Le temps des écosystèmes est beaucoup plus long que l’échelle de vie d’un bâtiment. Décoloniser le récit actuel prédominant sur l’avenir de la ville et proposer une matérialisation d’un imaginaire créatif, qui prenne en compte ces échelles de temps, la transmission entre les générations et l’anticipation à long terme, peut permettre de créer un récit collectif fédérateur à long terme.
Pour contribuer à un tel récit, nous avons développé deux scénarios temporels : un horizon proche, en 2040, et un lointain en 2090. Ces deux temporalités sont pensées ensemble et s’alimentent l’une l’autre au service d’une anticipation à très long terme : dès 2040, on prépare 2090. Le décor est planté à Vaise, plaine fertile au bord de la Saône mais aussi berceau de l’architecte et inventeur François Cointeraux. (1)
Le texte qui va suivre est un récit d’anticipation imaginaire, réalisé dans le cadre d’un projet de fin d’études à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon.
Une grande ville en décroissance
Bienvenue à Vaise en 2040... Depuis les années 2020, les sols sont massivement désimperméabilisés pour éviter les ilots de chaleur urbains et gérer le risque d’inondation. La végétalisation de Vaise progresse à travers la reconversion d’anciennes zones commerciales et industrielles en sites de renaturation (2). L’expansion de la ville est à l’arrêt depuis que la préservation des sols est devenue une priorité. La reconversion du bâti existant est envisagée avant la construction neuve, même si l’on continue à construire dans les villes petites et moyennes qui ont vu leur population augmenter avec l’exode urbain. Vaise, pour sa part, a vu les rangs de sa population se clairsemer suite aux chocs environnementaux, sanitaires et sociaux successifs, qui ont poussé les habitant·es à quitter les agglomérations urbaines. En réponse, la commune est rentrée dans une logique de déconstruction (3) et de renaturation pour rendre la ville vivable malgré ce déclassement.
2040, une industrie qui accompagne la déconstruction
Les matériaux et éléments de construction valorisables qui ressortent de cette opération de déconstruction alimentent une économie circulaire locale. Un réseau d’ateliers, de manufactures et d’entreprises à taille humaine recyclent les déchets de la déconstruction et produisent les objets simples du quotidien. Avec la raréfaction des ressources pétrolières et des minerais, on assiste à une inversion de la hiérarchie des matériaux : la terre, ressource locale, recyclable et avec une empreinte carbone faible, se trouve désormais en haut de la pyramide. À Vaise s’est ainsi établie une filière du matériau terre qui permet d’accompagner la déconstruction progressive de la ville. En mélangeant des terres de déblai à d’autres déchets de la déconstruction, cette filière produit des matériaux qui seront utilisés pour réparer et adapter les bâtiments restants. L’objectif est d’anticiper la déconstruction future de ces bâtiments en les rendant partiellement biodégradables, pour que la matière puisse finalement retourner à la terre et l’enrichir. En attendant leur érosion ultime, ces architectures biosourcées peuvent servir d’habitat à des espèces variées (plantes, insectes, petits rongeurs), soutenant ainsi un retour de la biodiversité en ville.
(Figure 1) En mélangeant des gravats issus de la déconstruction à des terres de chantier et des fibres naturelles, et en comprimant ce mélange, on peut produire une brique qui servira par exemple à réparer le mur d’un bâtiment existant. Cette brique n’a pas été cuite et ne contient pas de ciment : elle sera biodégradable, ce qui facilitera la déconstruction future du bâtiment. On prépare ainsi progressivement l’adaptation de la ville à sa décroissance. Cette matière pourra en effet retourner à la terre, et être décomposée par les espèces vivantes du sol (évolution).
Anticiper le retour à la terre des bâtiments
Dès 2040, les bâtiments sont pensés sur le long terme, en ayant leur déconstruction future en tête - leur retour à la terre d’ici 2090. Bordant la voie ferrée, l’évolution d’une parcelle industrielle en particulier donne à voir les processus qui pourraient advenir sur les autres sites déconstruits de Vaise. La Fabrique de la terre, lieu de production et d’expérimentation, permet de revaloriser les terres de déblais et les déchets de la déconstruction. Cette manufacture met en commun des machines et des outils pouvant également servir aux étudiant·es, artistes et artisan·es - redonnant ainsi un pouvoir d’action aux habitant·es. La logique industrielle n’est que transitoire, et doit à terme laisser sa place à des dynamiques artisanales. Ainsi, d’ici 2090, les halles dédiées à l’activité de production de matériaux sont amenées à disparaitre : leur enveloppe est démantelée ou rendue à la terre au sein d’un parc naturel qui a progressivement conquis la parcelle. De l’autre côté du terrain, les halles ouvertes aux habitant·es sont conservées pour accueillir une coopérative d’artisan·es.
(Figure 2) Une fabrique en évolution - état 2020, scénarios 2040 et 2090
2090, une communauté connectée à son milieu naturel
En 2090, la biodiversité a été restaurée à travers des espaces agro-forestiers multifonctionnels qui se sont répandus là où le bâti a disparu. Par cette diffusion des trames verte et bleue, Vaise se reconnecte profondément à son paysage naturel : les balmes (coteaux escarpés typiques de l’ouest lyonnais), les ruisseaux, le fleuve. Les bâtiments déconstruits entre 2040 et 2090 ont laissé place à des friches dont le sol a progressivement été restauré pour être cultivé. Les cœurs d’ilots sont également cultivés quand c’est possible. Ainsi, la population consacre une partie de son temps de travail à la production de nourriture et à l’entretien des jardins collectifs. C’est ainsi que de nouveaux bi-métiers ont émergé : il est commun de répartir son temps entre une activité agro-tertiaire et d’artisanat. Les manufactures essaiment et pratiquent une “rétro-innovation” combinant savoirs experts et savoirs paysans. Les habitant·es sont propriétaires des moyens de production, et majoritairement organisé·es en coopératives. Les outils de production sont en grande partie décarbonés, on assiste dans ce sens au renouveau de la traction animale pour certaines activités. De la même manière, la marche et le vélo sont les moyens de déplacement privilégiés pour les courtes distances, et le train de proximité à faible vitesse pour les déplacements longs.
De 2040 à 2090, on passe de la terre à construire à la terre nourricière, dans une dynamique qui s’inspire du concept d’agritecture de Cointeraux - une nouvelle discipline qui selon lui doit associer étroitement architecture et agriculture. Dans la lignée de la pensée de Cointeraux, la terre n’est pas seulement appréhendée comme une matière constructible mais comme le substrat d’un sol vivant qui remplit diverses fonctions écosystémiques.
(Figure 3) De 2040 à 2090 : renaissance d’une communauté biotique connectée à son paysage
Vers une architecture vivante
Cette transformation radicale du territoire est en effet rendue possible par un long processus de revalorisation des sols. Ce processus de remédiation (4) des sols, enclenché à Vaise depuis 2040, repose sur une approche globale de la matière terre, à la fois constructible et cultivable. À divers endroits, la terre est ainsi utilisée comme un matériau de construction mais aussi comme un support de renaturation, un substrat colonisable pouvant devenir paysage. Un exemple de ce processus est visible dans le pavillon en pisé ci-contre, dont on laisse les piliers en terre être colonisés par les plantes et érodés jusqu’à devenir des ruines.
(Figure 4) La terre : une matière organique pouvant retourner au paysage
Une fois retournée à la terre, cette matière sera transformée par de multiples espèces vivantes : champignons (mycoremédiation), plantes (phytoépuration), insectes, rongeurs…
En mélangeant certains déchets issus de la démolition des bâtiments (gravats, résidus asphaltés) avec de la terre et des substrats organiques (boues d’épuration, déchets verts), les conditions sont réunies pour que ces "nettoyeurs" décomposent les déchets et purifient la matière. Au bout d’un certain temps, ils la rendent assez saine pour recomposer un sol fertile sur lequel on pourra cultiver.
Et si ce processus de dépollution pouvait débuter pendant la vie du bâtiment, sans attendre que la matière retourne dans le sol ? Au-delà de ses fonctions architecturales, l’enveloppe des bâtiments pourrait servir d’habitat pour des micro-organismes (champignons, insectes) qui transformeraient la matière, et feraient littéralement vivre l’architecture. L’expérimentation présentée ci-contre autour du concept de biobrique va dans ce sens : en faisant croître du mycélium (5) dans un moule rempli de déchets, on fabrique ainsi un élément de construction composite - organo-minéral.
(Figure 5) Prototype de biobrique moulée à partir d’un mélange de déchets organiques (paille, marc de café) et de mycélium de pleurotes. Le mycélium se développe en milieu humide en quelques semaines et joue le rôle de liant. De la terre et des gravats, voire des matières polluées, pourraient être incorporés à la brique pour augmenter sa résistance et tirer parti des propriétés dépolluantes des champignons.
Une histoire pour transformer notre rapport au monde
Revenus dans le présent, que faire de cette histoire ? L’appliquer à la lettre ? L’objectif est plutôt d’en extraire une posture, un rapport au monde : celui où l’on s’efforce de s’intégrer au vivant et de s’appuyer sur les diverses fonctions du sol pour rendre la ville plus vivable.
Ce récit prospectif alimente aussi de nouvelles expérimentations : pourquoi pas concevoir un matériau d’architecture qui conjugue une part d’inerte, de maitrisé, et une part d’organique, d’imprévisible ?
Avec ces deux scénarios complémentaires, il s’agit aussi de maintenir un rapport nuancé aux outils et à la technique, sans tomber ni dans l’illusion techniciste, ni dans le romantisme rétrograde. La poétique du retour à la terre est finalement un appel à se recentrer sur des valeurs essentielles chargées de sens : le corps et ses sensations, le cycle de la vie et l’écoulement du temps, le lien social et le processus de transmission.
Ce projet n’aurait pas vu le jour sans le travail d’un certain nombre de personnes : l’encadrement d’Hervé Lequay (notre tuteur à l’ENSAL) et d’Ali Limam (enseignant-chercheur à l’INSA) ; les recherches menées conjointement avec Léna Loiseau, Emma André et Antoine Rousset (ingénieurs INSA) ; les échanges avec Emmanuel Mille (doctorant CRAterre sur le pisé urbain), Victor Villain (politologue et doctorant en sciences sociales) et Nicolas Meunier (artisan piseur).
Pour aller plus loin :
La notice complète du projet Rétrogression vers Gaïa est disponible en ligne sur issuu.com sur la page des auteur·es.
(1) François Cointeraux (1740 - 1830) est considéré par beaucoup comme le “père du pisé moderne”, le pisé étant une technique de construction en terre crue très répandue en région AURA et ayant contribué à l’urbanisation rapide de Lyon au 19e siècle. À la fin du 18e siècle, Cointeraux établit dans la Grande Rue de Vaise une école d’architecture rurale où il expérimente autour du pisé.
(2) Processus de réparation d’un milieu modifié par l’homme lui permettant de retrouver un état proche de son état naturel initial.
(3) Démontage sélectif des différents éléments constructifs d’un bâtiment dans l’optique d’une valorisation des déchets. La déconstruction est ici envisagée non pas comme un moyen de libérer du foncier pour de la construction neuve, mais plutôt de faire respirer la ville en recréant des parcelles non construites.
(4) Dépollution d’un sol en vue de le rendre apte à un retour à la nature, voire à un usage agricole, après que sa qualité ait été dégradée par l’imperméabilisation prolongée ou une activité industrielle.
(5) Partie végétative du champignon constituée d’un réseau de filaments blancs, que l’on trouve en général dans le sol ou sur le substrat nutritif.
Agir grâce à l’écoconstruction
Sylvain Houpert
Le livre présente en partie centrale une impressionnante liste de matériaux utilisés dans l’écoconstruction et le calcul de leur énergie grise (l’énergie nécessaire à leur fabrication). L’auteur développe également les possibilités d’aller vers des bâtiments basse consommation à partir de l’existant et montre qu’aujourd’hui, il est possible d’aller plus vite en direction des Bepos (bâtiment à énergie positive) car tout existe déjà. Ce côté technique est accompagné de longs développements sur la nécessaire fin des énergies sales (fossiles et nucléaire). On sent que l’auteur en a marre de voir nos gouvernements successifs tourner autour de la question au lieu d’oser franchement aller dans le bon sens et d’en finir avec les énergies anciennes. Plein d’astuces et d’idées pour une façon respectueuse de penser l’architecture. MB
Éd. Libre & Solidaire, 2021, 342 p., 30 €
(couverture disponible)
Auto-construire en réemploi
Audrey Bigot et Martin Barraud
Les auteur·es ont profité de la démolition de nombreux bâtiments sur l’Ile de Nantes pour récupérer des matériaux et construire leur propre habitation pour seulement quelques centaines d’euros (quelques matériaux ont été achetés d’occasion). Le livre, très illustré, montre toutes les étapes à prendre en compte : démontage des produits à récupérer, restauration, réutilisation… Gros œuvre, second œuvre. Quelques photos présentent d’autres réalisations lorsqu’une technique identique a été utilisée. Il faut quand même un bon niveau de bricolage pour se lancer dans l’aventure, mais le résultat est convaincant. Une maison à très faible empreinte écologique ! FV
Éd. Ulmer, 2021, 160 p., 22 €
