Dossier Paix et non-violence

Notre politique migratoire obéit à une logique de guerre

Guillaume Gamblin

La guerre est une forme de violence collective désinhibée. Elle est souvent justifiée par la nécessité de l’autodéfense contre un ennemi que l’on perçoit comme menaçant si nous ne frappons pas les premiers. Dans son livre La Force de la non-violence, la philosophe Judith Butler montre que c’est ainsi que l’Europe agit envers les migrant·es.

C’est sous le signe de la défense face à l’ennemi menaçant, plus ou moins fantasmé, qu’ont été déclenchées l’attaque de l’Ukraine par Vladimir Poutine mais aussi l’attaque de l’Irak par George Bush en 2003, et bien d’autres guerres. La philosophe étasunienne Judith Butler fait le lien entre cette « conception raciste et paranoïaque de la défense de soi [qui] autorise la destruction d’une autre population » et les politiques occidentales de traitement de l’immigration.

Nous faisons la guerre aux populations migrantes

Selon cette logique, « si l’Europe ou les États-Unis (ou l’Australie) laissaient les migrants franchir leurs frontières, cette hospitalité entraînerait leur destruction. Le nouveau migrant est alors imaginé comme une force destructrice promise à engloutir et nier son hôte. Ce fantasme sert à justifier l’emploi d’une violence destructrice contre les populations migrantes : si elles incarnent la destruction, elles doivent logiquement être détruites. (...) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. »
Quand les migrant·es sont perçu·es comme une marée humaine « dont l’impureté va empoisonner l’identité raciale ou nationale, alors les actions qui consistent à les arrêter et les détenir indéfiniment, à les rejeter à la mer, à refuser de répondre à leurs SOS quand leurs canots chavirent et que la mort est imminente sont toutes justifiées de façon rageuse et vindicative comme une ’autodéfense’ de la communauté autochtone, définie tacitement ou expressément par un privilège racial », estime-t-elle.
Cette dimension raciale est d’autant plus soulignée par les réactions européennes face à la guerre en Ukraine. Une vague de solidarité générale bienvenue s’est levée pour accueillir sans conditions en Europe les réfugié·es fuyant la guerre. Une telle solidarité ne s’est malheureusement pas manifestée ces dernières années pour les réfugié·es fuyant de nombreux drames qui n’avaient rien à envier, dans l’horreur, à la tragédie ukrainienne — en Syrie, en Afghanistan, en Érythrée, etc. Il semble ici que l’appartenance des Ukrainien·nes à ce qui est ressenti comme une identité culturelle, ethnique et religieuse commune, soit un facteur déterminant dans cette différence de réactions.
C’est pour cela que, selon Judith Butler, « pour que la non-violence échappe à la logique de guerre qui distingue les vies dignes d’être préservées des vies considérées comme jetables, elle doit s’inscrire dans une politique de l’égalité. (...) Demander que toute vie soit pleurable est une autre manière de dire que toutes les vies devraient être capables de persister dans le vivant qui leur est propre sans être soumises à la violence, à l’abandon systématique, à l’annihilation militaire. »

Une menace pour la démocratie

Les effets de cette « logique inversée et paranoïaque » ne s’arrêtent pas à l’extérieur de nos frontières mais mettent en danger la démocratie elle-même, estime Judith Butler.
Quand nos nations entrent en guerre, il devient compliqué de porter des voix dissidentes, à l’image des personnes ayant signé une pétition pour la paix et qui sont accusées de terrorisme en Turquie. Toute position critique de la logique de guerre est réduite à une position dans la guerre. « La critique de la guerre est assimilée à un subterfuge, une agression, une hostilité dissimulée. La critique, la contestation, la désobéissance civile sont assimilées à des attaques contre la nation, contre l’État (...). Cette accusation se fait dans le cadre de la guerre présomptive, et aucune position ne peut être imaginée en dehors de ce cadre. En d’autres termes, toutes les positions, même quand elles sont manifestement non violentes, sont considérées comme des permutations de la violence. »

« Dans un monde dans lequel la violence est de plus en plus justifiée au nom de la sécurité, du nationalisme et du néofascisme », il est plus que jamais nécessaire de cultiver une non-violence critique et active, adossée à une égalité radicale entre toutes les vies humaines, si nous ne voulons pas sombrer encore davantage dans la barbarie.

Guillaume Gamblin


La force de la non-violence
Judith Butler, traduit par Christophe Jaquet

La philosophe étasunienne Judith Butler ancre l’exigence de non-violence dans une réflexion sur l’interdépendance radicale des humains, constitués par les liens qui les relient aux autres. Ce sont ces liens que la violence vient avant tout détruire. Un autre fondement de la non-violence est l’égalité, ancrée dans l’égale « pleurabilité » de chaque être humain. Butler dénonce l’inégale valeur accordée aux vies humaines quand elles sont définies par les politiques racistes et nationalistes de nos États. Elle plaide pour une non-violence qui ne soit pas la seule interdiction morale de tuer, mais aussi une politique positive de l’égalité qui implique des dispositifs garants de l’égale préservation de toute vie. Un livre de théorie très ardu, mais venant étayer une philosophie politique de la non-violence. G. G.
Fayard, 2021, 240 p.

Démilitariser la France
Alain Refalo

Rares sont les livres qui font aussi bien le tour de la question du militarisme, sujet crucial, mais généralement absent du débat public et même des radars militants. Enseignant engagé de longue date dans la non-violence, Alain Refalo passe en revue avec précision les différents visages de la militarisation en France, en cherchant à chaque fois à leur apporter des alternatives crédibles : démilitariser la mémoire nationale guerrière (avec ses rues et monuments, ses oublié·es), revisiter et pacifier nos symboles (défilé militaire, hymne national), démilitariser l’économie (dépenses militaires, exportations d’armes, reconversion de l’industrie de l’armement), civiliser la défense (interventions militaires extérieures, armement nucléaire, développement des stratégies civiles de défense), démilitariser la société (sortie des militaires des écoles, suppression du service national universel, démilitarisation de la police et de la gendarmerie). Son livre prend un écho particulier en ces temps de guerre russo-ukrainienne et de remilitarisation inquiétante de l’Europe. Alain Refalo rappelle que la France fait partie des cinq pays les plus militarisés au monde selon les indicateurs internationaux. Son livre, pédagogique et accessible, mérite d’être lu largement pour ne pas oublier que le militarisme est l’une des forces de domination lourdes qui empoisonnent nos sociétés, en se mariant avec le nationalisme, le capitalisme, le patriarcat et la domination écologique pour en faire un cocktail létal. Il livre de nombreuses pistes d’action et de réflexion pour montrer qu’il est possible d’en sortir. G. G.
Chronique Sociale, 2022, 132 p.

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