Dossier Actions contre la guerre Agriculture

Larzac : comment une lutte devient-elle nationale ?

Michel Bernard

Silence : Comment es-tu arrivé sur la lutte du Larzac ?
José Bové :
J’étais alors actif dans un groupe d’objecteurs de conscience de Bordeaux. Ce groupe était en liaison avec le Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté et les communautés de l’Arche (1). En 1973, le groupe organise sa venue dans le Larzac. Plusieurs membres restent tout l’été sur place pour la construction illégale de la bergerie de la Blaquière (2), et l’organisation d’un premier grand rassemblement. C’est à ce moment-là que j’envisage un projet d’installation sur le plateau. Début 1974, ma demande de statut d’objecteur de conscience est rejetée et je dois faire un recours au Conseil d’État. L’ayant obtenu en février 1976, nous nous installons dans le hameau de Montredon, à côté de la maison achetée par Larzac Universités. D’autres personnes viendront nous rejoindre (3).

Comment la lutte du Larzac a-t-elle pris une ampleur nationale ?

On est alors dans une situation sociale particulière. Il y a un traumatisme lié aux guerres : les deux guerres mondiales pour les plus vieux, la guerre d’Algérie pour les plus jeunes. Ces derniers sont dans une logique de modernisation en lien avec la chambre d’agriculture de Millau, contrôlée par le seul syndicat de l’époque, la FDSEA (4). Tout le monde est catholique (5), et les premiers soutiens viennent de prêtres, de mouvements comme la Jac (6). Il y a une unité idéologique et spirituelle. Rapidement, un rapprochement se fait avec l’Arche. Lorsque Lanza del Vasto fait un jeûne à Pâques en 1972, des prêtres locaux, des paysan·nes se joignent à lui en organisant un jeûne tournant. Cela débouche sur le Serment des 103, annonçant le refus de vendre (7). Les paysan·nes choisissent alors la voie de la non-violence. Outre la FDSEA, des syndicats ouvriers de Millau apportent leur soutien, puis des personnalités locales de droite comme de gauche, et les industriels du roquefort, dont le lait provient en partie du plateau du Larzac. Des groupes de soutien se mettent en place dans toute la France, portés par les mouvements non-violents, des syndicalistes et des partis politiques de gauche. Une coordination nationale est créée en 1975. La Chambre d’agriculture édite un premier bulletin de liaison, suivi par Gardarem lo Larzac en 1975. Pour gagner, il faut se faire connaître mais aussi faire en sorte que le public comprenne les enjeux.

Comment s’est négocié l’arrêt du projet ?
Dès 1973, des militants socialistes font le lien avec François Mitterrand, candidat à l’élection présidentielle. Battu par Valéry Giscard d’Estaing, il vient sur place pendant le rassemblement de 1974. Il est alors pris à parti, des cailloux sont lancés. Je pense qu’il s’agissait d’une manipulation des renseignements généraux. Malgré cela, Mitterrand prend clairement position contre le camp militaire. Beaucoup d’élu·es PS alors peu connu·es participent à un jumelage entre une ferme et leur commune : Grenoble, Sète, Montpellier, Villeneuve-d’Ascq, Conflans-Sainte-Honorine, dont le maire est Michel Rocard, etc. À la fin de la marche à pied sur Paris, en 1978, Mitterrand reçoit une délégation. En 1980, Michel Rocard va faire venir secrètement une péniche sur la Seine, à hauteur de l’Assemblée nationale, après l’expulsion du camping du Larzac sous la Tour Eiffel. Est-ce une victoire sociale ou une victoire politique ? De passage dans le Larzac en 1987, une femme remercie Mitterrand, alors président de la République, qui répond : « Avais-je le choix, avec des gens comme vous ? »

Comment vois-tu les autres grandes victoires et quel est l’héritage de celle du Larzac ?
La lutte contre l’aéroport de Nantes démarre à la même époque et, lors du rassemblement de 1973, une délégation de paysans-travailleurs de Notre-Dame-des-Landes vient au Larzac. Et puis le projet est mis en veille et une génération passe sans que cela ne bouge. Mais, lorsqu’il est relancé au début des années 2000, la lutte alors menée par l’association Acipa (8), qui se rappelle les leçons venues du Larzac. Elle va elle aussi apprendre à gérer les recours juridiques, programmer des actions à la veille des échéances électorales, gagner du temps pour sensibiliser la population.
La lutte contre Superphénix a aussi un lien avec le Larzac : en juillet 1976, un camp d’opposant·es réussit à rester quelques jours à l’intérieur du chantier, après une action non violente encadrée par les gens de l’Arche. La violence, l’année suivante, provoque un gros arrêt de la mobilisation.
La marche des Beurs (9) de Lyon à Paris, en 1983, est en partie organisée par Christian Delorme, prêtre, qui, auparavant, était très actif dans le Comité Larzac de Lyon.
Les premières actions de fauchage d’OGM sont une initiative de la Confédération paysanne à partir de 1997 : les paysan·nes sont légitimes pour aller dans les champs. En 2003, le mouvement de désobéissance des Faucheurs volontaires permet d’élargir la lutte à tout le monde. Ce mouvement est né une nouvelle fois à l’initiative d’un compagnon de l’Arche, Jean-Baptiste Libouban, lors du rassemblement sur le Larzac contre la mondialisation.
On retrouve également les paysan·nes du Larzac dans la lutte contre le gaz de schiste, en 2010-2011. Là, il y a des élu·es de gauche comme de droite qui craignent localement la pollution de l’eau. Le risque de perdre la majorité au Sénat a incité le gouvernement à voter rapidement une loi d’interdiction de la fracturation hydraulique (10). Pour ces deux dernières luttes, on doit la victoire à l’ouverture d’esprit de la ministre de l’Environnement de Sarkozy, Nathalie Kosciusko-Morizet.
Je crois que pour obtenir des victoires, il faut faire connaître les enjeux, convaincre le public, construire une stratégie et un rapport de force face aux réalités politiques du moment.

Notes
(1) Les communautés de l’Arche, qui s’inspirent de Gandhi, ont été créées par Lanza del Vasto à partir de 1948.
(2) Le 10 juin 1973, 3 000 volontaires participent à la pose de la première pierre de la construction, financée par des personnes qui déduisent 3 % de leurs impôts.
(3) Ce hameau doit, théoriquement, être détruit pour l’extension du camp militaire.
(4) Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles
(5) Nous sommes quelques années après le concile Vatican II, qui marque un tournant vers l’émancipation et le progrès technologique.
(6) Jeunesse agricole catholique.
(7) Cent huit fermes étaient concernées par le projet. Seules cinq n’ont pas rejoint la lutte.
(8) L’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, créée en 2000, a été dissoute en 2018.
(9) D’abord nommée « Marche pour l’égalité et contre le racisme », elle a été surnommée « Marche des Beurs » par la presse.
(9) Loi du 13 juillet 2011.

La lutte du Larzac en neuf dates
28 octobre 1971 : annonce officielle du projet d’extension du camp militaire de 3 000 à 17 000 ha
28 mars 1972 : 103 des 108 paysans concernés signent le « Pacte des 103 », annonçant qu’ils seront solidaires contre le projet.
7 janvier 1973 : départ d’une marche vers Paris avec 26 tracteurs
25-26 août 1973 : entre 60 000 et 100 000 personnes se retrouvent sur le plateau
17-18 août 1974 : plus de 100 000 personnes se réunissent à nouveau, dont François Mitterrand.
13-14 août 1977 : 50 000 personnes et 100 tracteurs défilent sur le plateau.
2 décembre 1978 : nouvelle marche de 25 jours vers Paris, avec 40 000 personnes à l’arrivée
Mai 1980 : 1030 livrets militaires sont déposés au Parlement européen à Strasbourg.
3 juin 1981 : abandon du projet après l’élection de François Mitterrand.
José Bové
Né en 1953, il devient éleveur de brebis sur le Larzac à partir de 1976. Il participe à de nombreuses actions qui lui valent ses premières condamnations judiciaires (trois semaines de détention préventive en 1976). Membre fondateur de la Confédération paysanne, en 1987, il en est l’un des secrétaires nationaux. En 1995, il participe à la campagne de Greenpeace contre la reprise des essais nucléaires à Mururoa. Il soutient activement les indépendantistes kanaks. Il est membre fondateur d’ATTAC en 1998. En 1999, il participe au démontage d’un restaurant McDonald’s en construction à Millau et dénonce la malbouffe. Il est pour cela condamné à trois mois de prison ferme. La même année, il participe au blocage de la réunion de l’OMC à Seattle, puis mène des actions contre les OGM. En 2004, il quitte la direction de la Confédération paysanne et devient porte-parole de Via campesina, organisation paysanne internationale. En 2007, il est candidat à l’élection présidentielle. En 2009, il est élu député européen sur une liste EELV, puis réélu en 2014. Il prend sa retraite politique en 2019.

Pour aller plus loin :
Christian Rouaud, Tous au Larzac ! Elzévir films et Arte, 2011
larzac.org, le territoire en lutte.
Gardarem lo Larzac, le journal du Larzac solidaire, bimestriel, Montredon, 12100 La Roque-Sainte-Marguerite
Yan Morvan, Larzac 1978, Manufacture de livres, 2021
Larzac, le combat d’un territoire Affiche représentant la carte de la lutte du Larzac, avec une chronologie au verso. À commander pour 5 euros à cartelarzac@laposte.net.

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