Entretien réalisé dans le cadre du cycle Les Effondrées #4, organisé à Lyon en septembre 2021 par le Théâtre du Bruit.
Historien, philosophe et auteur dramatique, Fabian Scheidler étudie le théâtre traditionnel en Inde, où il rencontre les effets dévastateurs de la mondialisation, notamment sur la culture. De retour en Allemagne, il travaille pendant dix ans pour ATTAC. Mais la critique du néolibéralisme n’est pas suffisante, selon lui : il faut regarder les structures profondes et savoir comment elles ont été instaurées. C’est le sujet de son livre La Fin de la Mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement (1).
Silence : Qu’est-ce que vous entendez par la mégamachine ?
Fabian Scheidler : C’est une métaphore pour le capitalisme global. J’ai emprunté ce terme à l’historien américain Lewis Mumford, pour désigner le système-monde moderne, né il y a cinq siècles. Souvent, quand on parle de capitalisme, on ne pense qu’à l’économie. Mais c’est un système total : idéologique, militaire, politique, qui s’est répandu avec énormément de violence et un dynamisme remarquable sur la planète entière. Aujourd’hui, il nous entraîne dans des crises existentielles jamais connues dans l’histoire de l’humanité.
Les trois piliers du capitalisme
C’est un système hypercomplexe qui repose sur trois piliers :
• L’accumulation de capital sans fin, dans un cercle infini de profit et de réinvestissement. Ce principe s’est inscrit dans nos institutions économiques et politiques les plus puissantes, mais aussi dans notre imaginaire.
• L’État moderne, qui n’est pas séparé du marché ! Au contraire, ils se sont développés de manière co-évolutive. Le capitalisme n’a jamais été fondé sur des marchés libres, contrairement à une croyance largement partagée.
• Le pouvoir idéologique qui légitime les violences inhérentes à ce système. Ce pouvoir repose particulièrement sur le récit de la supériorité de l’Occident sur la « barbarie » des « autres ». De la christianisation forcée jusqu’à l’actuelle politique d’endettement sous condition, il a permis, au fil des siècles, de maintenir ces « autres » en état de pauvreté, pour que nous, on puisse s’enrichir toujours plus et bénéficier de produits bon marché.
Pourquoi peut-on parler de la fin de la mégamachine ?
Ce n’est pas un pronostic ! Mais aujourd’hui on est en train de percuter des limites externes : écologiques, planétaires. Et la logique de la mégamachine se heurte à ses propres limites internes, économiques et sociales : si les riches deviennent toujours plus riches et qu’en face, les salaires baissent, les syndicats sont affaiblis, alors le pouvoir d’achat ne suffit plus pour acheter les biens qu’il faut nécessairement produire pour que la machine puisse continuer à tourner.
Est-ce une bonne nouvelle, que la mégamachine s’arrête ?
Pas forcément. Si un grand système violent se décompose, c’est une phase chaotique qui nous attend. La perspective dystopique se dessine déjà un peu dans la réalité actuelle, par exemple avec la répression comme réponse aux inégalités extrêmes un peu partout dans le monde, et en France avec la violence policière qui augmente, et l’autoritarisme en général, et en contexte de pandémie en particulier. Mais le déclin d’une civilisation ne signifie pas forcément que tout le monde va mourir ! Ça dépend de notre capacité à organiser de la solidarité, à créer quelque chose de nouveau.
Quelle est l’originalité de votre approche par rapport à d’autres ouvrages sur l’effondrement ?
C’est l’approche historique. Depuis au moins 50 ans, on sait tout sur la crise de la biodiversité et du climat, et pourtant on ne change pas de cap. Pour comprendre cette impasse, je pars de la préhistoire de ce système, de la création de l’État il y a 5 000 ans qui était probablement l’événement le plus marquant dans l’histoire de l’humanité : c’est le début de la domination humaine sur d’autres êtres humains et sur le reste de la nature. Puis, il y a cinq siècles, la naissance du capitalisme. On n’apprend rien de tout cela à l’école. Que par exemple les sociétés par actions, instaurées il y a 400 ans, étaient responsables pour une grande partie des génocides et écocides coloniaux et qu’aujourd’hui les 500 plus grandes sociétés contrôlent à peu près 40 % de l’économie globale et les 2/3 du commerce mondial.
Connaître l’histoire pour sortir de l’impuissance
Étudier l’histoire, c’est extrêmement important pour sortir du sentiment d’impuissance. Depuis deux siècles, les révolutions et les mouvements sociaux nous ont apporté d’énormes progrès. Tous nos droits sont issus de luttes. Ce sont des succès énormes, même si la machine est toujours en place. Sous cet angle, on voit vraiment qu’on n’est pas impuissant·es. Le récit de l’impuissance, c’est très bien pour les gens au pouvoir.
Quel est le rôle des médias dans ce système ?
La mégamachine est un système radicalement antidémocratique. Elle repose sur l’oppression des pauvres, des femmes, et bien sûr des peuples colonisés. Mais au cours de luttes et de révolutions, le droit de vote pour toutes et tous a été conquis – en France, seulement en 1944 ! C’est problématique pour la machine : une vraie démocratie, au moins en termes de représentation, risque de menacer ce système qui ne profite qu’à une petite partie de la population. Il faut donc contrôler l’opinion publique, à l’aide de la publicité et des grands groupes médiatiques. Pas forcément par une censure directe ; le plus souvent, c’est une censure économique : par exemple en France ou en Allemagne, la majorité de la presse est détenue par seulement quelques milliardaires. Évidemment, on ne lira jamais dans ces journaux comment exproprier les super-riches…
Quel est votre regard sur la pandémie dans ce contexte de fin de système ?
La pandémie nous a montré ce que ça veut dire quand un effondrement commence. Et aussi comment l’État peut réagir de façon très autoritaire et imposer des mesures radicales. Et pourquoi il ne fait pas ça pour le climat, pour la biodiversité ?
Oui, pourquoi ?
Pour sauver le climat et la biodiversité, il ne suffit pas de changer de technique, il faut sortir de la surproduction, de la machine à croissance, de l’accumulation sans fin. Et cela menace le cœur du système. La pandémie a été utilisée pour restructurer et sauver un capitalisme en pleine crise avec des subventions gigantesques – et pour supprimer les mouvements anti-système.
Pourtant, de telles crises pourraient être utilisées aussi par des mouvements sociaux pour intervenir massivement dans le champ politique, à condition d’avoir créé des alliances citoyennes très fortes. Ce n’est pas facile, parce qu’après 30 ans de néolibéralisme, on vit dans une société atomisée. Mais ça peut venir. Les soignant·es par exemple réclament plus d’argent pour leur secteur. Les activistes du climat aussi revendiquent des investissements dans des secteurs durables qui servent le bien commun. Il y a peu d’alliances entre ces deux luttes, mais il y a un vrai potentiel.
Dans le chapitre « Possibilités », vous décrivez des alternatives pour sortir du système existant. Que pouvons-nous faire concrètement ?
Le néolibéralisme nous a conditionné·es à nous concentrer sur la consommation, y compris pour la recherche de solutions, en disant : c’est toi qui es responsable, tu dois consommer différemment ! Il y a du vrai là-dedans, mais on ne change pas les structures ainsi ! Il faut s’organiser au niveau collectif.
Comme nous sommes très proches des points de basculement climatique, il est urgent d’arrêter l’usage du pétrole et du charbon. Il y a plein d’initiatives pour bloquer les mines, les aéroports… il faut de la désobéissance civile ! En France, des activistes ont empêché la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. En Allemagne, des mines de charbon ont été bloquées. Ça devient vraiment intéressant quand on arrive à mettre le gouvernement en difficulté, par exemple en bloquant les grands ports pétroliers, comme c’était le cas en 2016 pendant les grèves contre la loi El Khomri.
Réorienter l’argent
Puis il y a les stratégies de désinvestissement. Très peu de contribuables connaissent la répartition du budget de l’État qu’ils ou elles votent pourtant via leurs député·es. Or, les grands groupes écocidaires dépendent complètement de subventions directes ou indirectes. (2). En effet, aucun grand groupe, automobile, d’aviation, agroalimentaire, aucune grande banque ne pourrait exister sans subventions ! C’est l’argent public qui finance le capitalisme et la destruction de la planète ! Une fois qu’on sait cela, on peut créer des alliances qui forcent les gouvernements à transférer les subventions vers des secteurs plus vertueux : l’éducation, la culture, la santé, l’agriculture biologique. 2% du PIB de la France partent dans les dépenses militaires (3), ce qui est absurde dans notre monde. Nous n’avons pas l’argent pour financer des structures aussi climaticides !
Sortir du capitalisme, une entreprise après l’autre
À plus long terme, l’objectif est de créer des institutions économiques qui sortent de la logique de l’accumulation du capital. Elles existent déjà, notre monde n’est pas capitaliste à 100% : il y a des coopératives, des entreprises municipales. Il faut les multiplier, même si ce sont des processus longs ! À Berlin il y a un mouvement fort qui demande l’expropriation des grands groupes immobiliers. La constitution allemande le permet, et 59% des berlinois·es l’ont demandé par référendum. Imaginez : des loyers divisés par deux, donc beaucoup moins de travail pour la même qualité de vie (4). Travailler moins, c’est déjà un changement de paradigme : pendant le temps qui reste, on peut s’organiser !
Sur le plan international, il s’agit de lutter pour les droits des réfugié·es contre l’apartheid global. Au lieu que les états qui se réclament des « valeurs occidentales » mettent des barricades et des militaires partout, nous pouvons toutes et tous nous engager en faveur d’une égalité des droits à l’échelle internationale, y compris pour les réfugié.es du climat.
Quelle est la part de conformisme, de résistance au changement ?
La mégamachine repose sur la conception que la nature, humains inclus, est une machine. Mais les humains résistent à être réduits à des rouages ! L’État a donc créé des institutions disciplinaires – armée, école, prison – pour nous habituer à des situations pas naturelles du tout. Prenons le salariat : il a été imposé par l’État avec une violence extrême ! La New poor law en Angleterre (5) avait pour but de terroriser la population, pour qu’elle accepte l’aliénation du travail dans les usines. 150 ans plus tard, nous trouvons ça normal, nous croyons que le marché est voulu par la nature humaine, depuis l’âge de pierre. Mais l’anthropologie a prouvé que ce n’est pas le cas !
Comment s’adresser à des personnes qui adhèrent complètement au système dominant ?
Il faut des offres de participation pour que les personnes qui ont peur de perdre la sécurité, puissent découvrir d’autres sécurités que le salariat : la solidarité. Ça prend du temps. Pour les mouvements ouvriers du 19e siècle, ça a pris des décennies. La culture y a joué un rôle clé : les chorales, ou le sport, des activités partagées, pas forcément politiques, pour créer un sens de la solidarité.
Pourquoi faut-il aller vers la décroissance ?
La croissance verte est clairement une machine de profit pour les grands groupes qui nous dirigent vers le précipice. En même temps, je crois qu’il faut avancer sur les deux voies ! Prenons l’idée d’un Green New Deal (6) qui s’inscrit dans la logique du système dominant : on peut et il faut y insérer des idées décroissantes et post-capitalistes. Au lieu d’orienter l’argent des contribuables vers Gaz de France, Total etc., il doit aller dans des initiatives qui travaillent pour le bien commun, pas pour le profit. En Allemagne, une loi a permis la création de coopératives citoyennes pour des énergies renouvelables locales. C’était une réussite importante, une façon d’acquérir un peu plus de territoire dans le capitalisme. Ça donne plus de chances pour bifurquer, dans une prochaine crise. Si on attend une grande révolution anticapitaliste, sans avoir agrandi son territoire, on risque davantage de perdre.
Préparer un futur sans État
L’humanité a vécu la plus grande partie de son histoire sans État. Donc c’est possible. Mais cela ne me semble pas accessible dans un futur proche. Alors nous devons faire avec l’État, le transformer, et en même temps, préparer des structures non-étatiques. Parce que l’État, si on ne s’en occupe pas, deviendra encore plus répressif, et nos petits éco-villages anarchistes seront écrasés. Il nous faut les deux : la transformation de l’État – au moins la limitation de sa capacité destructrice – et la création de nouvelles structures post-étatiques.
(1) Publié en 2015 (2020 pour la traduction française aux Éditions du Seuil). www.megamachine.fr | www.fabianscheidler.com
(2) Le FMI a calculé que le secteur des énergies fossiles est subventionné par 5900 milliards de dollars par an : Ian Parry et al. : Still Not Getting Energy Prices Right : A Global and Country Update of Fossil Fuel Subsidies. IMF Working Papers, 24.11.2021, https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2021/09/23/Still-Not-Getting-Energy-Prices-Right-A-Global-and-Country-Update-of-Fossil-Fuel-Subsidies-466004
(3) https://donnees.banquemondiale.org
(4) www.dwenteignen.de, référendum sur l’expropriation du 26/9/2021.
(5) Cette loi de 1834 met fin à l’assistance à domicile des plus pauvres, considérée comme trop onéreuse, et institue leur enfermement en workhouses, selon le principe de less eligibility (les conditions dans le cadre de l’assistance devaient être moins bonnes que celles envisageables dans le cadre d’un emploi salarié).
(6) « Nouvelle donne verte », proposé par Yanis Varoufakis et d’autres, gndforeurope.com
Pour aller plus loin :
Fabian Scheidler : La Fin de la Mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement. Trad. A. Berlan, Paris, Le Seuil, 2020
Silence 473, décembre 2018, « 50 000 »Hambi bleibt« pour la forêt de Hambach »
Silence 504, novembre 2021, « Exproprier les firmes immobilières »
Silence 453, février2017, dossier Travailler moins
Silence 483, novembre 2019, dossier Notre-Dame-des-Landes : quel avenir ?
