Depuis le début de la guerre opposant deux gros producteurs de céréales, l’Ukraine et la Russie, les cours de l’huile, du tournesol, du colza, du blé ou encore du maïs ont atteint des taux record. Des droits exceptionnels pourraient être accordés aux agriculteur·trices français·es, pour leur permettre d’utiliser les terres obligatoirement au repos. « La Commission va proposer d’adopter une suspension (des règles), afin qu’on puisse utiliser ces terres pour la production protéinique, car il y a évidemment un manque de nourriture pour les élevages » a indiqué à l’AFP le commissaire européen à l’agriculture Janusz Wojciechowski (1).
Quand la terre rencontre l’entreprise
Il faut se représenter la terre comme le réservoir alimentaire du pays. Lorsque les incertitudes politiques se multiplient, le foncier agricole apparaît sous une lumière un peu plus crue. La terre, essentielle et stratégique, est gouvernée d’un peu plus près. Mais à qui appartient-elle ? Depuis une dizaine d’années, la terre attire les grandes entreprises. Après avoir avalé la transformation des produits agricoles et leur distribution, elles investissent la production agricole elle-même. Enseignes de la grande distribution, leaders de l’agroalimentaire, du secteur pharmaceutique ou du secteur cosmétique : ils sont de plus en plus nombreux à convoiter le patrimoine agricole.
Au sud d’Orléans, Fleury Michon possède un élevage où naissent six-mille porcelets par an.
À la ferme, des ouvrièr·es font les travaux agricoles. À des centaines de kilomètres, les dirigeants de Fleury Michon surveillent sur leurs écrans les cours des matières premières. Ayant fondé sa croissance à l’origine sur le secteur commercial, cette entreprise fait à présent du contrôle de l’activité agricole un élément clé de sa stratégie.
Mais pourquoi la terre voit-elle arriver des investisseurs auxquels elle avait échappé jusque-là ? Le monde rural, tout bucolique qu’il semble être, n’est pas simple. Un·e agriculteur·trice sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. À force de travailler soixante heures par semaine pour quelques centaines d’euros, avec des montagnes de crédit dont on ne voit pas le bout, l’amertume des agriculteur·trices grandit. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les fortunes de l’industrie soient bienvenues là où l’argent manque.
Les Safer, d’intérêt général ?
Les autorités, de leur côté, ont de moins en moins de moyens pour faire garde-fou. Pour le comprendre, il faut se pencher sur les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Il en existe une par département. Placées sous tutelle du ministère de l’Agriculture et du ministère de l’Économie et des Finances, les Safer sont des sociétés anonymes sans but lucratif. Leur création en 1960 devait permettre à la puissance publique d’intervenir sur le marché des terres pour exercer une mission d’intérêt général, celle de redistribuer le foncier agricole en faveur des agriculteurs.
Chaque Safer locale se voit obligatoirement informée lorsqu’une transaction est en vue, notamment quand un·e agriculteur·trice vend ses terres au moment de partir à la retraite. Le code rural leur confère un pouvoir important avec un droit de préemption, qui leur permet d’acquérir le bien avant tout autre acheteur afin de fixer un nouveau prix et de faire un appel à candidature.
Mais, en pratique, les exemples d’écarts abondent. Pourquoi les Safer acceptent-elles de vendre des terres à Fleury Michon ? Contacté au sujet de ce type d’opérations, Emmanuel Hyest, le président de la Fédération nationale des Safer, ne souhaite pas s’exprimer. Comment comprendre le dévoiement d’un organe d’État ? Déjà en 2014, la Cour des comptes critiquait une gestion « peu transparente » et recommandait un « meilleur encadrement ». Un écrit fut publié, il s’intitulait : Les dérives d’un outil de politique d’aménagement agricole et rural. Dans ce rapport, les magistrats reprochaient aux Safer de perdre de vue leur mission initiale : elles n’installent plus suffisamment de jeunes agriculteur·trices.
Un abandon de l’État
La baisse drastique des moyens accordés aux Safer y est-elle pour quelque chose ? À leur création, elles étaient financées à 80 % par des fonds publics. Mais ces subventions de l’État n’ont cessé de fondre et, depuis 2017, l’État ne finance plus du tout les Safer, sauf en outre-mer. Le peu d’argent public qui reste – 2 % du budget en moyenne – provient essentiellement des régions. Aujourd’hui, 90 % du budget des Safer viennent des commissions qu’elles touchent sur les ventes. Et les 8 % restants sont issus d’études et de conseils, principalement à destination des collectivités territoriales. Ainsi, la plupart de leurs recettes sont désormais apportées par les transactions qu’elles réalisent pour vivre. Aujourd’hui sous-équipées, elles peinent à remplir leur mission. Pour maintenir leurs finances en bonne santé, elles ont intérêt à enchaîner les transactions et peuvent parfois mettre de côté leur objectif premier.
En théorie, il est prévu que les Safer facilitent l’installation des jeunes agriculteur·trices. Mais lorsqu’un gros industriel se présente, elles ont du mal à dire non. À côté de Grasse (Alpes-Maritimes), Chanel achète l’hectare à un million d’euros pour cultiver les fleurs qui entrent dans la composition de ses parfums. En proposant de tels prix, la société Chanel est sûre d’emporter le marché. À moins que la Safer locale ne s’y oppose : le code rural lui attribue la faculté d’utiliser son droit de préemption « avec révision de prix ». Si le tarif est surévalué, elle peut exiger une baisse. La Safer diffère alors la transaction, le temps de proposer au vendeur de nouvelles conditions conformes au prix local de la terre, fixé chaque année dans un document officiel, « Le Prix des terres ». Mais Chanel ne semble pas soumise aux mêmes lois que tous. La Safer locale autorise la vente. À ce sujet, Emmanuel Hyest, le président national des Safer, ne souhaite pas non plus s’exprimer.
David contre Goliath
Les perturbations pour le marché foncier sont pourtant réelles. La terre agricole voit s’affronter des prétendant·es à armes inégales. Quand le prix de la terre atteint de tels sommets, les jeunes agriculteur·trices ne peuvent pas suivre. Florian Duchemin se dit écœuré par cette « bagarre de l’hectare ». Après avoir recherché pendant quatre ans une parcelle pour s’installer en maraîchage dans la Drôme, il a dû trouver un travail dans l’informatique : « Vu le prix, bientôt il sera plus facile d’acquérir un trois-pièces à Paris qu’un hectare de terre arable ». « La concurrence est déloyale », conclut ce trentenaire en pointant des acheteurs qui viennent du monde industriel. Leur arrivée remonte au début des années 2010. Cette évolution survient au mauvais moment : un-e agriculteur-trice sur quatre a plus de 60 ans. Dans les trois années à venir, 160 000 exploitations devront trouver un successeur. Tout est prêt pour un transfert massif. Qui seront les prochain·es paysan·nes ?
Sans réelle opposition pour les freiner, les firmes avancent dans l’espace rural. Leurs fermes passent souvent inaperçues. À qui appartient la terre ? Il n’y a aucune marque dans le paysage. Toute une cohorte d’entreprises prennent du pouvoir à la campagne : elles achètent ou louent les terres, les cultivent et organisent les récoltes à l’insu du plus grand nombre. À l’heure où l’agriculture paysanne a la cote, cette mutation discrète est en cours. Il faut contribuer à révéler cette dynamique qui échappe à l’appareil statistique. Sur les 26,7 millions d’hectares que compte la France, les grandes entreprises en possèdent-elles 100.000 ou 1 million ? Personne ne peut le dire aujourd’hui. Il est temps que les décideurs politiques s’emparent du sujet pour que l’on puisse mesurer sa valeur statistique exacte.
Une gestion à huit clos
Au fil des mois d’enquête, je me suis souvent confrontée à la difficulté d’accéder à l’information. Lorsque les portes sont fermées, il semble d’autant plus urgent de s’immiscer dans les rouages des transactions foncières. Car les nouveaux propriétaires fonciers font l’agriculture de demain. Qui sont-ils ? Dans quel intérêt investissent-ils ? À qui doivent-ils rendre des comptes ? Nous avons le droit de connaître les ressorts de ce que nous achetons.
Quand une terre est cultivée par un groupe industriel, où est l’intérêt de la population ? La question devrait pouvoir être posée dans l’instance de la Safer. Problème, les commissions où se déroulent les ventes de terre se passent à huis-clos. Ainsi, les instances en charge des affaires foncières ne sont pas ouvertes au public. Les Safer ont tous les attributs d’un parlement pour partager le foncier – sauf la transparence. « Nous ne connaissons pas la teneur des échanges, nous n’avons aucun renseignement sur les débats, mais seulement sur la décision prise », explique Thomas, agriculteur en Loire-Atlantique. Pour lui, la démocratie pratiquée à la Safer ne devrait pas se passer à huis clos. « Pourquoi ne peut-on pas s’inscrire pour assister à un comité technique comme on peut le faire dans un conseil municipal ? »
Dans les années à venir, les hectares qui se vendront vont-ils conforter l’agriculture de firme ou un autre modèle agricole ? C’est le rôle de nos Safer d’en décider. L’arbitrage des autorités sur un acte aussi primordial pour la vie, celui de manger, doit être davantage compris et mis en lumière.
(1) « Bruxelles va proposer de cultiver les jachères pour doper la production de l’UE », AFP, 17 mars 2022, https://www.terre-net.fr
Pour aller plus loin :
Hold-up sur la terre, Lucile Leclair, éd. du Seuil, 2022, 160 p ., 12 €
Non à la militarisation des vallées cévenoles
L’armée française a acheté en toute discrétion un mas cévenol au pied du Larzac, sur la commune de Tournemire, dans l’Aveyron. Dans le même temps, dans les Cévennes, sur la commune de Saint- Jean-du-Gard, une autre ferme était au printemps 2022 en cours d’achat pour la légion du Camp des Garrigues de Nîmes. Si la commune y est favorable, les résistances sont nombreuses. Une marche contre la militarisation a eu lieu le 8 mai à Saint-Jean-du-Gard. Ces deux terrains ont été achetés discrètement à la Safer, organisme d’État censé gérer les passations de terre et garantir leur vocation agricole. GG
Affaire à suivre dans Gardarem lo Larzac, le journal du Larzac solidaire, Montredon, 12100 La Roque-Sainte-Marguerite, http://larzac.org.
