Dossier Alternatives

Can Decreix, un système low tech à la frontière avec l’Espagne

François Schneider

Can Decreix est un lieu d’expérimentation de formes de vie décroissantes, situé en Catalogne. Les besoins, les ressources, les usages, y sont pensés depuis 10 ans comme un véritable écosystème, utilisant entre autres les basses technologies. François Schneider raconte cette aventure.

Can Decreix est un lieu axé sur la décroissance, un laboratoire vivant de l’association Recherche & décroissance (1). Le lieu se situe près d’une gare pour soutenir la vie sans voiture, dans un magnifique endroit proche de plages sauvages et de la montagne, mais aussi du village de Cerbère et de la frontière espagnole. En dix ans, avec le nombre de personnes qui sont passées, nous avons eu le temps de développer de nombreuses démarches ! Nos choix de vie n’ont pas été guidés par nos habitudes (en grande partie des normes venues de la société) mais par le respect des écosystèmes, des générations futures, par la justice, par le bien-être, par la démocratie, par la convivialité (les raisons d’être de la décroissance). En gros, ceux et celles qui viennent sont prêt·es à tenter de respecter tant l’environnement local que global tout en prenant soin des autres et d’eux-mêmes. C’est un laboratoire de styles de vie pour tenter de nouvelles expériences vers la décroissance. À l’heure actuelle, nous sommes deux personnes à temps plein : François Schneider et Alexandra Guerri. De nombreuses personnes ont vécu ici et passent régulièrement.
Notre démarche a consisté à vivre avec les basses technologies, à imaginer et à vivre dans un système cohérent avec les basses technologies. Ou plutôt, c’est un système « débond (2) », domptant les limites, prévenant fondamentalement l’effet rebond. Car les basses technologies, dans un contexte de croissance, amènent forcément un effet rebond qui réduit les bénéfices escomptés.

Se passer de certaines techniques et mettre en place des basses technologies

Nous ne sommes pas partis en 2012 de l’importance de développer des « low tech », mais plutôt de la « no tech ». Avec tous les gens qui sont passés, nous avons tenté de vivre la décroissance « maintenant », en réduisant — voire en supprimant — l’usage de certaines technologies. Cela s’est focalisé sur différents aspects comme la vie sans voiture. La deuxième chose que nous avons supprimée est l’antenne de télévision, c’était facile. Puis nous avons supprimé les toilettes à eau en mettant en place des toilettes à compost rudimentaires. Nous avons arrêté d’utiliser toutes sortes de produits chimiques qui pollueraient notre environnement.
La deuxième phase à Can Decreix s’est focalisée sur les basses technologies. Nous avons organisé des stages de construction de fours solaires avec l’association Bolivia Inti. De nombreu·ses stagiaires sont reparti·es avec leur four, et nous avons développé notre batterie de quatre bons fours solaires que nous utilisons de manière journalière. Nous avons fabriqué de bons poêles rockets et développé une bonne machine à laver à pédales, avec une chaîne et des pignons. Nous avons mis en place un plan d’irrigation par les eaux grises etc. Nous avons conçu des pots à capillarité pour utiliser très peu d’eau pour les cultures, rénové un séchoir à fruits, etc. Cette phase a impliqué de nous informer sur les expériences précédentes.
Une troisième phase a consisté à améliorer le coté systémique. Cela nous a demandé de fonctionner de manière encore plus participative et démocratique (3).
Cela nous a, en premier lieu, amené à développer une sorte de hiérarchie des solutions. Par exemple, pour être propre, nous pouvons avoir besoin d’eau chaude : nous privilégions d’abord le fait de s’en passer, puis l’utilisation d’eau chaude solaire directe, d’eau chaude solaire calorifugée, d’eau chauffée par le bois directement (4).

« Cascades de réutilisation »

Au niveau des cascades de réutilisation : la cascade du bois consiste à laisser les arbres pousser sans introduire de composés toxiques (les protéger des humains et animaux), laisser les animaux prendre leur dû, tailler respectueusement, utiliser les bois adéquats pour la construction (ou autres utilisations) sans utiliser de produits toxiques, utiliser les feuilles et du bois fragmenté pour le compostage, brûler les branches inutilisables sèches dans un poêle (et non pas en pure perte à l’air libre), pour cuisiner, chauffer l’eau ou la maison, récupérer les cendres pour faire de l’eau de cendre et du savon de potassium, finalement fertiliser le sol et en réduire l’acidité par épandage des restes de cendres après filtration.
Fournir de l’eau aux arbres et au jardin implique d’avoir de l’eau sans trop de sodium, notamment. Nous utilisons donc des savons de plantes ou du savon de potassium, ou encore de la cendre ou du sable. D’autre part, quand nous cuisinons, nous évitons de frire, nous mangeons tout ce qu’il y a dans nos assiettes, nous évitons de brûler les aliments pour notre bien-être et pour celui des plantes.

L’innovation frugale

Il y a maintenant une quatrième phase où nous nous intéressons plus à l’innovation frugale (5), où nous ouvrons nos systèmes à de nouvelles options encore plus en adéquation avec nos objectifs. Comment avoir un four solaire réellement plus performant ? On améliore le système de stérilisation des jus de fruits ? Nous expérimentons un jardin facile qui s’arrose tout seul par un robinet flottant. Nous nous mettons aussi à aborder de nouveaux aspects comme l’inclusion d’animaux domestiques, ce qui ne va pas sans pauser des problèmes. Alexandra Guerri, médecin impliquée à Can Decreix, développe le soin par les plantes et le soin par le contact avec les ânes. Disons que nous allons plus loin dans l’expérimentation. C’est une démarche excitante où nous innovons toujours plus, nous découvrons de nouvelles solutions, de nouvelles recettes.
Sachant qu’un système parfait ne sera pas possible — et encore moins à court terme à cause de la société qui nous entoure, qui nous met une grosse pression au niveau structurel, mais aussi au niveau culturel. Pas facile, parfois, de vivre sans voiture quand la ligne de train est arrêtée pour X ou Y raisons, car le train n’est pas encore vu par la société comme un mode de transport de base. Au niveau culturel, c’est toute la question de la reconnaissance dans la société autour de marqueurs de consommation : si j’ai des habits tout blancs et tout neufs (surtout pas réparés) et une belle voiture, alors je suis quelqu’un de « bien ». Ce sont des choses idiotes mais elles affectent pas mal de gens.

François Schneider

Can Decreix organise de nombreuses rencontres conviviales et événements. Les habitant·es du lieu préparent une rencontre low tech autour des « systèmes débond ». Can Decreix, tél. : +33 68 71 77 246, candecreix@degrowth.net, http://candecreix.cat

(1) L’association a lancé les conférences internationales de la décroissance et la décroissance comme sujet de recherche académique. Voir www.degrowth.org.
(2) Voir « Mieux vaut débondir que rebondir », Silence no 280, février 2002.
(3) Nous avons compris qu’il ne fallait pas seulement prendre en compte les technologies mais, plus généralement, les méthodes d’organisation : les dynamiques collectives pour promouvoir le lien entre les gens, la gestion des émotions, les recherches collectives de solutions créatives, les méthodes de prise de décisions. Les basses techniques font ainsi système au travers de personnes dédiées à prendre soin de la satisfaction des besoins de base. Ces « rôles » créant un écosystème géré de manière sociocratique.
(4) En compliquant le système, nous pourrions aussi utiliser l’eau chaude chauffée au bois calorifugée, puis l’eau chauffée par les surplus d’électricité solaire ou éolienne… Au bout d’un certain degré de complexité, nous ne nous y retrouvons plus.
(5) Voir le dossier « Pour des innovations frugales », Silence no 340, novembre 2006. Voir aussi dans l’article « Can Decreix, un centre pour améliorer les alternatives décroissantes », Silence no 441, janvier 2016.

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