Cristina Yurena Zerr : Jessica Reznicek, quel est votre rapport à la nature ?
Jessica Reznicek : J’ai été élevée en étroite relation avec la nature : les fleuves, les arbres, les forêts. Tout cela a beaucoup contribué à définir ce qui compterait parmi mes priorités dans la vie. Avant tout, c’est mon rapport à l’eau qui a été important. Enfants, nous nagions dans les rivières sans nous préoccuper des conséquences sur notre santé.
L’oléoduc Dakota access
Cet oléoduc de 1825 km fait circuler le pétrole des champs pétroliers du nord du Dakota (proche de la frontière canadienne) à une raffinerie située dans l’Illinois. S’il ne passe pas sur des terres des Amérindien·nes, ces dernièr·es estiment que cela risque de polluer les cours d’eau qui les alimentent. Le chantier démarre en 2014. À partir de 2016, les Sioux organisent un campement à Standing Rock pour bloquer le chantier, camp où se retrouvent des milliers de personnes. En octobre 2016, le camp est violemment démantelé par l’armée et la police. Fin 2016, la partie aérienne du pipeline est construite, mais il reste à raccorder les morceaux en passant sous une vingtaine de cours d’eau. L’administration Obama bloque alors les autorisations de chantier… comme un an auparavant pour un autre oléoduc parallèle dénommé Keystone XL. Début 2017, Trump arrive au pouvoir. Les chantiers reprennent et sont terminés en avril 2017.
Comment en êtes-vous venue à vous engager contre cet oléoduc ?
Cela a été un tournant particulièrement important de ma vie. Les Sioux de Standing Rock ont commencé à protester contre l’oléoduc Dakota Access situé à proximité immédiate de leur lieu de vie. Je cherchais alors vers quoi investir mon énergie, mon amour et mes préoccupations. Je militais déjà dans différents domaines : je m’étais rendue deux fois en Palestine pour œuvrer pour la paix. J’avais passé quelques temps en Amérique Centrale. Puis j’avais décidé de m’engager pour l’île de Jeju en Corée du Sud où la population locale s’opposait à la présence d’une base de Marines construite récemment. Toutes ces expériences convergeaient lorsque j’ai entendu parlé de l’oléoduc Dakota Access. Ce qui m’intéressait, c’était d’en savoir plus sur les traditions et les communautés des peuples indigènes d’Amérique du Nord. L’idée selon laquelle la prière était une des valeurs essentielles de la protestation me plaisait. Je voulais être utile, croître intérieurement et rencontrer des sages.
En quoi consiste votre engagement contre ce pipeline ?
Après des actions que j’ai faites à Standing Rock, j’ai décidé d’aller dans l’Iowa. J’ai trouvé le lieu de passage sous le Mississippi. J’ai planté ma tente à proximité. Le lendemain matin, j’ai barricadé la route d’accès au chantier. J’ai été arrêtée pour la journée. Le matin suivant, je suis retournée directement au chantier où j’ai de nouveau été arrêtée. Ce petit jeu s’est poursuivi 3 ou 4 fois. Cela a fait venir beaucoup de monde. Les ouvriers ont quand même réussi la percée sous le Mississippi. Avant de quitter le lieu, en novembre 2016, j’ai mis le feu à cinq engins de chantier.
Avez-vous eu des regrets ?
Lorsque je suis revenue chez moi ce soir là, je n’étais pas sûre que mettre le feu aux machines soit bien une forme de lutte authentique et juste. Je me suis mise un peu en retrait et j’ai commencé un jeûne. Au 15e jour de jeûne, j’ai appris que Barack Obama avait refusé de donner les autorisations pour la construction de l’oléoduc.
Pourquoi avoir recommencé à saboter ?
Avec la prise de pouvoir de Trump, le chantier a été relancé. J’ai repris la lutte et décidé de faire du sabotage. J’ai observé comment les tuyaux étaient soudés les uns aux autres. J’ai alors utilisé la même technique pour les dessouder la nuit. Cela a duré de mars à mai 2017. Mais la société de surveillance a fini par comprendre ce qui se passait. Ils m’ont surveillée, réussissant à me décourager. (1)
Pourtant, il vous restait encore une bonne dose de courage...
J’ai décidé de reconnaître ouvertement et publiquement les faits en juillet 2017. Je savais que cela représentait un suicide du point de vue pénal. Mais je ne voyais pas d’autre possibilité. Le 11 août 2017, le FBI a fait une razzia chez moi en emportant tout un tas de choses. Deux ans après, l’accusation tombait, puis vint l’ordre de m’emprisonner, et maintenant la condamnation.
Comment s’est faite l’intervention du FBI ?
Il était environ 4 heures et demi du matin. Ils ont tapé à la porte. Je pouvais voir à travers la fenêtre une cinquantaine de fonctionnaires avec de grosses armes et des gilets pare-balle. J’avais une peur terrible. Lorsque j’ai ouvert la porte, ils se sont précipités à l’intérieur. Ils m’ont jetée par terre, m’ont visée au visage avec un énorme pistolet en me mettant un pied sur le cou. À cette époque-là, j’avais tout dit publiquement. J’ai considéré cette perquisition comme un moyen psychologique supplémentaire pour me décourager. J’ai décidé de chercher au plus vite des lieux pouvant me nourrir psychiquement pour survivre à ces attaques.
C’est alors que vous avez disparu en vous cachant ?
Je me cachais certes, mais pas exclusivement pour me protéger de l’État et de la prison. Je me protégeais contre mes propres relations, et de moi-même aussi. Environ dix mois après la perquisition de ma maison, je me suis effondrée psychologiquement. J’ai fini par concéder que j’avais besoin d’aide, mais pas de l’aide à laquelle j’avais d’abord pensé. J’avais besoin de Dieu. Je voulais alors trouver un lieu où l’on priait beaucoup. J’ai rejoint un monastère dans le Minnesota et j’y suis restée.
Vos actions ont été considérées par beaucoup de gens comme des actions violentes. Qu’en pensez-vous ?
J’y ai beaucoup réfléchi. Il est intéressant de constater que beaucoup de gens n’estiment pas que celui qui utilise le poste de soudage pour construire un oléoduc est violent, alors que c’est pourtant lui qui menace notre vie. Ces mêmes gens disent que la femme qui aime l’eau, qui prend soin de ses enfants et de leur avenir et qui, pour ces raisons, utilise un poste de soudure pour démonter un oléoduc, cette femme-là est violente. Nous sommes tellement endoctrinés, que nous considérons qu’à partir du moment où quelqu’un est employé par un autre pour faire quelque chose et qu’il est payé pour ce travail, ce dernier est légitime. C’est notre société qui nous inculque quelles personnes il faut considérer comme dangereuses. Je voudrais demander à chacun·e de simplement prendre du recul pour interroger ces paradigmes imposés.
Dans votre témoignage devant le tribunal vous évoquez votre désir de mener désormais une vie dans la prière. Comment en êtes-vous venue à cette décision ?
Je suis allée au monastère sans avoir aucune idée de ce qui m’attendait. Si j’allais y être acceptée et moi-même l’accepter. Pourtant, dès mon arrivée, j’ai senti qu’un poids énorme m’était ôté des épaules. En priant avec les Psaumes dans la chapelle je me suis mise à pleurer, parce que je savais de quoi il s’agissait dans ces prières désespérées. J’avais passé une année entière comme sans-abri. Dans ce monastère, je me suis sentie, pour la première fois depuis très longtemps, en sécurité. Et pas parce que la police fédérale ne pouvait m’y attraper : elle pouvait arriver à tout moment. Dès que ma peine de prison sera terminée, j’aimerais m’installer à proximité de ce monastère. Si je peux vivre là-bas, je le ferai.
Mais entre aujourd’hui et votre sortie de prison, il y a huit années d’enfermement. Comment considérez-vous ce laps de temps ?
Lorsque l’on m’a amenée à la maison d’arrêt, j’ai pleuré pendant deux semaines. J’étais plus en colère parce que je devais quitter le monastère que parce que l’on me mettait en prison. Aujourd’hui, je suis pleine de joie. Je ferai de ma situation le meilleur que je peux. Je ne pense pas le moins du monde qu’il y ait moins à faire en prison. Je pense qu’on peut tout autant y grandir, y trouver la paix et la joie. Mon projet actuel est de faire une formation à distance d’assistante sociale. Je veux plus tard mettre sur pieds des points de contact et des ressources pour ceux et celles qui ont des problèmes, soit dans leur maison, soit dans la rue. Je soutiens le grand mouvement qui mettra un point d’arrêt à la toute-puissance de la finance et de la police des États-Unis.
Lors de mon incarcération, je compte me mettre au service des autres et écouter celles qui souffrent, en particulier dans une prison pour femmes. Je compte sur le fait que je serai dans une proximité immédiate avec des femmes qui auront perdu leur chez-soi et dont les enfants ont été enlevés par l’État. Il y a beaucoup trop de gens en prison souffrant de problèmes psychologiques qui luttent contre leurs traumatismes. Ce que j’apporte dans de telles situations, c’est un peu de légèreté, du rire, de la joie et un cœur compatissant.
Cet article a été proposé à Silence et traduit en français par le réseau libertaire non-violent allemand Graswurzel Revolution (www.graswurzel.net/gwr), qui fête ses 50 ans en 2022.
(1) Jessica Reznicek n’a pas effectué ces actions de sabotage seule, mais avec Ruby Montoya, 31 ans, dont la condamnation ne nous est pas connue à l’heure où cet article est rédigé.
Cristina Yurena Zerr est née en 1990 à Freiburg en Breisgau (Allemagne). Avec son projet de film Of Saints and Rebels (Des saints et des rebelles), elle accompagne des chrétien·nes révolutionnaires dans leurs actions. En 2021 est paru le livre intitulé Brot und Gesetze brechen - Christlicher Antimilitarismus auf der Anklagebank (Rompre le pain et es lois - L’antimilitarisme chrétien sur le banc des accusés), écrit et édité par elle-même et Jakob Frühmann.
Jessica Reznicek est née en 1981 dans l’Iowa (Etats-Unis). Impliquée notamment dans le mouvement chrétien antinucléaire Plowshares Movement, elle commence à faire des actions de désobéissance au milieu des années 2000. Elle participe à des camps d’Occupy Wall Street à l’automne 2011 puis à celui de Standing Rock en 2016. Outre sa condamnation à huit ans de prison à partir du 13 août 2021, elle doit rembourser la somme de 3,2 millions de dollars.
