Bien qu’étudié très sérieusement au niveau international (1), l’objectif de 100 % d’électricité renouvelable a longtemps constitué un interdit pour les autorités françaises. En 2015, une étude économique de l’ADEME sur le sujet a vu sa parution quasiment étouffée.
100 % renouvelables : du tabou à la prospective officielle
En octobre 2019, Le Monde dévoile un courrier des ministères de la Transition Écologique et de l’Économie et des Finances à EDF, l’appelant à démontrer sa capacité à construire six nouveaux réacteurs EPR. Gênée aux entournures (les projets de relance du nucléaire ne sont alors pas encore officiels), Elisabeth Borne, ministre de la Transition Écologique et Solidaire, veut donner le change : « Ce n’est pas EDF ni son PDG qui fixe la politique énergétique du pays… Clairement, ça n’est pas tranché […], c’est un scénario parmi d’autres. On a également à l’étude des scénarios 100 % énergie renouvelable » (2). Les échanges sur de nouveaux réacteurs se poursuivront, mais c’est ainsi que RTE se retrouve mandatée par le gouvernement pour étudier « en même temps » des scénarii sans nucléaire. L’annonce suscite des remous. Mais dès janvier 2021, un premier rapport de RTE et de l’Agence Internationale de l’Énergie l’atteste : assurer 100 % d’électricité renouvelable sans black-out représenterait certes un défi important, mais ne soulèverait pas de problème technique majeur.
Des biais évidents, mais une certitude : le 100 % renouvelable est possible
Le 25 octobre 2021, RTE publie six scénarii de prospective sur le mix électrique à l’échéance 2050. L’un atteint 100 % d’électricité renouvelable dès 2050. Deux autres n’atteignent cet objectif qu’en 2060. Les trois autres laissent non seulement fonctionner les centrales existantes jusqu’à plus de 50 ans – voire 60 pour certains réacteurs ! –, mais envisagent la construction de 8 à 14 nouveaux EPR, sans compter des « petits réacteurs modulaires » (SMR) dans le scénario le plus nucléarisé. Tous permettent officiellement d’atteindre la neutralité carbone en 2050, en toute sécurité d’approvisionnement. Mais RTE évalue comme plus coûteux ceux tablant sur 100 % d’électricité renouvelable : pallier la variabilité du solaire et de l’éolien (recours à l’hydrogène, batteries...) entraînerait des surcoûts importants. Du pain bénit pour les candidat·es à l’élection présidentielle partisan.es d’une relance du nucléaire, mais une conclusion à rebours d’une précédente évaluation de l’ADEME (3) qui, en 2018, considérait que « d’un point de vue économique, le développement d’une filière nucléaire de nouvelle génération ne serait pas compétitif pour le système électrique français. »
Un examen plus détaillé appelle plusieurs remarques sur ce surcoût apparent. Remarquons d’abord que RTE s’est focalisée sur une présentation du scénario « tendanciel », qui table sur une consommation d’électricité de 645 TWh en 2050 (contre 480 aujourd’hui). Or une variante « sobriété » a aussi été étudiée, où la consommation n’est que de 555 TWh (4) et le surcoût lié à la compensation de la variabilité des renouvelables considérablement réduit.
D’autres postulats interrogent. Pourquoi, à rebours des tendances actuelles, anticiper une baisse des coûts du nucléaire et retenir des hypothèses pessimistes sur les mécanismes de flexibilité ? Retenir un coût du capital équivalent pour le nucléaire et les énergies renouvelables, alors que dans le monde réel, celui du nucléaire est considérablement plus élevé (appliquer une différence – réaliste – de quelques pourcents suffirait d’ailleurs à inverser l’écart de coût entre scénarii !) ? Parier que le kWh produit par des SMR équivaudrait à celui de nouveaux EPR, alors que selon les estimations actuelles, il serait jusqu’à deux fois plus cher ? Et pire : pourquoi intégrer le coût d’un éventuel accident nucléaire (!) mais ne retenir que les 700 millions d’euros qu’EDF, par convention, serait tenue de débourser en compensation et pas le coût supporté par la collectivité ?
Des données trop optimistes pour le nucléaire ?
Surtout, les scénarii de relance du nucléaire reposent sur le postulat que l’industrie assurera la livraison des nouveaux réacteurs sans aléa ni retard. Pari bien ambitieux au regard des 11 ans de retard du chantier de l’EPR de Flamanville et de la perte de compétence généralisée dans la filière...
Or, deux jours après la publication des travaux de RTE, le média spécialisé Contexte.com dévoile une version de travail d’un rapport interne de Bercy et de la Direction Générale de l’Énergie et du Climat qui jette une lumière nettement plus pessimiste sur les scénarii nucléarisés. Le coût de construction de six réacteurs y apparaît bien supérieur à celui avancé par EDF et les incertitudes (dont le risque de découverte tardive de défauts sur les chantiers) sont clairement soulignées. Surtout, alors que RTE prévoit la mise en service des deux premiers réacteurs en 2035, ce rapport table sur 2040 au plus tôt, voire 2042-43… ou même 2045 dans un scénario fortement dégradé. La longueur de la phase de conception aurait été sous-estimée et les hypothèses de durée du chantier apparaissent beaucoup trop optimistes au regard de celles des EPR les plus récents.
Alors que RTE insiste sur la nécessité que les moyens de production "bas-carbone soient disponibles sans retard pour ne compromettre ni l’atteinte de la neutralité carbone, ni la sécurité d’approvisionnement, ces données interrogent sérieusement la crédibilité des scénarii de relance du nucléaire. Quid d’une mise à jour ?
Charlotte Mijeon
(1) En avril 2021, l’université américaine de Stanford a publié une compilation de 56 études attestant de sa faisabilité sur une diversité de territoires.
(2) « Construction de six réacteurs nucléaires ? ‘Ça n’est pas EDF qui fixe la politique énergétique du pays’, tacle Elisabeth Borne », 21 octobre 2019, www.europe1.fr.
(3) « Trajectoires d’évolution du mix électrique 2020-2060. Synthèse de l’étude », https://librairie.ademe.fr.
(4) À titre de comparaison, le scénario négaWatt 2021 envisage 521 TWh. NégaWatt, www.negawatt.org.
Cet article est publié simultanément par Silence et par la revue trimestrielle Sortir du nucléaire, avec leur aimable autorisation. Sortir du nucléaire, 9 rue Dumenge, 69317 Lyon Cedex 04, tél. : 04 78 28 29 22, www.sortirdunucleaire.org
La Cour des comptes insiste sur les incertitudes de notre futur énergétique
Le 13 décembre 2021, la Cour des comptes a publié une étude des coûts du système de production électrique. Elle montre que l’on peut calculer de manière très différente le coût du nucléaire ou des autres énergies selon la manière dont on intègre ou non ce qui se passe en amont (recherche et développement) ou en aval d’une production (déchets, démantèlement). Ainsi, le coût de production du MWh nucléaire dans les réacteurs anciens varie de 42 à 65 €. Dans le meilleur des cas, la prolongation de la durée de vie de ces réacteurs pourrait laisser penser que l’on obtiendrait un coût assez bas (mais pas en-dessous de 35 €), mais il y a une foule d’incertitudes (défauts génériques, pannes, réparation, évacuation et gestion des déchets...) qui laisse penser que l’opération n’est pas si intéressante sur le plan financier. Et encore la Cour des Comptes n’envisage pas le coût d’un accident grave.
La Cour des comptes est plus critique sur l’avenir. Pour l’EPR en construction à Flamanville, le coût déjà évalué en 2020, reste entre 110 et 120 € du MWh. Pour ce qui serait de la possibilité de faire baisser le prix avec de nouveaux EPR, les estimations restent prudentes : la Cour estime que l’on ne descendra pas en dessous d’une fourchette comprise entre 85 et 110 €. Cela met le nucléaire dans une position pas très performante puisque, selon la Cour des comptes, le coût pour l’éolien à terre est aujourd’hui entre 50 et 70 €, pour l’éolien en mer entre 98 et 117 €, pour le solaire photovoltaïque entre 45 et 250 €, pour l’hydraulique de 33 à 149 €, pour la cogénération gaz entre 57 et 73 €.
Si la Cour ne se prononce pas sur les choix à faire, elle donne quand même des courbes intéressantes : celles du nucléaire sont toutes à la hausse, celles des renouvelables sont toutes à la baisse. MB
