L’activité spatiale est née alors que les États-Unis et l’Union soviétique s’affrontaient pour asseoir leur domination. Spoutnik, satellite soviétique, est lancé dans l’espace en 1957 : c’est le départ d’une compétition entre les différentes puissances mondiales.
Des technologies militaires
« L’industrie spatiale européenne, pendant longtemps majoritairement française, ne s’est pas fondamentalement distinguée dans sa conception de ses homologues américaine ou russe. Qu’il s’agisse de la Sereb ou de Sud aviation (qui deviendront Aérospatiale puis Airbus), les composantes industrielles du secteur spatial avaient tout à voir avec l’industrie militaire et l’activité publique » (1). Arnaud Saint-Martin, historien des sciences et sociologue du spatial, rappelle à propos du lanceur soviétique Soyouz, conçu dans les années 1960 : « Au départ, c’est un missile. L’idée était de satelliser des têtes nucléaires, et la fusée et le missile partagent le même design, la même puissance, le même lanceur. On dit ‘lanceur’ pour euphémiser la chose mais c’est la même technologie. La bombe et le missile, c’est la même histoire. Les années 1960 sont caractérisées par la course à l’armement nucléaire et la perspective du conflit nucléaire. » Xavier Pasco, politiste, explique que les exploits scientifiques servent de caution : « La rencontre des chercheurs et du monde militaire va marquer la nature profonde d’une activité spatiale à laquelle on va désormais spontanément associer l’idée de progrès scientifique. »
Aujourd’hui encore, très largement, les budgets spatiaux servent des objectifs militaires : écoute des signaux électromagnétiques ou des communications, géolocalisation, détection d’éventuels tirs de missiles, etc. « Des satellites sont mutualisés pour la surveillance des frontières, notamment dans le cadre du programme Frontex, pour le suivi des déplacements de populations, précise Arnaud Saint-Martin. Selon le Science and Technology Policy Institute, près d’un quart du financement spatial va vers des applications militaires. Quarante pour cent du budget du secteur alimente les industries des télécommunications et la galaxie des objets connectés par satellites, des télévisions aux téléphones en passant par les radios. Une part significative alimente le secteur de la navigation par satellites… pour le secteur automobile » (2).
Un outil de soft power
Le soft power, ou « pouvoir doux », est l’influence internationale à travers la culture, les idées, la capacité d’innovation, les performances sportives ou scientifiques, etc. Et quoi de mieux, pour s’affirmer comme une puissance internationale incontestable, que de dominer l’espace ? Si on cite souvent les États-Unis ou, plus récemment, la Chine comme acteurs majeurs de la conquête spatiale, l’Europe n’est pas en reste. Elle s’appuie sur Copernicus, programme spatial européen, pour s’affirmer comme un acteur international majeur. La médiatisation de la mission de l’astronaute français Thomas Pesquet au sein de la station spatiale internationale en est un bon exemple. Selon Arnaud Saint-Martin, « Thomas Pesquet a pour mandat d’être une sorte d’ambassadeur de l’ASE : il doit montrer qu’il fait des choses utiles alors qu’il ne fait plus beaucoup de science. L’essentiel de la science (médecine, neurosciences, physique des matériaux, etc.) a été plus ou moins fait. L’essentiel du travail, c’est d’assurer la continuité de service, l’entretien de l’infrastructure, par exemple le remplacement d’un panneau solaire, etc. Ce n’est plus de l’exploration ». Valoriser l’exploration spatiale permet à certains États de se présenter comme des acteurs majeurs de la construction de la connaissance.
Viser la Lune
L’imaginaire de conquête consiste actuellement à promouvoir la colonisation de nouveaux espaces : la Lune et Mars. Cette volonté ne repose pas sur des besoins scientifiques ou de réelles possibilités d’installation mais sur un imaginaire de domination. Bruno Latour parle d’« escapisme » pour définir cette tentative de fuite face à l’explosion des inégalités et des dégâts écologiques profitant à quelques « élites économiques », au détriment du plus grand nombre. Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et de Blue Origin, est clair : « Nous avons le choix. Voulons-nous la stagnation et le rationnement ? Ou voulons-nous le dynamisme et la croissance ? C’est un choix facile [...] Si nous nous déplaçons dans le système solaire, pour toutes nos activités courantes, nous avons des ressources illimitées » (3). C’est faux, mais qu’importe pour le milliardaire qui veut asseoir son rêve prométhéen en même temps que sa puissance planétaire. Faire miroiter le cosmos pour rendre supportable la destruction actuelle du vivant, c’est une fable bien obscène. En 2015, Blue Origin revendique son premier succès : New Shepard, une petite fusée, réussit son premier réatterrissage. Un mois plus tard, SpaceX, la société fondée par Elon Musk (fondateur de Paypal et Tesla) annonce avoir réussi aussi. Depuis, les deux milliardaires font la course, une compétition infantile et dangereuse au détriment de l’environnemen et de l’humanité.
Des fausses promesses
L’ouvrage Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ailleurs, de Sylvia Ekström, astrophysicienne à lʹUniversité de Genève, et Javier Nombela, graphiste spécialisé dans la représentation visuelle du temps, interroge ce discours : « Pourquoi perdre de l’énergie et du temps à essayer de sʹinstaller sur une autre planète alors que l’humain est indissociable de la Terre ? » Les aut·rices expliquent à quel point la conquête de Mars est un fantasme irréalisable. « On entend beaucoup de sornettes à ce sujet. C’est quelque chose qui fait rêver, fantasmer et, du coup, certains prennent leur fantasme pour la réalité. Le cerveau humain est baigné d’images de science fiction qui donnent l’impression que c’est là, à côté, à portée de main. » Leur ouvrage énumère toutes les difficultés, techniques mais aussi physiologiques et psychologiques, qui rendent totalement improbable de vivre sur Mars. Les corps humains ne sont pas aptes à supporter le voyage : malgré deux heures d’exercice physique quotidiennes, les astronautes ne s’en sortent pas toujours. Au-delà du voyage en lui-même, Mars n’est pas habitable. Il est utopique d’entretenir l’idée qu’il serait possible de faire la terraformation d’une planète — c’est-à-dire d’en transformer l’environnement naturel afin de le rendre habitable par l’humain, en modifiant la composition de son atmosphère, sa température et éventuellement sa biosphère pour les rapprocher des caractéristiques terrestres. « C’est un délire total, ce n’est pas faisable. Il faudrait alourdir l’atmosphère de Mars et atteindre une pression suffisante pour qu’elle permette la présence d’eau liquide au sol. Les soi-disant plans des personnes qui vantent la terraformation seraient de vaporiser toute l’eau qu’on peut trouver sur Mars, parce que l’eau a un fort pouvoir d’effet de serre, donc cela permettrait de réchauffer et d’alourdir. Le problème, c’est qu’il n’y a pas la matière sur Mars, elle est trop petite. La terraformation est absolument impossible […]. Les rêves loufoques de colonisations lointaines sont des mirages inutiles et dangereux qui gagneraient beaucoup à vite se transformer en un projet bien plus urgent et nécessaire : rendre notre biosphère à nouveau viable à long terme » (4).
Sans parler d’habiter une autre planète, certains milliardaires font aujourd’hui miroiter l’espace comme la promesse de ressources infinies. Il n’y a pas toutes les ressources sur d’autres planètes ou astéroïdes, et la possibilité technique de les exploiter n’existe pas actuellement. Cette idéologie technoscientiste est dangereuse car elle ne repose pas sur des capacités réelles et détourne notre regard des dégâts, bien réels, infligés à la planète actuellement. Les scientifiques possèdent assez de connaissances pour appeler à agir vite et profondément sur Terre. Viser la lune n’est pas la solution aux problèmes terrestres mais cela peut au contraire les aggraver.
Martha Gilson
(1) Xavier Pasco, Le Nouvel Âge spatial, 2017, CNRS éditions
(2) « Écologie : la conquête spatiale a-t-elle un sens ? », Clément Fournier, 27 juillet 2021, https://youmatter.world/fr
(3) « Going to Space to Benefit Earth », Jeff Bezos, 9 mai 2019
(4) « Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ailleurs », RTS La Première, émission « CQFD » du 9 décembre 2020, 13 min
L’aberration du tourisme spatial
L’exploitation minière des astéroïdes, la terraformation de Mars, la captation énergétique du rayonnement solaire continuent à poser de sérieux problèmes techniques. Dans ces circonstances, comment tirer de l’argent du vide intersidéral, là, maintenant, tout de suite ? En y pratiquant le tourisme spatial.
Les dégâts infligés par l’espèce humaine à l’environnement se limitaient hier encore à la seule planète Terre. Hélas, l’humanité menace aujourd’hui jusqu’au cosmos, grâce à l’arithmétique : la nocivité du capitalisme vient entre autres de ce que les nombres sont en nombre infini, du fait qu’à 1, on peut toujours ajouter 1, de ce qu’aucun nombre ne pose une borne infranchissable à l’addition, à l’accumulation. Le capitalisme rêve donc d’une croissance infinie de la production, de la consommation, du profit. Mais, désagréable limite, sur une planète finie. Pour contourner l’obstacle, le capitalisme a cherché un infini dans lequel insérer sa croissance éternelle. Il l’a trouvé : l’espace !
S’acheter la gloire des étoiles à coups de millions de dollars
Bien sûr, plutôt que l’arithmétique, les vrais coupables se nomment arrogance, prurit de prestige, besoin de dépasser autrui pour se croire le premier. Or, de toutes les hiérarchies, celle des astronautes brille du plus bel éclat. Si une part considérable de l’humanité méprise à juste titre les milliardaires, qui oserait refuser aux cosmonautes l’admiration que leur courage, leur maîtrise de soi, leur compétence, leur ténacité méritent ? Puisque dans le capitalisme tout se vend, les proxénètes de la technologie vendent le prestige de l’astronaute. Le Bourgeois Gentilhomme croyait acquérir la grâce du maître à danser et la maestria du maître d’escrime à coups d’écus, Bezos et Branson ont cru s’acheter la gloire des étoiles à coups de millions de dollars.
Jean-Manuel Traimond et le collectif Passerelle
Le collectif Passerelle se donne pour objectif de mieux comprendre et de faire connaître les liens entre recherche scientifique, impératifs écologiques, conséquences des choix technologiques et action politique.
