« La machine clef de l’âge industriel moderne n’est pas la machine à vapeur mais bien l’horloge. […] Chaque heure sonne l’information, aux allures d’injonction, comme une nouvelle manière de battre le tambour. Puis sont venus les chandelles, les cheminées, l’éclairage au gaz, les ampoules. Depuis que l’électricité remplit chaque heure de la journée, le temps est devenu argent et le cours du sommeil a chuté. La révolution industrielle pouvait démarrer ».
Silence : À partir de quand notre sommeil s’est-il dégradé ?
Brice Faraut : L’invention de l’électricité n’est pas négligeable, elle a révolutionné les méthodes de travail. Et permet à la révolution industrielle d’inventer le travail de nuit. Les usines tournaient 24h/24 7j/7. Mais la lumière de nuit n’est pas naturelle et dérègle fortement l’organisme. Le fantasme de sociétés du tout éveil gomme au maximum nos rythmes physiologiques. Le premier étant celui du jour et de la nuit. Comme tous les animaux, nous avons été construits en fonction du cycle de l’humidité, de la température et évidemment de la lumière. Celles et ceux qui vivent au plus proche de la nature avec peu d’influence extérieure ont des rythmes de sommeil bien différents. C’est le cas des populations autochtones d’Amazonie. Leur sommeil est plus marqué en fonction des saisons. Elles dorment davantage en hiver comme il y a moins de lumière, et moins en été et au printemps.
Quels sont les impacts de l’utilisation des écrans sur notre sommeil ?
Les écrans sont constitués de lumière bleue à LED car cela coûte moins cher pour les industriels à produire, et c’est plus vendeur qu’un jaune fade ! Depuis 15 ans, on a découvert selon une étude de Santé Publique France publiée en 2019, la présence de récepteurs à mélanopsine, photopigments contenus dans la rétine, extrêmement sensibles à la lumière bleue. Le soir si vous restez 1 à 2h avec une tablette sans aucune autre lumière, cela décale la libération de mélatonine, l’hormone du sommeil et provoque un endormissement plus tardif. Comme les gens ne se lèvent pas plus tard le matin cela réduit clairement la quantité de sommeil et la qualité de l’endormissement.
Qui sont les profils en manque de sommeil ?
Le fantasme d’avoir un·e travailleu·se disponible en permanence permet d’optimiser la récupération de sommeil en empiétant sur le sommeil lent profond. Ce sont les personnes les plus précaires qui récupèrent les horaires les moins acceptables physiologiquement. Celles et ceux qui font des ménages dans les bureaux sont de vrais fantômes. Ils et elles arrivent à 5 h 30 le matin, ont une grosse coupure et reviennent le soir. Les horaires fragmentés sont terribles pour l’organisme. Bien souvent ces personnes n’ont pas le temps de faire l’aller-retour pour faire la sieste à cause des temps de transports. Mais le pire c’est pour celles qui tournent. Elles prennent leur poste tôt le matin, l’après-midi ou tard le soir. Une infirmière en poste de 14 h à 21 h se couche souvent après minuit. Et lorsqu’elle repasse du matin le lendemain, la journée débute à 7 h donc il faut se lever à 5 h… L’irrégularité et la fragmentation des horaires sont dures physiologiquement et imposent un décalage avec la vie familiale. Cela pousse parfois à l’isolement social.
Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics sur le sujet ?
Nous avons déjà eu des rapports avec l’Éducation nationale. La solution qui est évidente c’est de commencer l’école 1 h plus tard le matin. Mais c’est bien compliqué à organiser comme les parents travaillent à heure fixe. C’est tout un processus global qu’il faut donc remettre en question ! Il y a tout de même des réflexions au lycée pour commencer plus tard.
La sieste est-elle institutionnalisée au travail ?
La sieste de récupération dans le cadre du travail se démocratise de plus en plus. Même si pour certain·es c’est un peu un pansement d’affichage, les responsables ont bien conscience des besoins de sommeil de leurs employé·es, surtout dans les petites entreprises. En revanche ce n’est pas si simple à organiser. Il faut vraiment réfléchir à l’environnement. L’idée n’est pas juste de mettre des lits à disposition n’importe où. Dormir 10 ou 20 minutes permet d’améliorer un certain nombre de facteurs dans les 2 à 3 heures qui suivent et augmente l’efficacité au travail pendant l’après-midi. Une sieste de 6 minutes permet par exemple d’augmenter la capacité de restitution ! La sieste n’est pas seulement présente chez Google et dans les start-up avec baby-foot et canapés dans les salles de repos ! En général c’est la médecine du travail qui me contacte pour que j’intervienne dans les entreprises. La sieste de récupération permet de lutter contre la dette de sommeil, c’est un outil de santé publique.
Quand faire la sieste ?
C’est notre horloge biologique qui gouverne nos rythmes et instaure un petit creux de vigilance en début d’après-midi, vers 13h avec une légère baisse de la température du corps, ce qui constitue l’heure physiologique de la sieste. Lorsque nous sommes en manque de sommeil, ce creux se fait ressentir d’autant plus fortement. Il est primordial de déculpabiliser le rapport que l’on peut avoir au sommeil pour comprendre que faire la sieste, c’est du temps gagné et pas du temps perdu. Même du point de vue d’un employeur, pour être plus productif. Prendre conscience de ce besoin naturel nous permet d’être mieux au monde et mieux avec les autres finalement. Voyez comme on peut être irritable, de mauvaise humeur, déprimé, etc. Mieux dormir permet de mieux penser.
Maureen Prisker
Brice Faraut est membre de l’équipe de recherche VIFASOM, Vigilance Fatigue Sommeil et Santé Publique, au Centre du sommeil et de la vigilance de l’Hôtel-Dieu à Paris.
Sauvés par la sieste. Petits sommes et grandes victoires sur la dette de sommeil, éd. Actes Sud, 2019, 258 p., 20 €
« Il existe un bijou de miniaturisation qui offre à l’organisme le luxe de mesurer le temps, c’est l’horloge centrale. Deux ensemble de dix-milles neurones scandent sur vingt-quatre-heures un grand nombre de rythmes biologiques qui synchronisent l’ensemble des fonctions de l’organisme. Nos performances physiques et intellectuelles dépendent de ce tic-tac intérieur. » Brice Faraut
