Dossier Paix et non-violence

L’Europe à nouveau sur les sentiers de la guerre

Guillaume Gamblin

Menace d’emploi de l’arme nucléaire par Vladimir Poutine, livraisons européennes d’armes à l’Ukraine, etc. : la guerre en Ukraine est-elle en train de conduire l’Europe à la remilitarisation ? Patrice Bouveret, de l’Observatoire des armements, partage quelques éléments d’analyse.

Silence : Vladimir Poutine a menacé de faire usage de ses armes nucléaires si d’autres pays osaient intervenir militairement en Ukraine. La France lui a répondu qu’elle disposait également d’une arme nucléaire. Que nous dit cet épisode sur la politique de dissuasion nucléaire ?
Patrice Bouveret : Dans les discours officiels pour rassurer les citoyen·nes, l’arme nucléaire est censée être une arme de protection qui nous mettrait à l’abri de toute attaque ou menace directe, tant elle terroriserait nos potentiels adversaires. Mais, loin d’être un outil qui évite les conflits, ce que nous montre la menace de Poutine, c’est qu’elle permet à certaines puissances d’avoir un pouvoir de pression sur toutes celles qui ne la possèdent pas. L’arme nucléaire est utilisée politiquement, en brandissant la menace de son emploi… mais pas que. Aujourd’hui, les États nucléarisés communiquent sur leurs armes tactiques, qui sont de « mini »-armes nucléaires ciblées, ce qui rendrait acceptable leur utilisation… mais ces armes ont généralement une puissance de feu supérieure à la bombe d’Hiroshima ! Les politiques évoquent la possibilité de les faire éclater dans l’espace aérien, à une distance qui (officiellement) n’irradie pas mais qui bloquerait les systèmes de communication, etc. Il est important, dans le bras de fer en cours, de ménager à Vladimir Poutine une porte de sortie ; sinon, il pourrait être tenté d’utiliser cette méthode pour desserrer l’étau s’il ne voit aucune autre option.
La France, de son côté, a augmenté son niveau d’alerte, puisque trois sous-marins nucléaires lanceurs d’engins sont en patrouille quelque part dans les océans, au lieu d’un seul habituellement. Cela n’était jamais arrivé ! Rappelons que chacun de ces engins peut emporter l’équivalent de 1000 Hiroshima.
On ne peut que constater l’échec de la dissuasion nucléaire. Elle n’a joué aucun rôle de prévention pour le moment dans ce conflit, bien au contraire.

L’arme nucléaire est un instrument de puissance et de domination

La France joue-t-elle un rôle dans la prolifération nucléaire ?
Oui, elle participe à la prolifération dite « horizontale » (accroissement du nombre d’États nucléarisés), en ayant par exemple vendu à l’Inde en 2016 des Rafales aptes à transporter et à larguer des armes nucléaires. Elle participe aussi à la prolifération dite « verticale » (développement des capacités de ces armes dans chaque pays détenteur) car elle continue d’accroître ses potentialités de frappe nucléaire en renouvelant ses armes, en les rendant plus performantes et précises, etc. La France augmente régulièrement le budget alloué à sa force de frappe nucléaire qui, « officiellement », atteindra prochainement les 6 milliards d’euros par an. En ce sens, elle viole l’esprit du traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
Il faut aussi souligner tous les efforts qui ne sont pas directement annoncés comme liés au nucléaire militaire mais qui le concernent. Par exemple, les systèmes de surveillance et de guidage dans l’espace, sans lesquels la France n’est pas autonome par rapport aux États-Unis pour guider ses missiles. Il s’agit ici de technologies duales, à la fois civiles et militaires, qui n’entrent pas dans le budget officiel de l’arme nucléaire (1).
L’argument de la France pour développer son arme nucléaire est que d’autres pays acquièrent cette même arme. En réalité, il y en a eu très peu depuis 1945 : l’Inde, le Pakistan, Israël, et la Corée du Nord en 2003. Plus l’Iran, qui tente de la développer aujourd’hui. Cet argument est un prétexte. D’autres moyens existent pour les en empêcher. Les membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies — États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Chine — veulent conserver une arme tout en empêchant les autres États de la posséder. L’arme nucléaire ne sert pas à prévenir la guerre mais est un instrument de puissance pour le maintien de leur pouvoir de domination.

Assiste-t-on, avec cette guerre, à une remilitarisation de l’Europe ?
Les pays de l’Europe de l’Ouest s’affichent choqués par le référendum en Biélorussie qui accepte d’héberger des armes nucléaires russes sur son territoire. Mais c’est oublier qu’avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), cinq pays    — Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas et Turquie — hébergent des armes nucléaires étasuniennes sur leur territoire. L’Allemagne a décidé d’investir 100 milliards d’euros dans l’armement ces prochaines années et, à la mi-mars, d’acheter 35 avions F35 aux États-Unis pour transporter les missiles atomiques étasuniens dans le cadre de l’Otan. On est bien dans une relance de la course aux armements aujourd’hui, avec, malheureusement, une prééminence accordée à l’Otan et aux États-Unis (il n’y a qu’à voir le nombre de pays qui se bousculent pour rentrer dans l’Otan), plutôt que sur un élargissement de la dynamique de paix européenne.

Si tu veux la paix, prépare la paix !

La France et plusieurs États européens ont décidé d’envoyer des armes en Ukraine pour appuyer techniquement la résistance armée. Comment voyez-vous cette stratégie ?

Il est frappant de constater que c’est Yannick Jadot, le candidat écologiste qui, l’un des premiers, s’est prononcé en France pour armer l’Ukraine. Alimenter le conflit en armes, c’est multiplier le nombre de civils qui peuvent être tués. Cela revient à agir sur les conséquences mais non sur les causes. Une fois que la guerre est déclenchée, il n’y a aucun bon moyen. Mais on peut au moins éviter d’alimenter ce qui permet de tuer encore plus de monde. Il existe d’autres outils qui pourraient être développés : techniques (brouillages, blocages, etc.) et au niveau de la société (certains ont été utilisés, à petite échelle, comme le sabotage des panneaux de signalisation). Le problème, au-delà de l’Ukraine, est qu’on ne prépare que les moyens militaires de la défense. Il faudrait investir dans d’autres formes de protection de la population. On pourrait réactiver l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (2), la doter d’un budget conséquent. Se donner les moyens de réfléchir à une sécurité en Europe qui ne repose pas sur le militaire. Contrairement à l’adage, pour faire la paix, il faut préparer la paix et non pas préparer la guerre !
Une guerre ne se joue pas le jour où les chars sont entrés en Ukraine mais pendant les années qui précèdent. C’est là que l’on peut agir, pendant la préparation de la guerre. Une fois que le conflit guerre est déclenché, on peut seulement entrer en solidarité avec celles et ceux qui résistent sur place. Notre responsabilité première, c’est de trouver le moyen de freiner la préparation de la guerre. D’ailleurs, c’est le sens de la charte de l’ONU qui, dans son article 26, demande aux États de ne détourner vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde… et charge les membres du Conseil de sécurité de le mettre en œuvre.

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

Observatoire des armements, 187 montée de Choulans, 69005 Lyon, http://obsarm.org.

(1) De même, le démantèlement et la gestion des déchets nucléaires militaires représentent 9 % de l’ensemble des déchets de l’industrie nucléaire française, mais n’entre pas dans le budget officiel de l’arme nucléaire.
(2) L’OSCE regroupe 57 États d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie centrale. Elle traite de questions relevant de la coopération entre ses États participants en matière de sécurité et de dimension humaine, telles que la maîtrise des armements, le terrorisme, la bonne gouvernance, la sécurité énergétique, la traite des êtres humains, la démocratisation, la liberté des médias et les minorités nationales. Il est à noter que la Russie en fait partie.

L’arme nucléaire ne nous protège pas
L’usage de l’arme nucléaire est « littéralement impensable car il implique la mort de milliers et de millions de civils innocents », estime Alain Refalo dans son récent livre Démilitariser la France. Par ailleurs, notre arme nucléaire ne sert à rien, poursuit-il : « Les puissances à visée expansionniste constatent que notre dissuasion ne les empêche ni ne les freine en rien dans leurs ambitions ; elles savent que nos armes nucléaires ne peuvent pas être utilisées contre elles. Si elle l’était contre des puissances nucléaires, notre pays serait détruit par leurs ripostes. »
L’arme nucléaire ne nous protège ni du terrorisme, ni des pandémies, ni du changement climatique et des crises écologiques. Mais elle ne nous protège pas davantage des menaces nucléaires ou militaires. En revanche, la part du budget de la France qu’elle engloutit pourrait être investie dans la transition écologique, l’autonomie agricole, industrielle et énergétique, la santé, l’éducation et la lutte contre les inégalités, qui construisent la paix à long terme. G. G.
Voir aussi le quiz « À quoi servent les armes nucléaires ? » proposé dans Silence no 501, p. 40.

La France signera-t-elle le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires ?
Neuf pays possèdent à ce jour environ 13 865 armes nucléaires, dont la plupart sont des dizaines de fois plus puissantes que celle utilisée à Hiroshima. La France, quatrième force nucléaire au monde, dispose à elle seule d’un arsenal de 300 ogives.
Le nucléaire militaire, ça coûte cher…
C’est en même temps un colossal détournement de ressources publiques, puisque rien qu’entre 2019 et 2021, la France a investi pour cette technologie mortifère pas moins de 14 milliards d’euros — soit plus de 12 millions d’euros PAR JOUR !
…et ne garantit pas la paix !
La possession de l’arme nucléaire ne donne aucune garantie d’être protégé, comme le montrent les guerres qui ont eu lieu entre puissances nucléaires à plusieurs reprises, par exemple entre l’Inde et le Pakistan en 1999.
C’est par où, la sortie ?
Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est entré en vigueur le 21 janvier 2021, après avoir été ratifié par 50 États de l’ONU. Ce traité est né d’une mobilisation citoyenne internationale sous l’égide de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (International Campain to Abolish Nuclear Weapons, ICAN), lauréate du prix Nobel de la paix en 2017. Du 21 au 23 juin 2022 se tiendra à Vienne, en Autriche, la première réunion des États membres de ce traité. Or, la France refuse d’y participer, malgré le soutien de nombreu·ses parlementaires et maires. L’association ICAN France met à la disposition de toutes celles et ceux qui veulent les rejoindre une pétition demandant au gouvernement français de prendre ses responsabilités en matière de désarmement nucléaire. Un forum de la société civile organisé par ICAN se tiendra par ailleurs à Vienne les 18 et 19 juin 2022 avant la réunion officielle.

Agnes Ploteny

ICAN France, 187 montée de Choulans 69005 Lyon, tél. : 04 78 36 93 03, http://icanfrance.org/petition.

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