Après l’apparition rapide des monnaies locales complémentaires (MLC) sur le territoire français depuis 2010 (91 créations de monnaies locales entre 2010 et 2019, 82 actives) (1), la croissance de ces MLC est aujourd’hui au cœur des préoccupations. Beaucoup de ces MLC ont fait le choix de se tourner vers la digitalisation des moyens de paiement, pour se développer. Les moyens de paiement sont divers : carte avec un QR code, application de paiement sur smartphone, etc.
En 2021, on estime que 80 % des euskos (2) échangés au Pays Basque le furent sous forme numérique. En région lyonnaise, 50 % des adhérent·es de la Gonette (3) font le choix d’utiliser sa version numérique. Certaines MCL ne sont pas encore passées au numérique, la plupart pour des questions de financement ou de temps, et non pas pour des raisons de cohérence avec leurs valeurs. Silence a toujours défendu une position anti-numérique et techno-critique, c’est pourquoi il nous a semblé important de nous pencher sur la question de la digitalisation des monnaies locales.
La numérisation pour changer d’échelle
Malgré un premier engouement au moment des créations de monnaies locales, ces dernières peinent désormais à se développer sur leur territoire et à acquérir une crédibilité auprès d’un public plus large. La plupart des MLC ont choisi au début le même fonctionnement de paiement : les billets en monnaie locale qu’il faut récupérer dans un bureau de change en les échangeant contre des euros. Cependant, les contraintes liées à cette organisation semblent dissuader de potentiel·les utilisat·rices de rejoindre le réseau, qui reste alors restreint.
Développer le pan numérique de la MLC permettrait de changer d’échelle en touchant un public plus large tel que les jeunes qui ont beaucoup plus la culture du numérique que de la monnaie papier ou encore les personnes qui n’ont pas le temps d’aller en bureau de change. Une certaine demande de la part des usag·ères a aussi pu inciter les MLC à se tourner vers le numérique, afin de répondre aux nouvelles manières de consommer.
Le numérique, l’allié des professionnel·les
L’arrivée des paiements numériques favorise également les échanges entre professionnel·les, ou avec des professionnel·les. La Pive, en Franche-Comté, explique qu’avec les paiements numériques, les Biocoop sont en mesure de rémunérer leur fournisseu·ses en Pives, ce qui était alors complexe avec des billets pour une somme importante. La MLC estime que 90% des échanges entre professionnel·es se font de manière numérique. De son côté, la e-doume, dans le Puy-de-Dôme, permet aux commerçant·es qui font du e-commerce d’être payé·es en monnaie locale, en ligne. Enfin, certaines entreprises font le choix de verser une partie des salaires en MLC, chose qui n’est pas réalisable avec une version papier
Et l’impact du numérique ?
Beaucoup de MLC font attention au moment du passage au système numérique : choix de logiciels libres, serveurs hébergés localement, etc. Même si ces efforts sont faits, il ne faut pas oublier l’énorme impact énergétique que représentent les serveurs, ainsi que l’usage de smartphones qui n’est pas neutre. On peut supposer que les personnes qui font le choix de payer numériquement étaient déjà dotées d’un téléphone connecté. Cela sert de base au faux argument selon lequel la digitalisation de la monnaie n’a pas favorisé une dépendance au numérique pour les utilisat·rices. Cependant, proposer une alternative pour smartphone, n’est-ce pas inciter les personnes à recourir à celui-ci, une fois de plus ?
Par ailleurs, le paiement numérique est souvent présenté comme plus facile et moins contraignant que le paiement en coupure papier : plus besoin de passer à un comptoir de change pour récupérer des coupures, paiement instantané à la caisse, pas besoin d’avoir du change pour les commerces, etc. Mais d’un autre côté, cela demande aux commerçant·es d’avoir un terminal de paiement numérique, d’avoir un smartphone dernier cri pour pouvoir scanner les QR codes. Devant l’explosion des paiements numériques, les commerces ne risquent-ils pas de se tourner uniquement vers les moyens de paiement numériques, délaissant les personnes continuant de vouloir payer en monnaie papier ? (4) (5)
Retourner aux valeurs fondatrices des monnaies locales
Le numérique est présenté comme une manière d’attirer des personnes très attachées à la culture de l’euro, avec les cartes bancaires ou les virements : il s’agit alors de rendre l’expérience de la monnaie locale la plus similaire possible à celle de l’euro. Mais est-ce vraiment-là l’objectif des monnaies locales ? Si le développement d’une MLC sur un territoire semble essentiel pour gagner en crédibilité et avoir un réel impact sur l’économie, ressembler au maximum à l’euro, est-ce la solution ?
Les MLC ont comme volonté de repenser l’économie, de la réimplanter localement, de se détacher du système bancaire actuel. Il s’agit alors pour les utilisat·rices de reconstruire leur rapport à l’argent, à la manière de consommer : quel impact la MLC a-t-elle dans cette transformation du rapport à l’argent si elle copie le système des euros ? Un des buts des monnaies locales est de remettre de l’humain dans l’économie, en favorisant des partenaires impliqué·es dans le territoire (6), or les arguments en faveur du numérique mettent en avant la rapidité du paiement, le commerce en ligne, etc. Quel humain y a-t-il lorsqu’on tend notre smartphone devant un autre smartphone pour scanner un QR code ou lorsqu’on clique sur sa souris chez soi pour acheter un vêtement ? L’humain, c’est prendre le temps de payer, d’aller au bureau de change, de discuter avec les adhérent·es, c’est faire le choix de consommer sans chercher à gagner du temps. Si certains arguments nous semblent recevables, notamment concernant les échanges inter-professionnel·les, la vraie question est là : quelle cohérence y a-t-il à utiliser une monnaie virtuelle pour valoriser l’économie réelle ?
Clémence Chan Tat Saw
(1) Blanc Jérôme, Fare Marie, Lafuente-Sampietro Oriane (2020), Les monnaies locales en France : un bilan de l’enquête nationale 2019-20 [Rapport], Lyon, Triangle - UMR 5206, Université Lumière Lyon 2, Sciences Po Lyon, 56 p. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02535862
(2) L’Eusko est une monnaie locale complémentaire portée par l’association Euskal Moneta depuis 2013, elle est diffusée dans tout le Pays basque français. C’est la monnaie locale complémentaire la plus importante d’Europe.
(3) La Gonette est la MCL de la région lyonnaise, émise depuis 2015.
(4) Prenons l’exemple de Silence. La revue accepte les paiements en Gonette, mais n’est pas dotée d’un terminal de paiement numérique ni de smartphone et ne peut donc pas recevoir les Gonettes numériques. Le système incite donc la revue à se doter de ces outils numériques pour continuer à recevoir des abonnements dans cette monnaie locale, inventée au départ pour faciliter la transition vers un mode de vie plus écologique et alternatif… et non pas plus numérique ! On voit bien ici que le passage des MLC au numérique favorise la transition numérique, pas la transition écologique.
(5) Certains magasins ont déjà fait le choix de n’accepter que les paiements numériques, ce qui empêche les utilisateur.ices de coupure papier de payer dans n’importe quel commerce et/ou les incite à se tourner vers le paiement digital.
(6) L’eusko valorise la culture et la langue basques : les lieux acceptant l’eusko doivent pouvoir accueillir les locut·rices basques, avec, a minima, des affiches bilingue pour l’eusko.
Contacts :
- L’Eusko, 38 rue des Cordeliers, 64100 Bayonne, 05 33 47 54 11
- La Gonette, 4 rue Imbert-Colomès, 69001 Lyon, 09 51 57 91 33
- La Pive, 31 rue Battant, 25000 Besançon
- La Chouette, Maison des associations, 2 rue des Corroyeurs – BP D8, 21068 Dijon Cedex
- Le Soudicy, 17 rue pasteur, 03430 Cosne d’Allier
- La Fève, Quartier Saint Joseph, Impasse de l’écluse, 83210 Belgentier
Monnaies libres : créer soi-même de la monnaie
Les monnaies-dettes (euros, dollars etc.) se créent au moment où un crédit est accordé aux personnes, entreprises, ministères… considéré·es comme solvables. Ainsi, les banques décident quel projet elles financent, et dirigent ainsi les États et la société.
Pourquoi la monnaie libre est-elle un outil démocratique ? Partant du postulat de l’égalité des êtres humains, chacun·e doit pouvoir créer dans le même temps la même part de monnaie, et décider de son utilisation. Plus concrètement, chacun·e touche un « dividende universel » quotidien (1). Mathématiquement, il va se produire une « convergence des comptes » : les inégalités tendent à s’estomper pour aboutir à une convergence à un moment donné.
Si elle ne touche pas fondamentalement aux notions de propriété et d’échange, cette pensée met un sacré coup de pied dans le triangle capitaliste travail – revenu – pouvoir de l’émission monétaire.
Contrairement aux MLC, les monnaies libres sont déconnectées des monnaies-dettes : il n’y a pas de cours de change.
L’exemple de la June, ou « Ğ1 »
En 2017, 59 personnes se réunissent pour créer la June, « seule monnaie libre d’envergure » (2), pour arriver à environ 3500 adhérent·es aujourd’hui. C’est une cryptomonnaie, donc virtuelle et portée par un réseau décentralisé. Contrairement à d’autres cryptomonnaies de sinistre réputation en raison des puissances de calcul mises en jeu, elle est programmée en open source et se donne un objectif de sobriété numérique.
La question de la numérisation ne se pose donc pas, la June étant entièrement numérique depuis le départ. L’internet est présenté comme suffisamment résilient pour ne pas risquer un effondrement global. Mais si c’est l’électricité qui s’effondre ? « S’il n’y a plus d’électricité, on aura beaucoup de choses à penser, et la June en fera partie. D’ailleurs, en cas d’effondrement de l’électricité, il n’y a plus d’euro non plus. » En effet, l’euro est une monnaie virtuelle à 95%.
N’est-ce pas une simple réinvention des SEL (systèmes d’échange local), en version numérisée ? La comparaison est tentante, mais : la création de monnaie n’est pas prévue dans les SEL.
Plus de numérique pour plus d’humain ?
Concrètement, il faut un ordinateur ou un smartphone pour acheter ou vendre, même si c’est à l’occasion de marchés physiques. « Là, on voit de vraies personnes. La June met la rencontre au cœur de l’échange. La possession de monnaie n’est plus une fin en soi, elle redevient juste un outil pour échanger. » C’est là aussi qu’on peut rencontrer les cinq personnes physiques qui pourront vous certifier comme adhérent·e et ainsi vous ouvrir la voie vers le dividende universel.
Des limites ou inconvénients ? « On est encore trop peu, la June n’est pas assez connue. Mais surtout il faut mettre plus de biens et de services en circulation. » Comme pour les MLC, pour qu’un·e professionnel·le adhère au système, il ou elle doit pouvoir écouler les Junes auprès de ses salarié·es ou fournisseu·ses. Il est encore impossible de financer de gros projets en Junes, comme l’achat d’une maison. Mais des contrats de prêts sont imaginables, puisque le versement du dividende universel permet le remboursement d’une dette. « Même si ce qu’on fait aujourd’hui est insignifiant : c’est une autre manière de penser. On œuvre pour quelque chose de nouveau. »
Agnes Ploteny
(1) Selon Stéphane Laborde, auteur de Théorie relative de la monnaie, en accès libre à https://trm.creationmonetaire.info/TheorieRelativedelaMonnaie.pdf
(2) Toutes les citations ont été recueillies lors d’un « Ğmarché » le 31 octobre 2021 à l’Alternatibar à Lyon.
Pour aller plus loin : https://monnaie-libre.fr et de nombreuses antennes et événements locaux.
