Article Alternatives Habitat

Les coopératives d’habitant·es et la gentrification

Émilie Perault

Les coopératives d’habitant·es, malgré leur sortie de la spéculation immobilière, participent-elles à la gentrification des quartiers populaires où elles s’implantent en favorisant l’entre-soi ? Le regard d’Émilie Perault, autrice d’une thèse sur les liens des habitats coopératifs avec leurs milieux, autour des enjeux de la « mixité sociale » dans la région Rhône-Alpes-Auvergne.

Depuis les années 2000, le territoire français se voit réinvesti par l’habitat participatif. Des projets immobiliers où les habitant·es se rassemblent pour concevoir, construire et gérer collectivement un immeuble ou un groupe de maisons, y partager des services et des espaces (salle commune, buanderie, bureau, etc.). A travers ces opérations, les collectifs cherchent à développer une forme d’habitat basé sur le partage pour habiter plus écologiquement, améliorer l’accès au logement et les conditions de vie des habitant·es (en luttant notamment contre l’isolement et l’individualisme).
On distingue trois grandes tendances : les projets basés sur la propriété individuelle, les projets coopératifs basés sur la propriété collective, et plus rarement, ceux sur la propriété publique et le logement social.

Les habitats participatifs gentrifient-ils leurs milieux de vie ?

Depuis vingt ans, ces expériences - même si encore parcellaires - se multiplient. Si les collectivités ont plutôt bien accueilli ce modèle d’habitat et tentent de s’y engager malgré la complexité de sa mise en place, l’habitat participatif n’échappe pas à la critique, notamment à l’accusation de gentrification.
La gentrification est un phénomène de transformation des milieux de vie populaires en milieux attractifs. Elle renvoie à la façon dont l’installation des classes moyennes dans un quartier (ou un village) contribue progressivement à augmenter les prix du parc immobilier et à faire disparaitre les classes populaires ainsi que la « culture de quartier » que ces dernières ont forgée en l’investissant. Le reproche est parfois fait à l’habitat participatif que malgré l’attachement des collectifs d’habitant·es aux valeurs du commun (partage, accessibilité, mixité, développement durable, etc.), ces opérations restent fondées sur la propriété privée et l’entre soi. Ce faisant, elles confortent les logiques spéculatives dans les quartiers et produisent des sortes de clubs d’entraide et de services réservés aux classes moyennes.
Cette critique est importante car elle insiste sur l’idée qu’habiter est un acte puissant capable de transformer les milieux de vie : depuis la maisonnée, il est possible de penser une multitude de choses telles que l’énergie, la consommation, l’espace, le travail, les relations au voisinage, etc.
Toutefois, elle pose deux problèmes : elle a tendance à réduire un phénomène complexe à la seule responsabilité des habitant·es (que dire par exemple des politiques d’aménagement ou de l’implantation des commerces ?) et à occulter tout un aspect de l’habitat participatif que nous avons évoqué : la potentialité de la lutte contre la gentrification grâce à certains montages juridiques.

La coopérative et la logique de non-spéculation immobilière

La coopérative d’habitant·es est un modèle d’habitation imaginé au 19e siècle par le mouvement ouvrier, dont l’originalité repose sur le fait de proposer une troisième voie d’accès au logement entre la location et la propriété privée.
Contrairement aux projets fondés sur la propriété privée qui n’échappent pas à la spéculation immobilière, les collectifs montés en coopérative, tels que ceux soutenus par l’association Habicoop, promeuvent un autre rapport à l’habitat, basé sur le partage de la propriété et le droit d’usage. Par exemple à Chamarel (Vaulx-en-Velin, Rhône), les habitant·es sont aussi bien locataires de leur logement que propriétaires de parts sociales dans la SAS coopérative. Mais c’est à cette dernière que revient la propriété de l’immeuble. Par ce biais, les habitant·es n’ont pas de droit exclusif sur leur logement. C’est-à-dire qu’ils et elles ne peuvent pas spéculer sur leur logement en le louant ou le revendant, ni le transmettre à leurs héritiers.
Les collectifs d’habitant·es qui choisissent de se monter en coopérative ont la volonté de faire du logement un lieu de vie épanouissant et de le garder accessible à tou·tes, peu importe le niveau de revenus. Autrement dit, en sortant le logement de la catégorie de bien marchand et en gelant la spéculation immobilière, le modèle coopératif se donne une mission d’intérêt général : il cherche à établir et à rendre pérenne une mixité sociale dans l’habitat.

Le problème de l’entre soi

Les initiatives actuelles montrent toutefois que les groupes d’habitant·es montés en coopérative font face à un problème majeur : ces projets ont tendance à attirer les classes moyennes et à fabriquer des groupes homogènes, mettant à mal l’objectif de mixité sociale. Cette difficulté tient à deux facteurs principaux :
Premièrement, ce modèle constitue la seule possibilité d’accession au logement pour les classes moyennes (qui n’ont ni accès au logement social ni à la propriété privée) et ce faisant, ces dernières sont surreprésentées dans ces opérations, y compris lorsque les collectifs refusent de sélectionner les foyers entrants (cooptation).
Deuxièmement, ces opérations sont financées sur la base de la mutualisation des ressources. C’est-à-dire que pour obtenir un prêt bancaire, chaque foyer contribue d’un apport de capital selon ses possibilités financières. Les projets étant complexes et longs à aboutir, les collectifs sont sujets au mouvement. Pour tenir la finance de la coopérative le temps de rembourser le prêt (40 ans voire 60 ans), il faut remplacer les membres qui quittent le projet par des personnes dotées des mêmes capacités financières. Dit autrement, non seulement les collectifs doivent trouver des remplaçants qui partagent les valeurs du projet (ex. non spéculation) – ce qui est très important pour assurer la cohésion de groupe et le bon fonctionnement du projet –, mais en plus, ces personnes doivent contribuer du même apport que le foyer sortant et pouvoir payer la même redevance mensuelle (comprenant le remboursement du prêt et les charges de l’immeuble). (1) Lorsque les collectifs ne trouvent pas de remplaçant·e, l’équilibre financier de la coopérative est menacé, et ils ont tendance à recourir à la cooptation. Dès lors, les groupes deviennent homogènes, avec des niveaux de revenus et des valeurs de vie très proches, et ils sont accusés de « boboïser les quartiers ».

Éviter la cooptation

Ces opérations fonctionnent beaucoup sur la base des réussites et des ratés des groupes précédents, ce qui rend les collectifs d’habitant·es très créatifs. Ainsi la coopérative du Groupe du 4 mars (Le Cairn, Lyon) a inventé un dispositif de remplacement des habitant·es (le « Cercle 2 ») qui permet de ne pas sélectionner les foyers entrants, tout en leur inculquant la culture du groupe (ex. convier les habitant·es potentiel·les à participer à certains moments collectifs avant qu’ils ou elles habitent la coopérative, leur transmettre les règles de fonctionnement, etc.). Un dispositif qui se diffuse dans les groupes d’habitant·es et permet d’éviter le recours à la cooptation.
Toutefois, cette trouvaille ne résout qu’une partie du problème : les valeurs coopératives restent un prérequis pour assurer la concrétisation du projet et la bonne santé du groupe d’habitant·es, et la mixité du voisinage reste partielle.

Des formules pour favoriser la mixité sociale

Comment donc assurer la mixité sociale dans les coopératives afin d’éviter l’entre soi ? A vrai dire, la solution a déjà été trouvée par des collectifs d’habitant·es. Il s’agit du partenariat public, dont la première réalisation revient au Village Vertical de Villeurbanne (Rhône).
Étant donné que les coopératives cherchent à établir une accessibilité et une mixité durable, les bailleurs sociaux s’y sont intéressés pour expérimenter une nouvelle politique de mixité des territoires (et éviter notamment de parquer les populations précaires). Réciproquement, leur présence permet aux coopératives d’élargir leur mixité. C’est ce que constate le Groupe du 4 mars à Lyon. Cela de deux façons. Premièrement, le partenariat avec Alliade leur a permis de débloquer des prêts sociaux et d’intégrer au sein de la coopérative deux foyers très précaires qui ne pouvaient pas constituer d’apport financier. Deuxièmement, la création de onze logements sociaux (en plus des treize logements coopératifs) ramène dans l’immeuble des foyers très modestes qui ne partagent pas la culture du groupe et qui n’ont jamais fait l’expérience du projet.

La coopérative d’habitant·es : un outil en cours d’exploration

Le partenariat public permet de limiter les effets d’entre-soi dans les coopératives, mais il convient de signaler qu’il est contraignant (ex. montage complexe, exigences des partenaires) et que la mixité trouvée n’est pas totale. D’abord, parce que les collectifs ne peuvent pas inclure tout le monde à eux seuls. Ensuite, parce que les prêts sociaux étant indexés à la fiscalité des habitant·es, ils ne permettent pas d’inclure les sans-papiers. Aussi, le fait que les locataires sociaux arrivent après la phase de conception pose aux coopérat·rices le challenge de faire vivre cette mixité dans la cohabitation. Soit un challenge que certains collectifs n’ont pas su relever une fois installés et qui met au travail ceux qui les succèdent (2). Enfin, le partenariat public suppose de s’insérer dans des logiques de développement territoriales, soit un moment où les conceptions de la participation et de la mixité sociale portées par les collectifs d’habitants peuvent se heurter à celles des acteurs publics, voire à celles des habitant·es du quartier.

Ainsi, s’il convient de ne pas accuser trop vite l’habitat participatif de gentrifier les milieux de vie, il faut aussi garder à l’esprit que la coopérative reste un outil en cours d’exploration qui n’est pas parfait, mais qui tend, comme le montrent les initiatives en cours, à se perfectionner au fil des expériences.

Émilie Perault

(1) Notons toutefois que ces apports sont généralement d’un niveau bien inférieur à ceux nécessaires à l’achat d’un logement. Ils peuvent être dans certains cas d’une poignée de milliers (voire de quelques centaines !) d’euros. De même pour les redevances qui sont inférieures à celles indexées au prix du marché immobilier.
(2) Par exemple, pour favoriser la mixité au sein du voisinage et éviter les ségrégations spatiales rencontrées par un projet antérieur, le Groupe du 4 mars a tenu à mélanger les logements coopératifs et les logements sociaux au sein de l’immeuble.

Pour aller plus loin :
• Habicoop, 10 bis Rue Jangot, 69007 Lyon, https://habicoop-aura.fr.
• Anaïs Collet, Rester bourgeois : les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction (La Découverte, 2015).
• Thèse d’Émilie Perault, Habiter ensemble les milieux (2020). Pour la contacter : emilie.perault@gmail.com.
• « À Chamarel, vieillir ensemble, c’est politique ! », Silence n°472, novembre 2018.
• « Le Village Vertical : précurseur des coopératives d’habitat en France », Silence n°492, octobre 2020.
• « Quartier Vauban, toujours un exemple ? », Silence n°416, octobre 2013.

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