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Emmaüs Roya : la solidarité avant tout

Michel Bernard

Après avoir accueilli des migrant·es, Cédric Hérou, aidé par les comités de la vallée, a mis en place le premier centre d’accueil Emmaüs de France uniquement tourné vers le maraîchage. Nous sommes allé·es à leur rencontre.

Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020, des pluies diluviennes (plus de 500 mm) provoquaient une crue dévastatrice dans la vallée de la Roya, vallée la plus proche de l’Italie, dans les Alpes-Maritimes. Des dizaines de maisons sont emportées par les flots, les routes sont coupées, les ponts effondrés et 9 personnes meurent noyées. En 2022, les dégâts sont toujours visibles. Des chantiers immenses essaient d’endiguer le fleuve.
C’est dans cette vallée que se trouve l’exploitation agricole de Cédric Hérou, laquelle, perchée sur les flans de la vallée, n’a pas été touchée par les flots. Originaire de Nice, il est devient éleveur de volailles et producteur d’huile d’olives à partir de 2006. Alors qu’il vend ses œufs sur le marché de Vintimille (en Italie, en bas de la vallée), il rencontre de plus en plus de migrant·es en attente de passer la frontière. Le mouvement prend de l’ampleur à partir de 2011. Il donne alors des œufs aux structures d’accueil. Celles-ci se sont mises en place pour assurer le meilleur accueil possible de chaque côté de la frontière.
En août 2016, Cédric Hérou est arrêté pour la première fois alors qu’il transporte huit personnes dans son véhicule. Le tribunal ne donnera pas suite à la plainte, estimant qu’il s’agit d’un acte de solidarité.
Mais c’est le début d’une médiatisation et Cédric Hérou s’engage alors plus intensément dans l’accueil au niveau local. Le 20 octobre 2016, lui et trois autres personnes sont arrêtées alors qu’elles aidaient une cinquantaine d’Africain·es à s’installer dans l’ancienne gare SNCF de Saint-Dalmas-de-Tende. Une longue bataille commence : à la fois sur le plan juridique avec des peines de prison avec sursis, des amendes, et des recours en appel, en cassation, qui annulent les premiers jugements, et sur le plan répressif avec un déploiement de forces de police dans la vallée, des contrôles incessants et une surveillance accrue.

Le temps de la répression et des procès

La médiatisation de son cas a une conséquence : de plus en plus de personnes se présentent sur sa ferme pour être hébergées. Fin 2016, il accueille jusqu’à 25 jeunes dans son salon et la situation devient intenable. Ceci d’autant plus que nombre de ces jeunes ne savent plus quoi faire, ne s’attendant pas à un aussi mauvais accueil dans le pays dit « des droits de l’Homme ». Il commence à planter des tentes et à installer des caravanes en bordure de son terrain maraîcher. Un terrain pas facile d’accès, au-dessus de la route, sur un terrain très pentu, avec des terrasses (des restanques) qui ne font souvent que quelques mètres de large. Pour assurer la nourriture de ces personnes, il va mettre en place une activité maraîchère.
En 2017, comme le flux de migrant·es s’intensifie, il bénéficie de l’aide d’étudiant·es de l’école d’architecture de Paris qui viennent construire une cabane servant de cuisine commune, avec une large terrasse pour les repas collectifs. L’année suivante, c’est un architecte italien qui vient l’aider à mettre en place un bloc sanitaire sur pilotis avec toilettes sèches et douches. En 2019, quatre cabanes identiques sont construites sur une terrasse pour faire 4 dortoirs de 4 personnes.
Le passage des réfugié·es entraîne de nombreuses autres activités : demande de prise en charge par l’État des mineur·es conformément à la loi (à 400 reprises, la préfecture a été mise en défaut devant les tribunaux), demandes d’asile qui ne peuvent se faire qu’à Nice et négociations avec la SNCF pour pouvoir s’y rendre car légalement c’est l’État qui doit prendre en charge ce déplacement… Le problème est que les bureaux de Nice sont fermés le week-end et donc on ne peut se rendre à Nice que du lundi au jeudi. Les week-ends, les migrant·es restent donc bloqué·es sur place et il y a eu jusqu’à 300 personnes en attente jusqu’au lundi matin. Cédric Hérou explique : « Il y a eu des tensions avec des groupes militants comme No Border (1) qui veulent ouvrir les frontières : les migrants ne cherchent pas à entrer en clandestinité mais à savoir comment avoir des papiers ».
Il y a des itinéraires différents : alors qu’au niveau de Briançon, ce sont surtout des migrant·es des pays de l’Est et du Moyen-Orient qui arrivent, à Vintimille, en bas de la vallée, ce sont surtout des Africain·es (et principalement des Érythréen·nes et des Soudanais·es).
Tout cela se fait alors que son exploitation est placée sous haute surveillance : « des gendarmes sont placés dans les hauteurs et suivent avec des jumelles tout ce que nous faisons »… contrôles et arrestations se multiplient. La pression policière devient intenable pour les migrant·es et leur arrivée se tarit peu à peu pour d’autres routes migratoires, notamment en passant par Briançon.
Les procès se poursuivent encore quelques années (12 au total). Cédric Hérou s’est formé au droit sur le terrain. En 2018, ses avocat·es saisissent le Conseil constitutionnel avec deux questions prioritaires de constitutionnalité portant sur la devise française qui comprend le mot « fraternité ». Le Conseil constitutionnel rend un avis qui conduit le Parlement à modifier la loi visant à réprimer l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers d’étrang·ères. Cela conduit à revoir les accusations portées contre Cédric Hérou. « Globalement, les procès se passent bien car les juges sont intéressé·es par les débats éthiques ». Le 13 mai 2019, la cour d’Appel de Lyon prononce une relaxe pour l’ensemble des plaintes, estimant qu’il n’a fait œuvre que de « fraternité ». Le parquet se pourvoit en cassation. Le 31 mars 2021, la Cour de cassation confirme la relaxe générale.

Un accueil inconditionnel

Pendant ce temps, la ferme de Cédric Hérou a retrouvé son calme. Les migrant·es passent toujours dans la vallée, mais ne s’arrêtent plus chez lui. Cédric Hérou est toujours actif dans plusieurs associations locales, au sein desquelles il sympathise avec la communauté de Nice d’Emmaüs. Comme il se retrouve avec quatre cabanes, une cuisine commune, des sanitaires, il discute avec ce groupe pour accueillir des personnes en difficulté. Emmaüs est d’accord pour l’aider à trouver un statut administratif et parraine la naissance d’Emmaüs La Roya à partir de juillet 2019. Les cabanes dortoirs sont transformées pour être des logements individuels. Marion est embauchée comme co-responsable de la communauté et pour l’accompagnement de compagnon·nes, Margot est salariée pour les activités de maraîchage. Avec Cédric, ils sont ainsi trois à avoir le statut d’agricult·ricess. Les personnes accueillies ont un statut spécifique aux organismes d’accueil communautaires (2).
Dans les communautés d’Emmaüs, les seules subventions acceptées sont celles liées aux investissements. La communauté doit être autonome pour son fonctionnement. Jusqu’à maintenant, c’est la récupération et la revente d’objets qui a permis aux communautés de trouver leur équilibre économique. Emmaüs s’interroge alors sur la possibilité d’un projet qui ne repose que sur le maraîchage.

Recherche d’autonomie

Emmaüs La Roya bénéficie d’un fonds de dotation d’Emmaüs, ce qui lui permet d’acheter du foncier et un bâtiment de 500 m² situé dans le village voisin. Celui-ci est aménagé à partir de janvier 2020 (pour un coût de 600 000 €). « L’isolation thermique et phonique du bâtiment a été réalisée avec des pantalons Jeans recyclés selon une technique propre à Emmaüs ». Le chauffage est assuré par une pompe à chaleur. Il y a des chambres à l’étage. Le rez-de-chaussée avec une cuisine, un bar et une cantine se veut ouvert sur l’extérieur et doit permettre d’accueillir les activités de différentes associations. « Pour l’inauguration du lieu, le maire, le préfet du département et le préfet de région ont été invités, mais seul le premier est venu ».
Le lieu est considéré encore comme trop radical pour beaucoup : Emmaüs La Roya refuse l’aide de la Banque alimentaire et les dons d’entreprises. Cédric Hérou explique qu’il y a une logique mortifère : « le système néo-libéral provoque le réchauffement climatique qui est la cause de la multiplication des tempêtes et lorsque l’on vient en aide aux victimes, on veut en faire des assistées en les mettant sous perfusion ». Il rappelle qu’après les inondations d’octobre 2020, il y a eu des livraisons de palettes de nourriture… « cela a mis en difficulté les commerçants qui n’avaient pas besoin de cela en plus ». Un « préfet de la reconstruction » a été nommé, qui a décidé d’en haut ce qu’il fallait faire alors que les associations avaient proposé de faire d’abord un remue-méninges au niveau local pour recenser les besoins. Un mois plus tard, après la quasi-disparition de l’événement dans les grands médias, des travaux ont commencé, confiés à de grands groupes du bâtiment, avec pratiquement aucun recours à la main-d’œuvre locale.
L’équipe comprend, fin 2021, trois salarié·es (Cédric, Marion et Margot) et 6 compagnon·nes. Pour le moment, il y a un bon mélange de nationalités, une seule femme. Il n’y a plus de sans-papiers car l’environnement reste extrêmement surveillé (3). Il y a maintenant une liste d’attente et la priorité est donné aux familles qui, dans le nouveau bâtiment peuvent disposer d’une chambre avec salle de bains. Globalement, les associations qui travaillent autour d’Emmaüs-La Roya réunissent environ 200 personnes.

Michel B.

* Emmaüs La Roya, Cédric Hérou, Marion Gachet, 841, chemin de Veïl, 06540 Breil-sur-Roya, defendstacitoyennete@gmail.com

(1) No Border désigne un réseau transnational de collectifs et d’individus investis dans les luttes pour la liberté de circulation et l’abolition des frontières, contre les politiques de contrôle de l’immigration2 au sein et en dehors de l’Espace Schengen.
(2) Statut mis en place par Martin Hirsch dans une loi du 1er décembre 2008.
(3) Passant la frontière entre deux reportages, nous sommes contrôlés. Alors que nous pensions qu’il s’agissait d’un contrôle du pass sanitaire, les gendarmes nous demandent d’ouvrir le coffre de la voiture… pour vérifier que nous ne passons pas des migrant·es !

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