence : Qu’est-ce qu’une reconnaissance d’utilité publique ?
Juliette du Cedra  : Le projet a besoin de deux autorisations pour se construire : il faut qu’il soit déclaré d’utilité publique, et d’intérêt national. Le projet a franchi un nouveau palier au début de l’été en ayant été déclaré d’utilité publique, après une longue période durant laquelle on attendait, espérant qu’il y ait un report. Cela n’a pas été le cas car c’est un projet indispensable à la prolongation et à la relance du nucléaire. Alors que la filière nucléaire montre de gros signes de faiblesse, le projet Cigéo rentre dans une phase plus opérationnelle, plus concrète. Pour le gouvernement, il faut bien montrer que certaines choses avancent. C’est pourquoi il a reconnu Cigéo d’intérêt général, ce qui permet de renforcer sa présence sur le plan de l’urbanisme.
Le problème, c’est que la déclaration d’utilité publique peut donner l’impression que le projet est maîtrisé, alors qu’on n’en connaît pas les contours : on n’a même pas connaissance de l’inventaire final des déchets qui seraient entreposés, qui dépend en partie de l’évolution de la politique énergétique. Les combustibles usés, qui sont actuellement considérés comme matière valorisable, pourraient finalement devenir des déchets (ce qui est déjà une réalité dans les faits), ce qui augmenterait considérablement la quantité de déchets à stocker, et diversifierait leurs spécificités. On ne connaît pas non plus le coût du projet, les estimations variant entre 25 milliards et 100 milliards d’euros. Ce sont des incertitudes colossales. Également sur le plan de la sûreté : l’Andra n’a pas du tout démontré que Cigéo était faisable et sur. Dans ces conditions, c’est scandaleux que ce projet soit reconnu d’utilité publique.

Qu’est-ce qu’implique la reconnaissance d’utilité publique ?
Cette reconnaissance permet à l’ANDRA d’avancer sur le terrain, en lui permettant d’obtenir la maîtrise foncière totale du projet. L’agence dispose déjà aujourd’hui de 83 % de la maîtrise foncière. Depuis 20 ans, avec la SAFER, elle a travaillé au corps les riverains, les paysans, pour obtenir les terres dont elle avait besoin. La centaine d’hectares qu’elle doit encore récupérer sont essentiellement des terres agricoles, des chemins, de la voirie. L’ANDRA peut maintenant légalement lancer des opérations d’expropriation. Aujourd’hui, personne ne possède une plus grande maîtrise foncière que l’ANDRA en Haute-Marne et en Lorraine.
Si l’ANDRA ne peut pas encore lancer le projet Cigéo, la déclaration d’utilité publique permet aussi de mettre en compatibilité les documents d’urbanisme locaux avec le projet Cigéo.
Le projet Cigéo est aussi déclaré opération d’intérêt national. C’est encore plus sournois : cela permet à l’État, sur une zone de 3 641 hectares, soit environ 11 communes autour de Bure, d’avoir l’entière main mise sur la politique d’urbanisme, à la place des élus locaux.

Mais concrètement, les travaux ont commencé ?
Non, l’Andra n’a pas d’autorisation pour le projet. Il y a eu des opérations de reconnaissance, des inventaires, mais pas encore de travaux en tant que tels. Si le projet devait être autorisé, ce ne serait pas avant au minimum 3 ou 4 ans. Mais depuis le 7 juillet 2022, à cause de l’utilité publique et en dehors de l’autorisation du projet, des travaux peuvent commencer pour les aménagements préalables du centre : tous les raccordements électriques, l’alimentation en eau, la construction des réseaux routiers et ferroviaires. Cela va contribuer à ancrer Cigéo physiquement, et rendre le territoire compatible avec le projet. Pour donner une idée, l’approvisionnement électrique nécessaire à Cigéo représente l’équivalent de celui de la ville de Nancy. Et ces travaux sont portés par RTE – gestionnaire du réseau public de transport d’électricité –, de même la réhabilitation de la ligne ferroviaire nécessaire pour Cigéo sera sous maîtrise d’ouvrage de la SNCF même si financée par l’Andra. Ce sont de multiples entreprises, publiques et privées, qui œuvrent aujourd’hui au projet d’enfouissement.

Face à ces avancées juridiques, où en est la lutte ?
La lutte ces derniers temps s’est beaucoup recomposée. Elle a pris un essor impressionnant en 2016 avec l’occupation du bois Lejuc, parce que l’ANDRA avait commencé à défricher illégalement ce bois. Depuis, la répression qui s’est abattue de manière très violente sur l’opposition à Cigéo a eu des impacts lourds sur la lutte (1). Il a aussi fallu, avec difficulté, meubler le calendrier : entre 2018 et 2021 il ne s’est rien passé sur le territoire du côté de l’ANDRA, Cigéo était dans une phase administrative. Ce n’était pas toujours facile de se raccrocher matériellement aux avancées du projet. Mais il y a eu tout de même beaucoup de rendez-vous organisés par divers collectifs du mouvement pour sensibiliser aux enjeux du nucléaire et à Cigéo (cycles de conférences, camps, réunions d’information, manifestations…). Et puis, depuis 2016, la lutte se recompose aussi autour de différents lieux de vie et de passages.

Justement, est-ce que tu peux nous dresser un panorama des différents collectifs en lutte ?
La lutte se construit beaucoup autour de la maison de résistance, à Bure, épicentre du combat. Mais depuis, les lieux d’opposition se sont multipliés, avec différentes maisons collectives achetées par des personnes opposantes au projet dans les villages alentour. On sait que l’ANDRA voit d’un très mauvais œil ces installations sur le territoire.
L’ancienne gare de Lunéville est aussi devenue un vrai lieu de vie de la lutte et un enjeu stratégique, car elle se situe sur une portion de voie ferroviaire qui sera à construire pour raccorder Cigéo à la ligne SNCF. C’est un territoire qui appartient aux opposant·es qui va être concerné par les procédures d’expropriation. Depuis plusieurs mois, il y a de gros chantiers collectifs pour renforcer la défense du lieu, la fête des Barricades par exemple, que l’ancienne gare a accueillie pendant l’été 2022.
Du côté des collectifs, il y a tout un écosystème qui travaille ensemble. La coordination STOP Cigéo regroupe les associations et collectifs de Meuse et de Haute-Marne : le Cedra (Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs), du côté de la Haute-Marne, et Bure Stop 55 du côté de la Meuse. Les élus opposés au projet regroupés dans l’association EODRA, Bure Zone Libre autour de la Maison de résistance, Meuse Nature Environnement, Cacendr (Collectif d’action contre l’enfouissement des déchets radioactifs) et les habitants Vigilants de Gondrecourt. Des assemblées de lutte regroupent les personnes sympathisantes de différents réseaux. Au-delà de ces associations, et des engagements locaux plus informels, il existe un front associatif et syndical d’envergure nationale, qui regroupe des ONG, des associations et des syndicats.
Au mois d’août, il y a eu la 3e édition du festival des Bure’lesques. Organisé par toutes les composantes de la lutte, il s’adresse d’abord à la population locale. C’est un moment très important pour la lutte, et on est toujours surpris de revoir autant de monde, des personnes périphériques à la lutte, mais qui sont bel et bien là, qui regrettent de manquer de prise contre le projet, et qui s’interrogent sur ce qu’il faut faire. Et surtout, beaucoup d’habitants du territoire qui se servent du festival pour renouer avec la lutte et obtenir de l’information sur où en est le projet. Il y a un vrai besoin d’information.

Comment la mobilisation a-t-elle joué sur l’opinion publique ?
Les lignes commencent à bouger grâce à un gros travail de sensibilisation. Même des élus qui ont toujours accompagné le projet ont laissé voir leurs doutes depuis un an, un an et demi. En janvier 2021, l’Autorité environnementale a déposé un avis en lien avec l’étude d’impact global, qui émet de vives critiques et pointe de graves insuffisances dans le dossier de Cigéo : sur le traitement des déchets, le type de stockage, le choix de la couche géologique, l’implantation des installations, le devenir du territoire d’implantation, etc. Cet avis a donné une crédibilité aux arguments des opposants. Pour la première fois, l’autorité environnementale a reconnu l’existence d’un préjudice sanitaire et a recommandé de ne pas développer démographiquement et économiquement la zone, contrairement aux promesses de l’ANDRA sur le développement du territoire.
Les élus locaux, qui étaient amenés à rendre un avis dans le cadre de l’enquête publique sur la demande d’utilité publique, ont été marqué par cet avis. Lors de l’enquête publique, vingt-quatre collectivités ont été invitées à voter, dont onze communes de Meuse et Haute-Marne, deux communautés de communes, six syndicats des eaux, les conseils départementaux de Meuse et Haute-Marne, et la Région Grand-Est. Résultat, quatre communes de proches : Bure, Mandres, Horville, Ribeaucourt ont rendu un avis négatif et seules deux collectivités se sont déclarées favorables sans réserve ! Les autres avis sont toujours assortis de nombreuses conditions et réserves.
Pendant que l’ANDRA ne répond pas aux questions, que le chantier qui s’annonce apparaît de plus en plus gigantesque – au delà des risques liés à la radio-activité, c’est un chantier qui doit durer 130 ans ! – les villages se réveillent.

Comment se mobiliser pour la suite ?
Il faut insister sur l’ampleur du chantier pour venir à bout du projet Cigéo. 32 organisations ont travaillé pendant des années avec 5 avocats pour construire un recours contre l’utilité publique et contre l’opération d’intérêt national, qui a été déposé le 8 septembre 2022. On sait que c’est le début d’une longue bataille juridique.
Mais dans les temps à venir, c’est contre les travaux et les risques d’expropriation, qui vont s’échelonner sur plusieurs années, qu’il va falloir lutter. Les objectifs à court terme, consistent à faire en sorte que les différents collectifs arrivent à se solidifier ensemble pour pouvoir faire face sur le terrain, mais aussi sur le plan juridique, et de la communication. On sait que les trois aspects sont intimement liés. On ne peut pas avoir quelqu’un qui travaille d’un côté sur le recours juridique, d’autres personnes qui occupent le terrain ou d’autres de la communication. L’objectif c’est de faire les trois ensemble et d’écrire les pages d’un futur débarrassé du Cigéo et du nucléaire, ensemble.

(1) En juin 2021, le chef d’accusation « d’association de malfaiteurs » et « bande organisée » a été abandonné lors du procès de 7 prévenus. Ce motif avait fourni le prétexte pour écouter, perquisitionner, surveiller contrôler, isoler et éloigner certaines personnes de la Meuse et de la Haute-Marne.

Contacts
* Burestop 55
BP 10017 - 55001 Bar-le-duc Cedex
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* CEDRA
BP 80017, 52101 Saint-Dizier Cedex
cedra.collectif@gmail.com, tél. : 06 50 69 72 61, https://cedra52.jimdofree.com
* Bure zone libre
2 rue de l’église 55290 Bure
tél. : 03 29 45 41 77, leherissonvengeur@gmail.com
* Réseau Sortir du nucléaire
9 rue Dumenge, 69317 Lyon cedex 04
tél. : 04 78 28 29 22, https://www.sortirdunucleaire.org

Pour aller plus loin
* https://bureburebure.info
* « Déchets nucléaires – Mouvement vers Bure », dossier de Silence, n° 269, avril 2001
* « Habiter la Meuse contre la poubelle nucléaire », Martha Gilson, Silence, n° 468, juin 2018.

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