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Que reste-t-il de La Colonie fouriériste dans les Yvelines ?

Michel Bernard

Une tentative de communauté autonome a été lancée en 1832 dans la forêt de Rambouillet. La Colonie existe toujours aujourd’hui, mais avec des ambitions bien plus modestes qu’à l’origine.

Charles Fourier, précurseur du socialisme utopique

Au début du 19e siècle, Charles Fourier (1772-1837), philosophe, s’attache a penser une harmonie universelle. Il développe l’idée de « l’attraction passionnée » qui se déclinerait en douze passions : celles de développer ses cinq sens, l’ambition, l’amitié, l’amour, le sens de la famille, le goût de l’intrigue, le goût du changement, le goût de mêler plusieurs passions. Tout cela pour engendrer l’exaltation. Il se sert de cette approche pour imaginer ce que serait une communauté humaine au sein d’un phalanstère, un ensemble de bâtiments qui permettrait aux personnes de vivre ensemble sous forme d’une libre association. Fourier prêche l’association, le groupement des diverses classes sociales, sans vouloir les uniformiser, l’union entre le capital, le talent et le travail.
Pour lui, la taille idéale de ces communautés, des « phalanstères », serait de 1 600 personnes. Ses écrits vont influencer un courant politique que l’on nommera « socialisme utopique » et qui, par opposition au socialisme marxiste qui vise la conquête du pouvoir, vise à construire la société par le bas, à l’aide d’alternatives concrètes.
En 1832, Victor Considerant (1808-1893, philosophe et économiste), Just Muiron (1787-1881, journaliste), et Clarisse Vigoureux (1789-1865, journaliste et écrivaine) décident de créer un phalanstère selon les principes suivants :
"- le travail peut être plein d’attrait si on l’exerce en toute liberté, selon ses envies, au sein d’une organisation fondée sur l’attraction,
- une société libre et harmonieuse doit être régie par un nouvel ordre amoureux,
- la justice sociale doit être garantie à tous au nom de la solidarité et du respect de la vie humaine".

Premier essai et premier échec

Le 1er juin 1832, ils lancent une revue pour annoncer leur désir de créer une commune libre sur 1 200 à 1 500 hectares. Le deuxième numéro lance un appel de fonds pour commencer à construire une première communauté. À Condé-sur-Vesgre, située dans le département de Seine-et-Oise (aujourd’hui les Yvelines), à l’ouest de Paris, un agriculteur, Joseph Devay et un médecin-député Baudet-Dulary (1792-1878), leur proposent des terrains en échange d’actions dans la société nouvellement créée. Le 15 novembre 1832, le projet est lancé sur 460 hectares. 150 familles et leurs enfants, viennent alors d’un peu partout pour se lancer dans l’aventure. Chacune a l’obligation d’acheter au moins deux parts de la société. Le projet reçoit l’aval du gouvernement (dirigé alors par Auguste Thiers).
Le nom de « Colonie sociétaire » est préféré à phalanstère. Des abris provisoires permettent l’hébergement. Le travail d’aménagement commence. Les repas sont communs. 60 personnes vivent sur place le premier hiver dans des conditions difficiles. Dès 1833, le projet est freiné par le manque d’argent : la société ne trouve plus de preneurs de parts. Charles Fourier qui participe à l’initiative, est très critique, estimant que le projet est mal encadré. Il se retire après l’assemblée générale du 22 septembre 1833. À ce moment, 200 hectares de bruyères ont été défrichés, 13 000 arbres plantés. Une briqueterie a été construite qui, à partir de l’argile prélevée sur place, permet de fournir les briques nécessaires aux constructions. Un moulin a été restauré et le bâtiment principal est en construction.
Le gouvernement s’inquiète de l’orientation socialiste du projet. En 1834, le Dr. Baudet-Dulary, qui a mis beaucoup d’argent dans la société, s’installe avec sa femme et ses sept enfants dans le bâtiment encore en chantier.
Le 24 avril 1836, la société est déclarée en faillite. Joseph Devay récupère ses terres, le Dr Baudet-Dulary les siennes sur lesquelles se trouve le phalanstère et rembourse sur ses fonds propres les actionnaires à hauteur de 585 000 francs.

La Colonie des cartonniers

En 1836, un projet d’accueil pour enfants en difficulté, malgré le soutien des fouriéristes parisiens, se solde par un nouvel échec.
Le 15 avril 1840, une nouvelle tentative est faite, toujours soutenue par le Dr Baudet-Dulary. Une société voit le jour et achète la propriété de la Chesnay. Cela ne fonctionne pas mieux et le Dr Baudet-Dulary doit vendre sa propriété en 1842, ne conservant que la nouvelle propriété de la Chesnay où il s’installe. En 1846, avec le soutien financier du duc de Montpensier, il construit le bâtiment principal d’une nouvelle colonie. Il crée alors avec d’ancien·nes et nouve·lles associé·es la « Société des cartonniers » visant à développer une activité autour des cartonnages industriels (boîtes archives, fournitures administratives...). La bâtiment actuel est terminé en 1848, au moment où éclate une révolution. Le projet industriel périclite à ce moment-là.

La Colonie du Ménage sociétaire

En 1850, la société des Cartonniers confie le lieu à une association de familles qui en échange de l’achèvement des travaux, peuvent ensuite vivre sur place. Cette association prend le nom de « colonie du Ménage sociétaire ». Mais l’entretien des bâtiments laisse à désirer et en 1860, l’ensemble est vendu à une société civile immobilière. Cette SCI permet de faire entrer de nouve·lles sociétaires. Elle met alors à disposition les différents appartements aux sociétaires (une trentaine). À partir de cette date, un certain équilibre financier est trouvé, et le projet devient précurseur de l’habitat participatif.
Un pavillon jaune dit « le chalet » est construit en 1862-1863, un pavillon blanc avec tourelle est construit en 1864-1865. Un jardin anglais est créé devant la première maison, avec pièce d’eau, réservoirs, et potager d’un demi-hectare. S’ajoutent ensuite un pavillon rouge en 1868-1869, un kiosque artistique en 1869, un four à poterie en 1870.
Pendant les différents conflits internationaux, La Colonie se retrouve parfois isolée. Elle constitue une zone de repli. Des sociétaires y vivent ensemble grâce au potager, au poulailler, au verger…
Pour financer tout cela, les projets agricoles sont remplacés assez rapidement par une exploitation du bois (et cela se poursuit actuellement). Des plantations de pins ont lieu dès 1888, de chênes dès 1901, de bouleaux entre 1913 à 1938. Il y a également des hêtres, des tilleuls, des épicéas, des sycomores.
En 1930, le chemin qui traversait la propriété est devenu une route (peu fréquentée) qui coupe le terrain en deux. L’ensemble est situé dans la forêt de Rambouillet maintenant classée Natura 2000.
En décembre 1999, la tempête qui traverse la France provoque d’énormes dégâts et beaucoup de parcelles sont aujourd’hui boisées avec de jeunes arbres replantés depuis cette date. Des pins de Corse sont plantés pour s’adapter au changement climatique.

La Colonie aujourd’hui

À petite échelle, La Colonie a continué à exister jusqu’à aujourd’hui avec un renouvellement progressif des locataires-sociétaires. En 160 ans, ce sont environ 250 personnes qui se sont relayées. Quelques familles actuelles sont issues des fondat·rices de 1860.
L’eau courante n’a été installée qu’en 1968, la première baignoire en… 2021. Il y a aujourd’hui 25 familles sociétaires qui disposent d’un appartement sur place, faisant de La Colonie une résidence de week-end. L’entretien des lieux et un service de repas sont assurés par des gardien·nes.
Les personnes qui habitent ou ont habité à La Colonie sont très variées : artistes plasticien·nes, peintres, musicien·nes, écrivain·es, médecins, universitaires, artisan·nes, commerçant·es, fonctionnaires, et même renti·ères à une certaine époque. Il y a eu des « colons » célèbres (1).
Aujourd’hui, tou·tes les sociétaires ont leur résidence en région parisienne. Et du fait des coûts de fonctionnement, ce sont des ménages aisés qui sont sociétaires. Il faut prévoir de payer des charges qui s’élèvent à 4 000 € par an ! Pour permettre l’arrivée de jeunes couples, il a été fait une distinction entre « colons phalanstèriens » qui disposent d’un appartement et de parts de SCI, et « colons papillons » qui moyennant une participation plus faible, ne disposent pas d’hébergement fixe, et qui sont accueilli·es dans la limite de l’espace disponible. Actuellement quatre jeunes couples font les « papillons ».
Les membres de La Colonie profitent de grands espaces naturels au milieu des bois. Ils y viennent pour la journée ou de courts séjours, éventuellement avec leurs ami·es qui peuvent loger dans une dizaine de chambres d’invité·es. Ils et elles prennent toujours leurs repas en commun dans la grande galerie, réalisent des tâches ensemble (entretien des bois et des bâtiments, tournois), disposent de nombreuses ressources partagées (bibliothèques, salons, salles de musique, tennis, vélos). Des colloques et des fêtes sont organisés, parfois ouvertes au public. Les décisions sont prises, dans la mesure du possible, à l’unanimité.
Il ne faut chercher à La Colonie ni luxe, ni décorum, ni confort moderne, mais une vie simple, agréable, dans un cadre naturel magnifique. La Colonie est ouverte à de nouvelles candidatures. Le projet actuel ne correspondu plus vraiment aux alternatives que la revue Silence a l’habitude de promouvoir, mais sa longévité, et les racines fouriéristes qui la soutiennent, lui donne de raconter son histoire.

Michel Bernard

(1) * Faustin Moigneu (1824-1900), qui fait fortune aux États-Unis dans la confiserie avant de revenir en France où il participe à la création de la Banque coopérative qui devient le Crédit coopératif. Il aide aussi au lancement de la Ligue de l’enseignement.
* Maurice Caullery (1868-1958), biologiste, auteur de Les étapes de la biologie, premier livre de la collection Que sais-je ?
* Jules Castier (1888-1956), traducteur de livres d’Aldous Huxley, Rudyard Kipling et Oscar Wilde.
* Jeanne Barbillion (1895-1982), pianiste, violoniste et compositrice.

* La Colonie, route de la Chesnay, 78113 Condé-sur-Vesgre, Yvelines, http://www.la-colonie.org

Les autres expériences fouriéristes
Si en France, seuls quelques projets de phalanstère ont vu le jour (notamment celui de Guise, voir Silence n°419), 40 projets ont démarré aux États-Unis, au Brésil, en Algérie, sans beaucoup de succès puisque leur durée de vie moyenne n’est que de 4 ans.
L’Association d’Études Fouriéristes a été créée en 1970 et regroupe aujourd’hui une cinquantaine de personnes, dont certaines venant des États-Unis et du Japon, et bien entendu plusieurs membres de La Colonie. Elle étudie la postérité du mouvement suscité par Charles Fourier et ses idées. Ont ainsi été analysés les écrits de Fourier sur l’écologie, la coopération, le féminisme, son influence sur les surréalistes... En 1967 est publié Le nouveau Monde Amoureux, ignoré jusqu’alors, qui participera à l’émancipation sexuelle caractéristique de cette période, avec ses dérives.
Certains des écrits de Fourier, notamment antisémites, restent encore à étudier.
* Association d’études fouriéristes, http://www.charlesfourier.fr/

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