L’un des avantages vantés par les partisan·es de la méthanisation est son caractère « circulaire » : le digesteur est nourri avec de la matière organique d’origine végétale ou animale, permettant ainsi d’utiliser les « déchets » de l’activité agricole. Et la matière restant à l’issue de la transformation en gaz, appelée « digestat », riche en azote volatile, est ensuite épandue sur les sols agricoles pour les fertiliser. Il y aurait donc là un cercle vertueux exemplaire, en amont et en aval de la production d’énergie, en synergie avec le monde agricole. Toutefois, ce tableau idyllique ne résiste pas longtemps à l’analyse (1).
En amont, une dangereuse concurrence pour les terres arables
Le digesteur a besoin d’intrants de manière régulière et constante. Dans un méthanisateur, il a impérativement besoin d’être alimenté de manière régulière avec des intrants de même catégorie. « Si cela n’est pas scrupuleusement respecté, vous n’avez plus qu’à tout vider et recommencer depuis le début », souligne Jean-Pierre Jouany, ancien chercheur à l’Institut national de recherche agricole (INRA). D’où la tentation de nourrir la machine avec des cultures de maïs dédiées, voire la nécessité d’en faire venir de loin, au besoin, pour ne pas perdre l’équilibre du digesteur.
En effet, le lisier issu des élevages qui nourrit le digesteur est pauvre en carbone. Il doit donc être complété avec de la matière végétale. Le risque est de créer une concurrence avec les terres agricoles, employées à produire de la matière organique pour le méthaniseur plutôt que pour se nourrir.
Afin de limiter ce phénomène, en France, l’apport en matières issues de cultures dédiées ne doit pas dépasser 15 % de l’ensemble. Mais d’une part, cela est extrêmement difficile à vérifier dans les faits (autocontrôle) et, d’autre part, cela n’englobe pas les cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE). Avoine, seigle, trèfle… destinés à la méthanisation sont cultivés dans l’intervalle temporel entre deux cultures principales en rotation, moment de respiration pourtant essentiel pour la continuation de la vie biologique entre deux cultures.
Plus fondamentalement, les matières organiques utilisées pour nourrir les méthaniseurs ne deviennent des déchets que dans la bouche des promoteurs de cette énergie. « Aujourd’hui, on vend l’idée que le fumier, le maïs, la paille sont des déchets agricoles. Ce n’est pas le cas : la paille, c’est la litière de nos vaches, le maïs, c’est leur alimentation, et le fumier, c’est celle de notre sol, qui va nourrir par la suite les plantes », explique Marie Savoy, co-présidente de la Confédération paysanne de Loire-Atlantique (2).
En aval, des dégâts sous-estimés
En aval aussi, le mythe du digestat (« déchet » restant après la transformation en gaz), censé fertiliser les terres agricoles, ne résiste pas à l’analyse. Tout d’abord, le digestat standard n’existe pas. D’un méthaniseur à l’autre, les intrants fluctuent en fonction des endroits, des saisons, etc., et on n’a pas de connaissances suffisantes sur l’impact au sol de ces différents digestats (3).
On risque même d’infertiliser les sols car, en épandant le digestat, « on ne nourrit que les plantes, pas le sol, explique le microbiologiste Claude Bourguignon. On ne fera jamais d’humus avec ça. Le digestat n’apporte pas d’amendement sur nos sols, qui sont aujourd’hui en grande partie ruinés. C’est pire que des lisiers déjà trop riches en azote et trop pauvres en carbone ! » (4).
Ce qui se passe, c’est que « les sols subissent un apport massif d’azote sous forme ammoniacale, qui entraîne leur stérilisation : cela a un impact non seulement sur la capacité à nourrir les plantes mais aussi sur les capacités de rétention en eau et en éléments minéraux », estime un collectif anti-méthanisation du Lot (5). Par ailleurs, la méthanisation se fait en anaérobie, sans oxygène. « Cela secrète des acides et des germes très dangereux ! Leur épandage peut tuer les organismes du sol », estime Claude Bourguignon. Il existe aussi le risque que, une fois les résidus passés de la terre dans l’eau, certains germes résistent à la chloration de l’eau potable (6).
Loin d’être soutenue, l’agriculture est mise à mal
Aujourd’hui, une majorité des projets de méthanisation est portée par le monde de l’agriculture et de l’élevage industriel (les autres sont sur des sites industriels : déchets, agroalimentaire, etc.). Les exploitant·es qui s’y lancent s’enfoncent encore plus dans un endettement massif (7) et supportent seul·es les risques financiers des emprunts à rembourser. « Face à l’incapacité des pouvoirs publics à faire en sorte que leur production agricole soit payée au juste prix, certains d’entre eux ont un besoin vital de créer des richesses supplémentaires pour continuer d’exister », expliquent des membres du Collectif national vigilance méthanisation (8). Mais, ce faisant, la méthanisation va à l’encontre de la vocation vivrière de l’agriculture. Pour le moment, les subventions directes ou indirectes à la méthanisation (rachat de l’énergie au dessus du prix du marché) sont payées par le contribuable. L’aide de l’État peut disparaître du jour au lendemain, laissant les producteurs d’énergie avec des installations non rentables et des dettes à gérer.
Au-delà, ce fonctionnement révèle l’absurdité de la logique à l’œuvre. Au lieu d’allouer ces centaines de millions d’euros au soutien à l’agriculture paysanne, on finance des jambes de bois énergétiques à destination des agricult·rices qui ne peuvent plus vivre de leur métier.
Guillaume Gamblin
(1) Voir « Le bluff de l’économie circulaire », dossier de Silence, no 502, septembre 2021.
(2) Dans Campagnes solidaires, no 377, novembre 2021, p. 24
(3) Fédération Bretagne nature environnement, « Méthanisation : une aventure hasardeuse ! », mai 2019
(4) Christophe Pelaprat, « Tout est-il bon dans la méthanisation ? », Sans transition !, no 31, p.50
(5) « Méthanisation dans le Lot : le grand emmerdement », www.reporterre.fr, 5 octobre 2021
(6) Par ailleurs coûteuse et importante, elle se retrouve dans les robinets, avec des conséquences sur la santé humaine.
(7) Poursuivant la désastreuse fuite en avant qui les lie au machinisme agricole.
(8) « Les citoyens vus d’en haut : des collectifs écoutés mais jamais entendus », Nature et Progrès, no 135, hiver 2021-2022, p. 10
La méthanisation se passera-t-elle bientôt des agriculteurs ?
Jean-Pierre Jouany, ancien chercheur à l’INRA de Theix (Puy-de-Dôme) : "Je suis convaincu que la disponibilité des surfaces cultivées pour l’alimentation humaine et animale va diminuer alors que le coût du foncier agricole va, quant à lui, augmenter. En conséquence de quoi les agriculteurs ne pourront pas concurrencer les grosses sociétés comme Total ou EDF qui voudront accaparer les surfaces agricoles importantes. Je pense qu’à terme les paysans vont non seulement être dépossédés de leurs terres par ces industriels, mais aussi que l’autonomie alimentaire du pays risque d’en pâtir.
– La Galipote : Vous entendez par là que les sociétés spécialisées dans la méthanisation pourraient, à terme, se passer des agriculteurs ?
– Tout à fait ! La production intensive des aliments à destination des méthaniseurs risque d’ouvrir la porte à de plus en plus d’investisseurs non agricoles qui voudraient contrôler toute la chaîne, de la production des intrants jusqu’à l’utilisation finale du biogaz. C’est pourquoi je suis persuadé que les professionnels de la méthanisation ne souhaitent pas laisser la main aux agriculteurs car ils veulent être maîtres de leurs appareils. Il ne faut pas oublier que leur seul objectif est de maximiser la rentabilité de leur affaire en produisant de l’énergie en quantité importante. C’est pour cette raison qu’il va leur falloir davantage de terres. Or il me semble que les surfaces agricoles doivent être réservées à la production alimentaire à destination des hommes — éventuellement des animaux — mais surtout pas à la production massive d’énergie.
Sébastien Massoulié, La Galipote, no 144, été-automne 2021, p. 18
