Au cours de l’été 2021, un collectif lié à la revue Terrestres a organisé dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes les rencontres « Reprise de terres ». Un sous-groupe s’est constitué pour réfléchir à la façon de promouvoir et pratiquer le réensauvagement tout en luttant contre le capitalisme. Silence a discuté avec une partie de ses membres.
Silence : Comment est née votre réflexion sur le sauvage et le réensauvagement ?
Antoine Chopot, Virginie Maris et Camille Besombes  : Notre groupe est né après une rencontre avec l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), qui venait de créer une réserve de vie sauvage dans la Drôme (le Grand Barry). L’Aspas souhaitait également faire d’un ancien domaine de chasse privé une zone de « libre évolution » dans le Vercors (1). La libre évolution vise une non-gestion de l’écosystème et cherche à éviter toute intervention ou exploitation humaines, par exemple forestière, notamment en laissant les arbres vieillir et le bois mort se décomposer sur place. Il s’agit d’en faire un lieu sans chasse, sans activité agricole, ni prélèvement, où l’humain n’est que simple visiteur. La réserve du Vercors n’est écologiquement pas exceptionnelle mais, par son réensauvagement, ce milieu se reconstituera et deviendra de moins en moins praticable hors des sentiers.
On s’est dit qu’il était primordial de tenter d’alimenter des liens amicaux et politiques entre ce projet de l’Aspas et d’autres réseaux, des zones à défendre et des collectifs forestiers et paysans — qui s’intéressent à la reprise de terres mais de façons différentes — dans le but de mettre en regard leurs stratégies et de confronter leurs rapports à la nature et à la politique. Le récent mouvement Climat nous avait laissé·es insatisfait·es. C’est enthousiasmant, cette mobilisation de la jeunesse et de gens variés, mais il manquait de sol sous nos pieds… Notre groupe s’inscrit dans un collectif plus large, nommé « Reprise de terres » (2), qui s’est constitué contre le saccage par le productivisme des terres naturelles, agricoles ou urbaines. Le constat d’un grand mouvement foncier agricole qui s’annonce à l’échelle des dix prochaines années en France, du fait d’un départ massif à la retraite des agricult·rices, nous incite à appeler à la reprise des terres pour faire advenir d’autres usages et enraciner des victoires sociales et écologistes. Un processus d’enquêtes participantes a débuté pour affiner les questionnements et construire le programme des rencontres de cet été.
Qui pratique le réensauvagement aujourd’hui en France ?
Les pratiques de libre évolution et de réensauvagement proposent une alternative radicale à la seule « gestion » des espèces et des milieux. C’est une vision de confiance dans ce que peut faire la nature dès lors qu’elle est rendue à sa spontanéité, notamment dans cette période actuelle de grands bouleversements climatiques et biologiques. En refusant un monde entièrement domestiqué et dominé par les vaches, les poulets et les plantations de l’agriculture intensive, en voulant préserver la dynamique sauvage de certaines forêts ou rivières, le réensauvagement tente de nous inscrire dans une temporalité longue, inhabituelle pour les humains, attentive à l’histoire évolutive des vivants et des milieux.
Nous sommes allé·es rencontrer à la fois des individus et des collectifs, institutionnels ou non. Il y a des chercheur·ses et naturalistes qui réfléchissent à cette question depuis longtemps, comme Jean-Claude Génot et Annick Schnitzler, qui portent la question de la libre évolution forestière et la préservation de forêts sauvages, mais aussi Loïs Morel, écologue à Rennes et spécialiste des friches, y compris dans leurs aspects philosophiques.
Certaines institutions, comme les Conservatoires d’espaces naturels (CEN) Normandie ou Auvergne, ont lancé des programmes régionaux d’espaces en libre évolution (ou programmes Prele). Ils visent à conserver des milieux comme des friches agricoles ou des forêts humides sans agir dessus et sensibiliser à ces pratiques de non-intervention pour changer de regard sur des espaces souvent délaissés mais utiles à la biodiversité.
Plusieurs collectifs promeuvent ces approches à l’intérieur du milieu forestier, comme le groupe Forêt vivante ou le Réseau pour les alternatives forestières (3). Au sein de ce réseau, il y a Recrue d’essences, qui a pour but d’acquérir des parcelles forestières, un peu sur le modèle de Terre de liens, pour travailler en leur sein de manière respectueuse et soutenable, ou dans d’autres cas pour les préserver des activités humaines afin de garantir une régénération après une coupe rase.
Dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le collectif Abrakadabois développe une approche sensible des espaces boisés sur ce territoire, que ce soit de la forêt ou des haies. L’idée est de récolter du bois de façon durable pour les besoins quotidiens sur la ZAD (chauffage, construction, artisanat etc.) mais aussi d’arriver à laisser 25 % de la forêt de Rohanne en libre évolution forestière. Pour eux, il est important, dans le contexte des changements climatiques, d’avoir des espaces témoins permettant de se réajuster, mais cela bouleverse les pratiques classiques des forestiers.
L’ensauvagement spontané des territoires
Le monde agricole s’oppose souvent au réensauvagement. Pourquoi ?
L’initiative de l’Aspas dans le Vercors, très médiatisée, a effectivement suscité de vives réactions. Une motion de la Confédération paysanne a été prise, d’abord dans la Drôme puis nationalement, pour appeler à bloquer ces projets de réserve qui iraient à l’encontre de l’agriculture paysanne. Selon la Conf’, ces réserves proposeraient une vision simpliste de l’écologie, en opposant humain et nature, en excluant les paysan·nes des terres et en disqualifiant leurs pratiques.
Cette motion s’inscrit dans un contexte de sentiment de menace sur leur métier. En effet, il y a un ensauvagement de fait et spontané de certains espaces autrefois cultivés (pâtures, vergers, taillis, etc.) — phénomène nommé « déprise agricole » — qui est important à l’échelle européenne. L’équivalent de la superficie de la Pologne pourrait partir en friche d’ici à 2030. Mais c’est une réalité ambiguë qui révèle, premièrement, qu’avec l’agriculture intensive il y a de moins en moins de paysans et paysannes pour habiter les campagnes. Cette déprise est donc vue comme un processus essentiellement négatif, dommageable. Cela symbolise une forme d’abandon des milieux, considérés comme délaissés, mais aussi la mort d’une certaine façon d’être au monde. L’avancée de la forêt en moyenne montagne signe, par exemple, la fin d’une certaine paysannerie et d’une façon d’habiter la montagne.
Outre les aspects liés au foncier et à la rivalité entre associations de protection de la nature et syndicats paysans, cette opposition porte, selon nous, sur la façon de concevoir nos rapports avec les animaux. Une partie du milieu antispéciste a pu saisir dans la libre évolution une façon de faire avancer la cause de la libération animale et défendre leurs positions anti-chasse. De notre côté, nous aimerions défendre le réensauvagement depuis un autre point de vue, capable de faire alliance avec les paysans et les paysannes pratiquant une agriculture respectueuse et extensive.
En France, on a de bons exemples de cette nouvelle dynamique avec l’association Fermes paysannes et sauvages et le réseau Paysans de nature (4). Ils visent à réconcilier agriculture et vie sauvage en développant des pratiques différentes : en laissant par exemple de nombreux espaces d’enfrichement, en mettant en place un maximum de nichoirs, en recréant beaucoup de mares. Ces fermes de polyculture et d’élevage promeuvent une « hospitalité active » envers les espèces sauvages qui les fréquentent et sont des auxiliaires de leur production. Le plus souvent naturalistes et ornithologues à l’origine, leurs responsables se sont rendu compte des limites de la protection de la biodiversité sans s’impliquer dans l’enjeu du foncier agricole.
Loupe : « Nous défendons une approche convivialiste ou communautaire du réensauvagement. »
Comment promouvoir une approche plus inclusive du réensauvagement ?
Notre proposition est de considérer l’état de déprise agricole et forestière autrement que comme une simple fatalité : le renoncement à produire sur certains espaces peut être choisi et joyeux, car il implique un autre partage des espaces et des ressources, plus en faveur de la vie sauvage. Ces espaces de naturalité peuvent être des sources de rediversification et de réparation de milieux écologiques, ainsi que de revivification de territoires socialement appauvris. Nous défendons une approche convivialiste ou communautaire du réensauvagement, fondée sur les communautés habitantes, contre l’approche essentiellement descendante et bureaucratique qui caractérise la grande majorité de l’histoire de la conservation de la nature.
Certaines initiatives mêlent déjà aujourd’hui communautés habitantes et savoirs écologiques. Nous avons rencontré Fred Lagarde, de l’association Le Champ des possibles, qui initie les habitant·es du plateau de Millevaches à la démarche scientifique et aux savoirs naturalistes, afin de leur donner des clés supplémentaires d’implication dans leur territoire. L’enjeu est de connaître son milieu pour mieux le défendre. Par exemple, la reconnaissance de certains lichens permet d’identifier des îlots d’ancienneté des arbres et de dispersion de biodiversité. Cela pourrait permettre d’intervenir sur les plans de gestion forestière ou de localiser les îlots de vieux arbres à défendre en priorité par des groupes qui luttent contre les coupes rases.
Pratiquement, un éventail de stratégies pourrait cohabiter, en passant par exemple par des acquisitions foncières ou des legs. Il sera compliqué de répéter l’expérience de l’Aspas, qui a fait appel à de gros donateurs et a suscité des tensions par un manque de concertation locale. Mais beaucoup de petits propriétaires privés veulent confier leur bout de rivière ou de forêt à des associations pour en faire des espaces favorables au sauvage. On pourrait aussi penser à des ZAD visant le réensauvagement, un peu comme celle du Carnet qui défend une zone naturelle pour elle-même (5). Nous réfléchissons aussi aux nouvelles formes juridiques ou institutionnelles que pourrait prendre cette défense du sauvage, par exemple à travers la création d’un conservatoire national d’espaces naturels qui jouerait, dans les milieux terrestres, un rôle d’acquisition foncière analogue à celui du Conservatoire du littoral.
« Les milieux sauvages peuvent être des alliés de nos luttes. »
En quoi le réensauvagement peut-il faire partie d’une stratégie politique de lutte contre le capitalisme ?  
Les milieux sauvages peuvent être des alliés de nos luttes. La forêt de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a été une partenaire lors des tentatives d’expulsions en 2012 : les zadistes s’y sont caché·es, sa géographie a freiné l’avancée des policiers. Inversement, les luttes peuvent être les alliées des milieux sauvages. Un naturaliste de Notre-Dame-des-Landes formule cela très bien : l’objectif de faire durer les luttes — par l’occupation d’une zone contre sa destruction — a un effet bénéfique sur l’écosystème lui-même car, le temps de la lutte, lorsqu’il s’enracine, profite au temps des vivants.
Toutefois, la réponse est plus complexe pour la paysannerie. La motion de la Confédération paysanne contre le réensauvagement propose de « s’élever contre l’accaparement foncier pour le réensauvagement sur tout le territoire national », alors que les luttes de ces paysan·nes sont plus habituellement dirigées contre des projets industriels et d’artificialisation. Certes, avec ses réserves de vie sauvage, l’Aspas utilise la propriété privée et l’acquisition foncière, mais pas pour des intérêts privés : elle ne réalise donc pas un accaparement des terres.
Nous considérons que cette opposition figée entre la préservation de la nature sauvage et les défenseur·ses de la paysannerie, qui protègent des endroits à travers leurs pratiques, n’est pas constructive. Ces groupes nous semblent en réalité du même côté de la ligne de conflit : celui qui les oppose à l’accaparement des terres par l’agriculture industrielle et par l’artificialisation des sols !
Mais il y a peu d’espace de rencontres sur ces questions entre le milieu des associations environnementales, le milieu paysan et le milieu politique autonome. L’idée de Reprise de terres est de proposer des enquêtes, des discussions, des rencontres en chair et en os, et des ateliers pour désamorcer ce conflit.
Finalement, qu’est-ce que ces rencontres à Notre-Dame-des-Landes ont permis ?
Les rencontres d’été dans la ZAD ont permis de rassembler les personnes rencontrées, de l’autonome zadiste jusqu’à l’act·rice institutionnel·le, du naturaliste à la paysanne, dans une mise en présence originale. Trois axes ont occupé les participant·es : un sur le foncier agricole, un sur les terres en ville, et le nôtre, intitulé « Entre usages et protection : la déprise de terres ? ». Des ateliers ont été organisés, par exemple sur l’échelle écologique à choisir pour constituer des milieux en libre évolution ou sur les dimensions positives de l’enfrichement. Des plénières, des balades naturalistes ou des échanges informels ont rassemblé environ 200 personnes pendant quatre jours. Cela a permis d’apporter un souci naturaliste dans des milieux militants peu sensibilisés à cette approche. Il s’agissait d’un côté d’intéresser les mondes politisés aux savoirs naturalistes et, de l’autre, de politiser les écologues et acteur·rices de la protection de la nature pour faire infuser cette culture de lutte.
De notre côté, nous réfléchissons à créer une association pour soutenir par exemple la création de comités de vie sauvage, qui allieraient l’ensauvagement à des communautés habitantes, basées sur des usages locaux comme la relocalisation des moyens de subsistance. Nous nous inspirons du réseau des Apac (6), qui défend des aires protégées communautaires dans 70 pays, ainsi que du Réseau Conviva (7), qui prône une approche convivialiste de la conservation et combine des changements sociaux structurels à des pratiques locales pour promouvoir la décroissance, la relocalisation de notre subsistance et une autogestion de nos territoires.
Propos d’Antoine Chopot, Virginie Maris (philosophes) et Camille Besombes (médecin infectiologue et épidémiologiste), membres de la revue Terrestres, recueillis par Gaëlle Ronsin
Pour aller plus loin
- La revue numérique Terrestres regroupe des textes d’intellectuel·les et militant·es sur l’écologie politique. Un texte de présentation du collectif Reprise des terres et de l’axe sur le réensauvagement y est publié : www.terrestres.org
 - Virginie Maris, La Part sauvage du monde — Penser la nature dans l’Anthropocène, Le Seuil, Anthropocène, 2018
 - Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls — Politique des soulèvements terrestres, Le Seuil, Anthropocène, 2021
 
Notes
(1) Cette nouvelle réserve de vie sauvage a été créée à Léoncel, dans le Vercors, fin 2019.
(2) On peut écouter une présentation de ce projet dans un podcast réalisé par les amis de Radio Zinzine en avril 2021, disponible sur l’audioblog de Terrestres : https://audioblog.arteradio.com/blog/146870/podcast/166152/reprise-de-terres-presentation
(3) Pour en savoir plus sur l’état des lieux des forêts françaises et les alternatives développées, voir les deux dossiers dossier de Silence écrits en coopération avec le Réseau pour les alternatives forestières : « La forêt brûle », no 428, novembre 2014, et « Vivre avec la forêt », no 449, octobre 2016.
(4) Le collectif Paysans de nature est présenté dans Silence no 480, juillet 2019 : « Réconcilier agriculture et vie sauvage ».
(5) La zone à défendre du Carnet, créée à l’été 2020 pour contrer un projet d’extension industrielle du port de Nantes-Saint-Nazaire, a été expulsée depuis.
(6) Aires et territoires du patrimoine autochtone et communautaire, https://www.iccaconsortium.org, info@iccaconsortium.org
(7) Conviva est un réseau néerlandais qui défend une approche de la conservation de la nature profitant à la fois à la faune, à la flore et aux humains. https://conviva-research.com 
Bram Büscher et Robert Fletcher, The Conservation Revolution : Radical Ideas for Saving Nature beyond the Anthropocene, Verso, 2020, 224 p. (non traduit)
Contacts :
- Aspas, B. P. 505, 26401 Crest cedex, www.aspas-nature.org
 - Confédération paysanne, 104 rue Robespierre, 93170 Bagnolet, tél. : 01 43 62 04 04, www.confederationpaysanne.fr
 - Réseau pour les alternative forestières, 30 avenue de Zelzate, 07200 Aubenas, tél. : 09 72 47 75 31, www.alternativesforestieres.org
 - Le Champ des possibles, Lachaud Fauvet, 23340 Gentioux, https://assochampdespossibles.wordpress.com
 - Paysans de nature, Les Terres, ch. de la Grande-Ministrie, 85230 Beauvoir-sur-Mer, tél. : 06 82 70 35 44, www.paysansdenature.fr
 
							
						
								
							