Pour Saïd Bouamama, sociologue, « si les raisons de la présence française ont changé au cours des trois siècles d’occupation, le système social reste jusqu’à aujourd’hui caractérisé par un rapport colonial. L’installation d’un centre spatial guyanais (CSG) en 1964 renforce encore cette structure coloniale » (1). "Base de lancement française et européenne mise en service en 1968, le CSG est à la fois la première activité économique de Guyane et un enjeu stratégique essentiel pour l’Union européenne. La décision d’installer le centre spatial en Guyane en 1964 se fait au même moment et pour les mêmes raisons que celle d’effectuer des essais nucléaires en Polynésie. L’indépendance de l’Algérie fait perdre simultanément au colonialisme français son terrain d’essais nucléaires du Sahara et la base d’Hammaguir, près de Bechar, sur laquelle s’effectuaient les essais de lancements de missiles et de fusées.
Deux séries de facteurs ont concouru au choix de la Guyane. La première concerne des facteurs géographiques et climatiques : la Guyane est proche de l’équateur et se caractérise par une absence de risques sismiques et cycloniques. La seconde est politique : la Guyane, à l’époque, se caractérise par un faible peuplement et un tout aussi faible développement économique, ce qui limitait à la fois les risques de catastrophes humaines en cas d’accident et ceux (croyait-on) d’une revendication indépendantiste consistante à moyen terme."
Les anciennes colonies, c’est bien utile
Selon le sociologue, le centre spatial renforce la dépendance coloniale de la Guyane. Les énormes investissements liés au centre spatial se font au détriment d’autres secteurs. « Le centre spatial n’est pas articulé à l’ensemble de l’économie locale mais apparaît comme un appendice d’une économie extérieure. » Le « succès du programme spatial européen ne fait pas oublier aux Guyanais que tout est décidé depuis l’Europe : l’Agence spatiale européenne et le Centre national d’études spatiales (CNES) siègent à Paris, Arianespace à Évry, en région parisienne, et si désormais plus de la moitié des 1 600 postes de travail du CSG sont occupés par des Guyanais ‘de souche’, il s’agit le plus souvent des emplois les moins qualifiés, d’où la dénonciation par une partie de la classe politique du système colonial qui perdure à travers cette industrie » (2).
Pour construire le centre spatial, des dizaines d’agriculteurs ont été expropriés « et relogés dans des habitations collectives totalement étrangères à la culture locale, d’où un traumatisme causé par des pratiques qui, malgré les indemnisations, ne furent jamais digérées » (3). À 50 km de Kourou, un barrage hydroélectrique, financé par le CNES pour assurer l’alimentation de la base pour le programme Ariane V, a provoqué de gros dégâts : 30 000 ha de forêts ont été recouverts par la retenue d’eau. « Lors du décollage d’une fusée, les lanceurs d’appoint relâchent du kérosène et de l’oxygène liquide. Une grande quantité d’eau est projetée sur la table de lancement, ce nuage de combustion est alourdi et une grande partie des polluants émis retombent à proximité de la zone de lancement » (4). Le CNES estime que les impacts environnementaux de ces lancers ne dépassent pas 1 km² — mais il n’existe pas d’analyses indépendantes de ces pollutions.
Enfin, l’enjeu technologique et stratégique du centre spatial entraîne une forte présence militaire. « Officiellement, ce sont 2 100 militaires des trois armées qui stationnent de manière permanente en Guyane (à Cayenne, Kourou et Saint-Jean-du-Maroni). À ce chiffre, il faut ajouter les effectifs de la gendarmerie, qui étaient de 920 têtes en 2017. Officiellement, leurs objectifs sont d’assurer la sécurité du centre spatial [...]. Dans les faits, cette présence militaire a une fonction de dissuasion face à un mouvement social et à un mouvement indépendantiste en progression constante. » Car oui, des résistances s’élèvent.
En 2017, le slogan « Pou Lagwiyann dékolé » (« pour que la Guyane décolle ») fleurit un peu partout afin de dénoncer les investissements faramineux dans le spatial alors que des infrastructures de bases manquent à la population. Le lancement des fusées de Kourou, notamment, est bloqué pour dénoncer la précarité des conditions de vie (5). Si ce mouvement social ne visait pas spécifiquement l’industrie spatiale, il l’avait clairement identifiée comme acteur majeur de la destruction de la vie locale pour des profits extérieurs (6). Jean-Marc Chemin, secrétaire de l’Union des travailleurs guyanais, raconte à la revue Z que « l’occupation du CSG n’a duré que vingt-quatre heures, du 4 au 5 avril. Mais elle a été cruciale, car elle a permis de faire prendre conscience à la France de l’importance du mouvement. On était en pleine campagne présidentielle, personne ne parlait de la Guyane. Cette action a braqué les projecteurs sur le mouvement social. ‘La base spatiale est occupée !’ On avait touché le nerf de la guerre ».
(1) « L’œuvre négative du colonialisme français en Guyane », Saïd Bouamama, 2 juillet 2018, https://bouamamas.wordpress.com
(2) « Quarante ans de spatial en Guyane : une domination contestée », Stéphane Granger, in L’Amazonie, Jean-François Tourrand et al, Quae, 2010
(3) « Quarante ans de spatial en Guyane : une domination contestée », op. cit.
(4) « L’impact de l’activité spatiale en Guyane sur l’écosystème », Iris Joussen, 7 février 2017, https://www.sciencesetavenir.fr
(5) L’accès au centre spatial, interdit par des barrages, avait été débloqué le 22 avril 2014, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle, après la signature d’un accord entre le collectif, l’État français et les élus locaux. Dans l’accord, le gouvernement « acte » notamment 2, 1 milliards d’euros supplémentaires par rapport au plan d’urgence d’un peu plus de un milliard d’euros validé initialement.
(6) « Si vous lancez la fusée, ça va être le feu ! », Celia Izoard et Anna Lochard, in « Guyane : trésors et conquêtes », Revue Z, no 12, septembre 2018
L’espace devient une déchetterie
En cinquante ans, des milliards de déchets d’origine terrestre ont été disséminés dans l’espace. La conquête spatiale, présentée comme le salut de l’espèce humaine, concourt surtout actuellement à polluer le ciel.
Dégâts dans l’espace
Les débris spatiaux sont aussi divers que les débris terrestres : gants, boulons, composants, satellites non opérationnels, étages supérieurs de fusées, etc. L’Agence spatiale européenne a calculé qu’en janvier 2019, l’humanité avait abandonné dans l’espace plus de 130 millions de pièces de débris mesurant moins de un centimètre, 900 000 pièces de 1 à 10 cm et 34 000 pièces de plus de 10 cm. Le poids des déchets qui tournent autour de la terre est estimé à 8 000 tonnes. Il y a aussi de vieux satellites qui ne servent à rien — rappelons que la durée de vie d’un satellite est d’une dizaine d’années. Sur les 4 500 satellites en orbite, deux sur trois ne sont plus en activité : ce ne sont que des déchets qui tournent, mais tournent très, très vite : 8 km par seconde.
Comment nettoyer l’espace ?
L’un des principaux problèmes est qu’il n’existe actuellement aucune législation contraignante. Quelques initiatives fleurissent, comme le Clean Space porté par l’Agence spatiale européenne : il vise à capturer des satellites hors fonction pour les pousser vers une rentrée atmosphérique destructrice, mais sans danger terrestre. Il existe par ailleurs des satellites éboueurs qui peuvent pousser des déchets vers la Terre. Ces techniques sont expérimentales : les déchets s’accumulent depuis des dizaines d’années et les réflexions sur leur diminution en sont à leurs balbutiements, alors que des centaines de lancements de satellites sont envisagés… Et c’est encore un nouveau marché, des start-up vendant leurs services de dépollution.
Par ailleurs, les industriels cherchent actuellement moins à dépolluer l’espace qu’à se protéger des débris. Pour les plus petits éléments (inférieurs à 1 cm), la solution consiste à « blinder » les satellites, de telle sorte qu’ils ne soient pas endommagés ou détruits en cas de choc. Pour contourner les plus gros débris, qui peuvent être suivis, les trajectoires des satellites sont déviées. Comme sur Terre, les stratégies visent davantage le traitement des déchets que la réduction de leur production.
Martha Gilson
