Gérard Cazorla nous fait visiter l’usine et nous résume la lutte et le fonctionnement actuel. Cet ancien responsable de la CGT a été l’un des leaders de la lutte puis le premier président de la société coopérative, avant de prendre sa retraite. Il travaillait dans l’usine depuis 1981. Il est toujours actif sur place, notamment pour accueillir les médias. Il faut se rendre compte de l’importance de l’usine : elle occupe plus de 12 000 m², avec une immense salle de conditionnement équipée de différentes machines plus ou moins automatisées, un entrepôt de stockage des matières premières (de gros sacs contenant différentes plantes aromatiques), un autre pour les produits finis prêts à être livrés, avec plusieurs quais de chargement de camions, un troisième, enfin, pour les stocks de conditionnements : emballages carton, étiquettes, films, palettes… Au-dessus de la salle de conditionnement se trouvent les bureaux administratifs, les vestiaires, les salles de réunions. À l’extérieur, un petit bâtiment indépendant accueille un magasin de vente au détail.
Une activité économique rentable
L’usine de conditionnement de thés et tisanes a été créée à Marseille en 1892. Elle prend le nom de Société des thés de l’éléphant en 1927. Elle est rachetée en 1975 par la multinationale Unilever, qui conserve la marque Éléphant. La société devient alors Fralib (Française d’alimentation et de boissons). En 1989, l’usine déménage à Gémenos et opère une automatisation des machines. Un plan de licenciement supprime ainsi la moitié des 150 emplois. « Alors qu’il y avait 70 % de femmes, la mécanisation en a fait partir beaucoup : il n’en reste que 20 % actuellement ». L’usine s’agrandit encore après la fermeture d’une usine Lipton au Havre : 52 familles traversent la France pour rejoindre l’usine de Gémenos. Les effectifs grimpent alors à 260 salarié·es avant de repartir à la baisse. En 2003, la firme décide de supprimer les arômes naturels. « Les ouvriers protestent contre ce glissement vers le chimique qui supprime des savoir-faire spécifiques. » En 2008, 40 personnes sont licenciées. Le 28 septembre 2010, Unilever annonce le projet de fermer l’usine, qui compte alors 182 emplois, pour la délocaliser en Pologne et augmenter ses profits. Une intersyndicale CGT et CFE-CGC se met en place et proteste, car l’usine est bénéficiaire. Les syndicats organisent la surveillance et, plus tard, l’occupation de l’usine. La CGT publie alors des chiffres montrant que la course au profit se fait sur le dos des salarié·es : « en 1990, le salaire moyen était à 40 % au-dessus du SMIC. En 2010, il n’est plus qu’à 3 %… alors qu’en 20 ans, la productivité a été multipliée par deux. Entre 1982 et 2010, on est passé de sept personnes par machine à une seule personne pour trois machines. » Le syndicat calcule également la part du salaire dans le produit fini : pour une boite de thé ou de tisane vendue en moyenne à 2, 30 euros, le coût salarial n’est que de 0, 17 euros.
1 336 jours d’occupation d’usine
« Le 3 janvier 2011, lors d’un comité d’entreprise extraordinaire, l’intersyndicale présente un projet alternatif qui fait le constat suivant : les outils ne peuvent fonctionner qu’avec les ouvriers, ceux-ci sont capables d’entretenir les machines même sans hiérarchie : il est possible de gérer soi-même l’usine. » Le souhait de reprendre les arômes naturels s’exprime, ce qui suppose le retour de machines spécifiques. Il existe une possibilité de développement dans les produits biologiques, en lien avec les productions locales. On peut inventer une forme juridique nouvelle (il n’est pas encore question de Scop). La marque Éléphant est née ici, elle doit rester ici. La réaction de la direction est très négative : elle rejette la possibilité de passer l’usine en coopérative, alors que l’idée fait son chemin au sein de l’intersyndicale. Celle-ci milite pour montrer que l’usine est rentable et, en parallèle, une lutte s’engage contre les « plans de sauvegarde de l’emploi » au niveau des tribunaux. Afin de visibiliser la lutte, des délégués prennent contact avec les politiques pour les faire venir sur place.
Les salarié·es comprennent vite qu’il faut sortir du conflit social local pour en faire un cas d’école, et commencent à mener des actions un peu partout pour apparaître dans les médias nationaux. Ce battage conduit François Hollande, futur candidat à l’élection présidentielle, à se rendre sur place le 22 août 2011. Il participera aussi à un meeting de soutien à Paris en février 2012. D’autres politiques viennent en visite : Arnaud Montebourg, Benoît Hamon…
Pour rendre leur lutte populaire, les syndicats adoptent la même méthode que pour la lutte des Lip dans les années 1970 (1) : ils continuent à faire tourner les machines, vendent des tisanes dans les réseaux militants et se paient ainsi un minimum. « Cette production militante nous a permis de découvrir qu’il y avait des brevets sur des techniques liées aux machines. Cela a été important lors des négociations pour la reprise ensuite de l’usine. »
Unilever ne voulant pas remettre en cause sa décision, l’intersyndicale propose de reprendre l’usine pour 1 euro symbolique, de rester en sous-traitance de la multinationale et de conserver la marque Éléphant. Les syndicats, soutenus par leurs structures juridiques, gagnent à trois reprises devant les tribunaux et obtiennent l’annulation des plans sociaux. Après une troisième annulation, en février 2013, Unilever lance une quatrième procédure, tout en ouvrant en parallèle des négociations, tenues secrètes, avec l’intersyndicale. Cinq réunions ont lieu à l’extérieur de l’usine et Unilever accepte pour la première fois de discuter du projet de coopérative.
Victoire
En mai 2014, après 1 336 jours d’occupation (trois ans et huit mois), un accord est finalement trouvé : Unilever conserve la marque, cède l’usine et les machines pour 1 euro et finance la création d’une société coopérative et participative : Scop-Ti. La valeur de l’outil industriel est alors estimée à sept millions d’euros, et l’aide au démarrage consistera à verser 2, 85 millions, de quoi permettre à l’usine de redémarrer en refaisant des stocks. En septembre 2012, le ministre Arnaud Montebourg demande à la Communauté urbaine de Marseille de racheter les locaux alors loués à une société civile immobilière par Unilever. Cela sera fait pour un montant de 5, 3 millions d’euros.
Au fil du temps, des salarié·es sont parti·es, soit en acceptant individuellement les indemnités proposées par Unilever (60 000 euros en 2011, plus 30 000 euros obtenus en 2012 grâce aux recours juridiques), soit en ayant atteint ou étant proche de l’âge de la retraite (la moyenne d’âge était élevée car la firme n’embauchait plus depuis longtemps). Soixante-seize salarié·es sont allé·es jusqu’au bout et, finalement, 58 personnes ont investi 177 000 euros provenant de leurs indemnités de licenciement. Quarante-six sont alors salarié·es (les douze autres à la retraite).
L’expérience de l’autogestion
Pour bien comprendre comment fonctionne une coopérative, l’intersyndicale a fait venir des expert·es des syndicats et des avocat·es, puis organisé des visites d’autres sites (2).
« La structure comprend une assemblée générale, où sont notamment déterminés les salaires et l’organisation du travail, un conseil d’administration de 11 personnes chargé de mettre en pratique les décisions de l’assemblée générale, et un comité de pilotage qui gère les décisions journalières, ce dernier étant composé d’un président, d’un directeur général et d’un directeur délégué. »
De longues discussions ont permis de trouver une solution concernant les salaires : « Les catégories initiales sont conservées, mais le salaire est le même pour tout le monde au sein de chaque catégorie, ce qui respecte la convention collective. » L’échelle des salaires va de 1 600 à 2 000 euros net par mois (soit un coefficient de seulement 1, 3). Le principe du 13e mois a été suspendu, le temps de renouer avec les bénéfices. Le temps de travail, 35 heures par semaine, a été annualisé : en été, on vend moins de tisanes. Cela a conduit à avoir deux équipes en hiver et une seule en été. L’été, l’usine ne fonctionne que le matin, ce qui évite la chaleur parfois étouffante dans les locaux l’après-midi.
Les arômes naturels sont réintroduits dans la production et une nouvelle gamme de produits mise sur l’agriculture biologique : ce sera la marque 1336. Pendant la lutte, des contacts ont été pris avec des syndicats agricoles et il semble possible de relancer la filière du tilleul dans le nord du Vaucluse et le sud de la Drôme. Alors que la production était de 400 à 500 tonnes par an dans les années 1980, la production a chuté à moins de 15 tonnes dans les années 2000 : les tilleuls sont toujours là, mais les fleurs ne sont plus cueillies, faute de débouchés. Depuis,une dizaine de product·rices de tilleul ont pu redévelopper leur activité. Au fil du temps, d’autres plantes locales sont achetées en quantité pour élargir la gamme de tisanes biologiques avec des regroupements de product·rices comme l’Herbier du Diois ou Elixens (3). Fin 2017, l’entreprise propose sept thés bios équitables et 19 infusions bios aux arômes 100 % naturels.
Retour aux bénéfices
L’usine recommence à fonctionner en octobre 2015. Tous les salarié·es s’étant inscrit·es à Pôle Emploi, la prolongation de leurs indemnités en 2016 est négociée. Des contacts sont pris avec les chaînes de supermarchés pour y être référencé, certaines signant des contrats pour réaliser le conditionnement de leur marque distributeur chez Scop-Ti. Ce travail est le plus souvent invisible, malgré les demandes de Scop-Ti de mentionner leur travail sur l’emballage.
« La productivité, par rapport à l’ancien rythme d’Unilever, a fortement baissé, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. »
Les premières années sont lourdement déficitaires : jusqu’à 100 000 euros par mois en 2017. Si les salarié·es ont récupéré l’outil de travail, l’ancienne clientèle leur échappe : la marque Éléphant est toujours vendue… mais elle provient d’une usine polonaise du groupe Unilever. Une association de soutien voit le jour pour maintenir les ventes militantes : Fraliberthé (4). En 2017, Scop-Ti lance un appel à financement participatif pour reconstituer sa trésorerie, ce qui lui permet de lever 700 000 euros.
D’année en année, le déficit diminue et le chiffre d’affaires augmente (5)… Enfin, en 2020, pour la première fois, le résultat est positif. Scop-Ti produit environ 10 % de ce que produisait Unilever, ce qui fait que de nombreuses machines sont sous-employées. Vingt-quatre anciennes machines, qui ne sont plus aux normes françaises, ont même été mises en vente.
Du fait de ces difficultés financières, en 2021, il ne reste que 39 salarié·es. Sept départs à la retraite n’ont pas été remplacés jusqu’au 1er juin 2020 où, pour la première fois, une personne a été embauchée, la première à n’avoir pas participé à l’occupation de l’usine. Cette embauche symbolique marque la pérennisation de l’entreprise autogérée.
Michel Bernard
Scop Ti, ZA de la Plaine de Jouques, 500, avenue du Pic-de-Bretagne, 13420 Gémenos, tél. : 04 42 32 53 00, contact@scop-ti.com
(1) En avril 1973, quand la fabrique de montres Lip, à Besançon, dépose le bilan, 480 emplois sont menacés. L’usine est occupée, un stock de 25 000 montres est caché à l’extérieur. Les ouvrièr·es continuent de fabriquer des montres qui sont vendues par le biais de réseaux militants. D’août 1973 à février 1974, les gardes mobiles occupent l’usine. Des grèves de soutien ont lieu dans les usines voisines et, le 29 septembre 1973, une marche réunit environ 100 000 personnes à Besançon. Le 11 mars 1974, après des négociations gérées par le Premier ministre, l’usine recommence à fonctionner sous une forme autogestionnaire. Mais l’expérience s’arrêtera trois ans plus tard, faute de pouvoir rembourser le passif initial. Différentes tentatives de reprise de la marque auront lieu, jusqu’à un dernier dépôt de bilan en 1990.
(2) En particulier chez Ceralep, à Saint-Vallier (Drôme) où une coopérative a repris la production de céramiques industrielles après un dépôt de bilan en 2004.
(3) Herbier du Diois, 26410 Châtillon-en-Diois, tél. : 04 75 21 25 77, https://www.herbier-du-diois.com/ et Elixens, SICA Bio-Plantes, Pôle Bio, 150, avenue de Judée, 26400 Eurre, tél. : 04 75 46 44 68.
(4) https://fraliberthe.fr/
(5) Chiffre d’affaires 2015 : 0, 65 M d’euros 2016 : 1, 3 M d’euros ; 2017 : 3 M d’euros 2018 : 3, 8 M d’euros 2019 : 4 M d’euros 2020 : 4, 2 M d’euros.
