Silence : Dans le livre collectif Covid-19 : par delà la censure, vous écrivez qu’il serait possible d’agir préventivement face à certains facteurs de mortalité du Covid-19. Que voulez-vous dire par là ? En quoi ce constat renvoie-t-il vers des politiques de santé davantage que vers des discours de responsabilisation individuelle ?
Valérie Tilman : Les facteurs de mortalité liés au Covid sont un âge avancé (l’âge moyen des décès en 2020 est proche de l’espérance de vie moyenne, soit plus de 80 ans), et/ou des pathologies antérieures importantes. Il semble que l’on puisse y ajouter la précarité des conditions d’existence, le fait d’être placé·e en maison de retraite, de ne pas avoir accès à des soins médicaux précoces ou adaptés, à une consultation réelle (et non téléphonique) avec un thérapeute humain (et non avec un logiciel). Hormis l’âge, facteur naturel de mortalité, il s’agit donc soit de pathologies dont certaines sont fortement liées aux conditions de vie, soit de facteurs sociaux (accès aux soins), ce qui renvoie effectivement au rôle des politiques publiques dans l’amélioration de ces conditions et dans la prévention.
Cela n’exclut pas toutefois l’importance de la responsabilisation individuelle et parentale en matière de santé et de prévention. Je pense surtout à une responsabilisation accrue de chacun·e par rapport à son état de santé, à son régime alimentaire, à son état de forme physique (sédentarisation), à sa médication (abus de médicaments), sans occulter bien sûr le fait que ces différents éléments sont en grande partie déterminés par notre environnement culturel, social et nos ressources financières. La société a donc des devoirs pour réduire les inégalités et améliorer l’accès de tous à des conditions de vie favorables à une bonne santé. Mais l’individu conserve une part d’autonomie, de responsabilité individuelle, de discernement et une faculté d’agir sur le monde, peut-être limitées, mais qu’il me semble alors extrêmement désirable de reconquérir. Car lorsque le pouvoir en place prend des décisions et orientations qui peuvent être critiquables, c’est de la société civile et des contre-pouvoirs que peuvent émerger des solutions plus justes et plus démocratiques.
En tant que philosophe, comment analysez-vous les discours actuels qui mettent en opposition droits (sur son propre corps, au respect de la vie privée, libertés publiques, etc. ) et devoirs (de solidarité, de protection, etc.) ?
Droits et devoirs sont au cœur du contrat social. Ils ne sont pas en contradiction, mais s’articulent. Comment peut-on estimer en restant cohérent que le devoir de protéger la santé des plus fragiles implique la mise en place de mesures qui impactent le droit à la santé physique, psychologique ou sociale de tous et engendrent des impacts sanitaires supérieurs au Covid (reports de soins, phénomène de « glissement », problèmes psychiques en hausse, problèmes sanitaires consécutifs au décrochage scolaire, social et professionnel, à l’interruption répétée des activités sportives, culturelles et festives, effets secondaires des vaccins, discriminations qui, selon les voeux de certains, pourraient conduire à nier le droit au travail et aux soins des personnes non vaccinées, etc.) ? Il existe d’autres moyens pour mettre en œuvre ce devoir de protection de la santé des plus fragiles sans porter atteinte aux droits fondamentaux de chacun : ces moyens sont le développement de la prévention, la prise en charge et les soins aux malades, en d’autres termes le rétablissement de structures de soins de santé de qualité.
On entend souvent l’idée que le bien collectif serait supérieur au bien des individus. Or une société ne peut pas être dite en bonne santé si elle est faite d’individus physiquement ou psychologiquement malades ou traumatisés (isolés, masqués, vivant dans la peur, la culpabilisation, etc.), tout comme une société ne peut pas être dite libre si elle est faite d’individus tracés, contraints arbitrairement et autoritairement dans tous leurs comportements et dont les besoins notamment relationnels sont étouffés. Le bien collectif est le produit des biens individuels. Puisque les droits fondamentaux contribuent au bien de chacun·e, ils contribuent au bien collectif et leur négation ne peut pas engendrer un bien collectif.
Je ne pense donc pas qu’il y ait un réel conflit entre droits et devoirs, ni même entre bien individuel et bien collectif. Il y a par contre un travail de manipulation qui consiste à présenter les droits humains comme des caprices égoïstes et une tendance de certains politiques à vouloir donner leur propre définition du bien collectif. Or un droit fondamental n’est pas un caprice égoïste. Avoir des droits fondamentaux ne signifie pas qu’on a le droit de faire n’importe quoi : fondamental signifie que chacun·e gagne à ce que ce type de droit soit protégé par la société. Car chacun·e y perdra si le droit de se réunir librement, le droit de manifester son désaccord contre le pouvoir, le droit aux soins, le droit de travailler, le droit de ne pas être discriminé, le droit à l’intégrité physique sont abrogés. Les droits fondamentaux ne sont pas des caprices individualistes : ce sont des remparts face à la voracité et à l’arbitraire du pouvoir. C’est pourquoi nous devons les réaffirmer avec force.
Quels sont les rapports de force et d’influence économique sous-jacents aux politiques européennes de gestion du Covid-19 selon vous ?
Je ne suis pas particulièrement qualifiée pour répondre avec précision à cette question. Tout au plus, je puis dire qu’on observe que, pour un certain nombre de secteurs, la crise du Covid n’est en rien une crise, mais est au contraire une formidable opportunité de développement (certain·es parlent d’effets d’aubaine) : c’est le cas par exemple pour le secteur pharmaceutique, le secteur numérique, celui de la grande distribution, etc. Il semble aussi que ce soit une occasion de déployer certaines stratégies à l’échelle internationale, comme la transition vers le tout-numérique (éducation numérique, argent numérique, passeport sanitaire numérique, contrôle social numérique,…), les projets de vaccinations de masse (Alliance du vaccin dite GAVI, OMS), le déploiement des thérapies géniques, etc.
Même les valeurs morales et politiques sont en train d’être redéfinies pour légitimer ce qui semble s’annoncer comme une nouvelle organisation de la société, voire comme l’imposition d’une nouvelle conception de l’humain : remise en question et entraves à la liberté d’expression au nom de la « lutte contre la désinformation », remise en question et critique des droits individuels au nom d’un « bien collectif » arbitrairement redéfini et instrumentalisé, remise en question de la démocratie au nom de « l’efficacité », etc.
Ces stratégies sont le signe du développement d’un capitalisme plus prédateur que jamais et du démantèlement de tout ce qui pourrait l’entraver. Sous prétexte de gestion épidémique, un grand nombre de balises légales, morales, démocratiques, déjà bien ébranlées avant la crise, sont en train d’être anéanties. Chez nous, les institutions européennes, pilotées par les lobbies et gangrenées par les conflits d’intérêt, jouent un rôle majeur dans cette entreprise de destruction.
Dans la conclusion du livre Covid 19 : par-delà la censure, vous parlez de deux trajectoires différentes : « gérer les problèmes globaux au moyen de solutions technologiques génératrices d’un profit maximal », ou une trajectoire écologique. Que voulez-vous dire par là ?
L’idée selon laquelle une source de pouvoir technocratique serait davantage appropriée qu’une approche démocratique pour gérer certaines problématiques globales (pandémies, réchauffement climatique) est une idée qui a été exprimée à maintes reprises ces deux dernières années. Ainsi, par exemple, fin novembre 2021, les Etats membres de l’OMS se sont réunis en session spéciale à l’OMS pour discuter des lignes directrices d’un nouveau Traité international relatif à la préparation et à la riposte face aux pandémies.
De fait, face aux problèmes globaux, des « solutions » technologiques génératrices de profits immenses sont à l’agenda : technologies « vaccinales » dernier cri et abonnement « vaccinal » de l’humanité dans le cas du Covid (mais d’autres « vaccins » suivront), quatrième révolution industrielle, transition numérique, seconde révolution verte, intelligence artificielle, géo-ingénierie, etc.
Ces stratégies, initiées par les grands acteurs économiques privés et promues par les institutions internationales, sont élaborées au mépris d’une réelle conscience écologique. Un certain nombre de ces révolutions technologiques peuvent conduire à un tel degré de contrôle et d’intrusion dans la vie professionnelle, sociale, privée et même intime des individus qu’il est raisonnable de craindre des dérives politiques. Pour celles et ceux qui redoutent et refusent un tel scénario, il est urgent de s’atteler à faire barrage au totalitarisme, notamment numérique, et à la construction d’alternatives sociétales véritablement écologiques, humanistes, solidaires, démocratiques, participatives, locales, sobres et même décroissantes. Face aux mécanismes d’appropriation et de confiscation des ressources (financières, alimentaires, médicinales, etc.), la réappropriation d’une plus grande autonomie doit être au cœur de ces alternatives.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
