Dossier Environnement

La diplomatie du bison

Thomas Grillot

Le mythe des Indiens d’Amérique, qui seraient « par nature » proches du « sauvage », a la peau dure. Le bison en est un emblème. Entre consommation de viande et défense d’une espèce classée comme « quasi menacée », intérêts marchands, touristiques et écologiques, le bison incarne les multiples enjeux de la préservation d’une espèce animale.

Le bison : un enjeu politique

De toutes les espèces éradiquées pendant la colonisation de l’Amérique du Nord, celle qui a sans doute le plus marqué les esprits est le bison. Se comptant autrefois par millions, les troupeaux qui marquaient la région de leur empreinte sont réduits, à la fin du 19e siècle, à un demi millier d’individus dispersés dans une poignée de zones protectrices (1). Dès le début du 20e siècle, des activistes soucieu·ses de préserver un « Ouest » idéalisé, comme Theodore Roosevelt, s’efforcent en effet de sauver l’espèce, tandis que des ranchers s’avisent de son potentiel commercial. C’est à partir du parc du Yellowstone qu’elle est réintroduite dans une réserve indienne, celle des Crows du Montana, en 1934. Du point de vue de l’État fédéral américain, il s’agit d’abord d’une alternative à l’abattage par lequel les parcs nationaux luttaient jusqu’alors contre la surpopulation de certaines espèces, mais aussi d’un encouragement au développement économique des réserves indiennes. L’impulsion décisive vient des Crows eux-mêmes (2) et a des implications politiques. Importer des bisons du Yellowstone, c’est réaffirmer un droit de regard sur un territoire dont les Crows ont été spoliés, voire un début de cogestion. Le projet, qui se veut aussi partie intégrante d’un plan de préservation des bisons, des élans et des ours, est associé à un moratoire sur la chasse. Confinés sur les terres improductives de la réserve, ces espèces réintroduites sont avant tout appréhendées comme de futures réserves de viande pour des populations qui en manquent.

Le bison, produit marketing

Ces expériences de réintroduction en terre indienne se poursuivent mais s’étendent peu. Ce sont des éleveurs non Indiens qui s’avisent de l’intérêt économique qu’il y aurait à populariser la viande de bison, comme le milliardaire Ted Turner qui avait acquis des bisons dans les années 1970. Jusqu’à provoquer un véritable boom de leur élevage dans les années 1990. Car il s’agit bien d’élevage, voire d’industrie : pour accélérer la production de viande, les animaux sont finis au grain dans de nombreux ranchs. Leur viande est marketée comme une alternative plus saine que le bœuf, ou incorporée dans des barres énergétiques —concept lancé par les Lakotas de Pine Ridge.
Cette croissance des populations de bisons, organisée de manière industrielle, bat son plein au moment même où émerge un projet de « bisonnisation » des Grandes Plaines d’une toute autre nature : les « Communs du bison ». Deborah et Frank Popper, deux universitaires du New Jersey, suggèrent en 1987 que l’État fédéral apporte une solution radicale aux problèmes rencontrés par l’agriculture dans la région. Plutôt que de continuer à subventionner des exploitations déficitaires, régulièrement confrontées à des sécheresses catastrophiques, ou des territoires marqués par la dépopulation, pourquoi ne pas effacer la présence humaine (non indienne), nationaliser les terres et massivement réintroduire des espèces animales jadis dominantes dans la région ? Le projet de « Communs » rappelle l’idée lancée en 1841 par le peintre George Catlin de créer au centre des États-Unis une réserve pour animaux et Indiens confondus « dans leur beauté inviolée et leur sauvagerie ». Il suscite l’enthousiasme de certains, comme l’intellectuel lakota Vine Deloria Jr., mais aussi la colère des populations locales.

« Entre exploitation commerciale et mise en avant d’une relation dite ‘spirituelle’ »

Sans déboucher sur de véritables mises en application, le projet Buffalo Commons (« Communs du bison ») influence les débats qui donnent naissance à l’Intertribal Bison Cooperative. À partir de 1992, cette organisation s’efforce de fédérer les efforts des groupes indiens : gestion des troupeaux possédés par les tribus, formation de spécialistes, négociation avec les autres acteurs de la préservation et du marché. Le bison est, comme au 19e siècle, l’objet d’une véritable diplomatie, à ceci près qu’il est cette fois partie prenante. Sous l’impulsion d’activistes comme les Blackfeet (3) Leroy Little Bear, professeur à l’université de Lethbridge (Alberta), ou Paulette Fox, consultante en sciences de l’environnement, huit tribus signent ainsi en 2014 un traité d’amitié entre elles et avec le bison. Elles se donnent pour objectif de restaurer une relation privilégiée et égalitaire avec un animal considéré comme un parent, un frère même. La restauration de l’espèce passe dans cette approche par une « dédomestication » des troupeaux existants mais aussi par le retour de cérémonies perdues ou peu pratiquées, liées au bison, ou par l’insertion de segments consacrés au bison dans l’enseignement des sciences à l’intérieur des réserves (4).
Comme ailleurs en Amérique du Nord, la réintroduction du bison à partir des réserves indiennes ne se fait pas sans tension, entre exploitation commerciale et mise en avant d’une relation dite « spirituelle », consommation de viande et défense d’une espèce classée comme « quasi menacée » par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Elle se fait dans un contexte où les frontières juridictionnelles entre États fédérés, États fédéral et tribaux obligent à des négociations permanentes. Infectés par la brucellose introduite dans les Plaines par le bétail euroaméricain, les bisons sont perpétuellement soupçonnés par les éleveurs, notamment dans le Montana, de véhiculer la maladie. La gestion des troupeaux est donc aussi celle des relations avec ces partenaires difficiles.

Derrière le bison, les populations amérindiennes

Plus qu’une adhésion à un projet de réensauvagement clairement défini, les initiatives indiennes en faveur du bison se déploient sous la forme d’alliances avec des projets amis, aux positions philosophiques proches mais pas nécessairement identiques, et au moyen d’un certain « entrisme ». Leroy Little Bear semble ainsi avoir joué un rôle important dans la prise en compte du bison par la Yellowstone to Yukon Conservation Initiative (Y2Y), qui se propose d’appliquer le concept de corridor écologique à une immense zone allant de l’Alaska jusqu’aux Rocheuses (5). Défendre dans ce contexte l’idée que les Amérindiens ont une relation privilégiée avec certaines espèces permet non seulement de faire entendre la nécessité de prendre celles-ci en compte, mais aussi de faire prendre au sérieux le travail écologiste des groupes et spécialistes indiens. Elle positionne ces derniers comme des partenaires institutionnels des États et des grands trusts écologistes, et permet de recevoir des financements pour des programmes centrés sur les réserves — avec des objectifs de santé publique parfois très éloignés de la lutte pour la préservation de l’environnement ou de la diversité biologique.
Les programmes en faveur du bison sont ainsi souvent associés, au moins dans les discours, à la lutte contre les addictions, pour la guérison (« healing ») et le bien-être. Ils entrent en résonance avec d’autres projets de réintroduction et de mise en relation thérapeutiques entre humains et animaux, autour des chevaux, par exemple. Retrait des barrières contraignant les mouvements des animaux, « retrouvailles » avec une espèce, sentiment de fierté individuelle et collective et renouveau culturel y sont pareillement mis en relation (6). Le réensauvagement y apparaît comme partie intégrante d’un projet plus vaste : guérir les maux d’une colonisation caractérisée par la relégation en réserve, une minorisation tant politique que psychologique, et la rupture forcée de relations vitales avec des animaux qui étaient autant sources de nourriture que parents.

Thomas Grillot, historien, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent du CNRS

(1) Les cinq premières furent instaurées dans les États du Wyoming (Yellowstone National Park), en Oklahoma (Wichita Mountains National Wildlife Refuge), dans le Montana (National Bison Range), le Dakota du Sud (Wind Cave National Park), et le Nebraska (Fort Niobrara National Wildlife Refuge).
(2) En l’occurrence les leaders Robert Yellowtail, fonctionnaire du Bureau des affaires indiennes, et Max Bigman.
(3) Les Blackfeet (Pieds noirs) forment une confédération qui comprend trois tribus nord-amérindiennes des Grandes Plaines de l’Alberta, au Canada, et du Montana, aux États-Unis : les Siksikas, les Pikunis et les Gens-du-Sang.
(4) Pour en savoir plus sur les origines du projet chez les Blackfeet, voir www.buffalotreaty.com/treaty  ; voir aussi https://blackfeetnation.com/iinnii-buffalo-spirit-center/
(5) Jeremy Hance, « How Native American tribes are bringing back the bison from brink of extinction’ », The Guardian, 12 décembre 2018
(6) Sur le programme de promotion des populations de chevaux sauvages, voir https://canafoundation.org/pilot-project/

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