Dossier Alternatives Travail

Les coopératives gagnent du terrain

Michel Lulek

Quelle est la vitalité du mouvement coopératif et des aspirations à « travailler autrement » ? Quels sont les pratiques et les cadres juridiques qui permettent à la solidarité et à l’autogestion de s’épanouir au mieux dans une entreprise ? Les réponses sont plurielles, estime Michel Lulek, acteur du milieu des coopératives depuis longtemps.

Silence : Les initiatives qui essaient de travailler autrement en s’émancipant en partie des contraintes capitalistes liées à la hiérarchie, à la propriété des moyens de production, au profit, etc., ne datent pas d’hier, avec le mouvement coopératif notamment. Pensez-vous que cette aspiration à travailler autrement gagne du terrain aujourd’hui ?

Michel Lulek  : Elle gagne du terrain… mais reste néanmoins marginale. Prenons quelques chiffres. En France, le mouvement des Scop regroupe aujourd’hui 3 611 coopératives et représente près de 67 200 salarié·es. Il n’y en avait que 2 165 il y a dix ans, représentant alors 43 360 salarié·es. Une progression de 67 % en nombre et de 55 % en effectif, en dix ans ! Rien qu’en 2020, il y a eu 4 000 emplois supplémentaires, dont 1 400 liés à la création de 203 Scop ou SCIC dans l’année. Ces statuts sont donc en forte expansion. D’un autre côté, 67 200 salarié·es, ça ne représente que 0, 33 % des quelque 20 millions de salarié·es du privé en France… c’est-à-dire pas beaucoup !
Néanmoins, l’aspiration à travailler autrement ne se traduit pas par l’adoption de tel ou tel statut mais, plus souvent, dans les pratiques réelles. Si on interroge les jeunes Scop qui se créent aujourd’hui, souvent de petite taille (pour 2020 la moyenne des créations tourne à 7 salarié·es), on constate qu’elles mettent en avant des valeurs et des pratiques résolument critiques vis-à-vis des formes de travail traditionnelles.
Quelques exemples : en 2014, trois jeunes géologues créent leur bureau d’études. Pourquoi en Scop ? « Je ne voulais pas être dans une relation patron-salarié et je voulais qu’on soit plusieurs à mener la barque. » Et ils travaillent à 80 %, « afin d’avoir du temps pour les enfants et la famille ». En 2007, un bureau d’études en écologie aquatique de près de 90 salarié·es se transforme en Scop à l’initiative de son fondateur : « Être patron ne m’allait pas du tout ! » résume-il. Trois interprètes spécialisées en langue des signes créent leur Scop en 2017 : « Nous ne voulions pas de lien hiérarchique entre nous dans la prise de décisions. »

« Le sens au travail s’affirme comme une priorité »

Les créations actuelles de coopératives sont très souvent liées à des préoccupations de cet ordre : qualité de vie au travail, partage des responsabilités, mais aussi souci à terme de transmettre facilement l’entreprise à d’autres, volonté d’agir ensemble, et refus du primat exclusif donné au travail et à l’économie, surtout lorsque celui-ci apparaît à l’origine de beaucoup de nos maux sociaux ou environnementaux. Un responsable d’une fédération de coopératives de commerçant·es (qui n’a rien d’alternatif) m’a confié que la crise sanitaire avait accentué ce genre d’exigence : « Cela se voit dans le recrutement de nos collaborateurs. Il y a une forte demande de qualité des conditions de travail, qui se traduit parfois par des exigences peu compatibles avec le commerce de détail (ne pas travailler le samedi, avoir des horaires moins contraignants, apprécier le télétravail, etc.). » Et oui, travailler plus, la start-up nation, la compétition, le boulot comme lieu privilégié de l’épanouissement personnel, etc. sont loin d’être partagés par tous !
Quelques autres indices : parmi les jeunes âgé·es de 18 à 24 ans, un sondage de 2020 nous apprend qu’ils et elles sont 45 % à se déclarer intéressé·es par l’économie sociale et solidaire pour lancer leur propre activité, et 59 % pour y travailler. Des chiffres en hausse d’une année sur l’autre, et qui sont d’autant plus élevés que les questionné·es sont jeunes. « Malgré la crise, le sens du travail s’affirme comme une priorité pour cette génération », commentent les auteurs du sondage. Et combien de jeunes, après un bac + 5, décident de tout lâcher pour devenir boulang·ère, menuisi·ère ou maraîch·ère ?

« Un mouvement de société à bas bruit »

De même, le développement des coopératives d’activité et d’emploi (CAE) dans lesquelles des entrepreneu·ses individuel·les se réunissent pour développer leur propre activité dans le cadre sécurisé d’une Scop ou d’une SCIC dont ils et elles sont salarié·es, apparaît comme une réponse à l’autoentrepreneuriat précarisé. La création de Scops de livreu·ses à vélo est clairement une alternative à l’ubérisation de ce genre de métiers (1). On observe aussi la position d’un certain nombre de militant·es qui ne se satisfont pas du seul combat politique ou syndical, et qui veulent agir concrètement, pour elles et eux, pour leurs proches, avec leurs ami·es, sans pour autant délaisser la lutte politique, mais en l’adossant à une activité économique qui ne soit pas complètement déconnectée de ce pour quoi ils et elles continuent à militer. Bref, oui, il y a sans conteste un mouvement de société à bas bruit qui va dans ce sens et qu’on perçoit de manière plus nette à l’échelle de microterritoires ruraux ou urbains.

Notre dossier présente plusieurs entreprises qui ont fait le choix de travailler autrement, de manière autogérée notamment, via des trajectoires diverses. L’autogestion est-elle le dénominateur commun des manières de travailler « alternatives » ?

À chacun·e d’employer les mots qu’il ou elle souhaite. Ce qui est riche dans ces initiatives, c’est leur inventivité, leur créativité, leurs trouvailles, leur liberté ou les modalités d’organisation qu’elles mettent en place. Là, on va gérer très horizontalement, ici on choisit l’égalité salariale (ou on réduit l’échelle des salaires), ailleurs on se donnera la possibilité de respirer sur des périodes longues comme dans cette Scop de 16 salarié·es en couverture-zinguerie où l’on travaille sur 4 jours (quatre fois 9 heures), avec un temps de travail très ouvert et adaptable aux besoins des salarié·es (1). Là, on va fonctionner de manière très informelle et collégiale, ailleurs on se structurera davantage. Pour que ça marche, il faut que les choses soient décidées au plus près par les personnes qui sont concernées. Donc, forcément, ça a à voir avec l’autogestion et l’autonomie (2).

Attention aux fausses alternatives

Quelles sont les nouvelles évolutions et contraintes, liées à l’économie actuelle, avec lesquelles il faut composer davantage qu’il y a quelques années ou décennies pour s’en émanciper ?

Parmi les évolutions récentes qui contribuent à rendre difficile la réalisation de véritables alternatives, je vois trois points d’attention. D’abord, la confusion : tout mélanger pour embrouiller le sens même des mots. Les « entreprises à mission » ou la « raison d’être » des entreprises, notions introduites par la loi Pacte de 2019 dans le code du commerce et le code civil, nous font croire que les grandes entreprises sont devenues et peuvent devenir (sérieusement) responsables… Le secrétariat d’État de l’économie sociale et solidaire, confié en 2020 à Olivia Grégoire, s’intitule « Secrétariat de l’économie sociale, solidaire et responsable », diluant l’identité « ESS » dans un gloubi-boulga unanimiste où le monde de l’entreprise est envisagé comme relevant de l’intérêt général…
Second point d’attention : la croyance au numérique et au digital comme avenir d’une économie vertueuse et démocratique, au nom du discours déjà ancien sur le partage des connaissances. Il y a là un piège évident, ce qui ne doit pas nous empêcher d’agir sur ce secteur pour en maîtriser les enjeux, mais avec prudence et sans naïveté.
Troisième point (qui n’est pas sans lien avec le second) : la question des libertés qu’on a pour agir aujourd’hui dans la société. Beaucoup d’initiatives pour « travailler autrement » font, par exemple, le choix d’un statut associatif. Or, on assiste depuis plusieurs années à un renforcement des atteintes aux libertés associatives, dont l’une des dernières manifestations est l’obligation de signer un « contrat d’engagement républicain » depuis le 1er janvier 2022 si l’on veut recevoir une aide publique, engager un·e jeune en service civique ou bénéficier d’un agrément… Cela n’empêche pas d’agir, mais fait partie d’un ensemble de dispositifs qui visent à contraindre de plus en plus tout espace de liberté et de création et à empêcher toute parole ou initiative qui n’irait pas dans le sens de la glorification de l’économie et de la technologie comme réponses aux problèmes écologiques ou sociaux.

Les structures administratives actuelles (Scop, Gaec, SCIC, association…) vous semblent-elles faciliter ou bloquer la volonté de s’organiser en dehors du système et de le subvertir ? Peut-on rester dans l’alternative avec, par exemple, des collèges institutionnels dans les SCIC ?

Les structures que vous citez sont en effet celles que privilégient les personnes qui construisent collectivement des alternatives. Non qu’elles soient des structures idéales mais, tout simplement, parce que ce sont les plus proches des valeurs de ces démarches. « À partir du moment où on croise les objectifs sociaux et les modalités collectives, on rencontre forcément les coopératives » explique par exemple Jérémy Brémaud, cofondateur de la Scop Ellyx, agence d’innovation sociale dans laquelle la gérance est tournante. Mais si statut ne vaut pas vertu, le statut n’est jamais totalement une bride. On peut toujours faire « mieux ». Si aucun statut ne prévoit un fonctionnement autogestionnaire, on peut néanmoins en instituer un, réel (et non illégal) derrière le fonctionnement légal.

La créativité avant tout

Ainsi, contrairement aux associations dont la gouvernance est libre, où l’on peut ne pas avoir de président par exemple, dans les autres formes d’entreprendre, il faut forcément un·e dirigeant·e nominati·ve : gérant·e, PDG, etc. Qu’à cela ne tienne : dans telle Scop, on tire au sort le gérant, dans telle autre on nomme tout le monde co-gérant·es ! Évidemment, ce genre de pratique n’est pas très courant mais le statut juridique n’est jamais l’obstacle principal, même s’il faut parfois prendre quelques libertés avec le droit… sans pour autant le crier sur tous les toits.
Même la présence de collectivités au sein des SCIC n’empêche pas forcément d’agir. D’autant que les collectivités qui s’engagent dans de tels projets le font en général à cause de l’intérêt collectif qu’ils représentent. Et on a tout intérêt, en se méfiant certes de l’instrumentalisation ou de la récupération, à établir avec des communes, voire des communautés de communes, des complicités ou des alliances locales. Dans le cas particulier des SCIC, le principe coopératif « un·e associé·e = une voix » ne donne pas plus de pouvoir à la collectivité qu’aux salarié·es ou aux bénéficiaires qui sont eux et elles aussi, forcément, associé·es. Non, les obstacles principaux ne sont vraiment pas là.

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

Éditions Repas, 4, allée Séverine, 26000 Valence, tél. : 04 75 42 67 45, http://editionsrepas.free.fr
Ambiance bois, 23340 Faux-la-Montagne, tél. : 05 55 67 94 06, www.ambiance-bois.com
La Navette, Le Bourg, 23340 Faux-la-Montagne, tél. 05 55 64 49 93, www.les-scop.coop

(1) Entre celui ou celle qui travaille 15 jours puis s’arrête autant et celui ou celle qui fait un chantier de trois mois et va faire autre chose les trois mois suivants.
(2) Cela nécessite la bonne maîtrise et la connaissance des tenants et aboutissants de l’ensemble des paramètres de l’entreprise, le dialogue, la discussion et la définition claire et exprimée des priorités de l’entreprise.

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