Dossier Alternatives Consommation

Le recyclage est l’alibi du jetable

Martha Gilson

Recycler, la solution à la production de déchets ? Pas si simple, alerte Flore Berlingen, ancienne directrice de l’association Zero Waste France et auteure de Recyclage, le grand enfumage. Une politique du tout recyclable pousse à la consommation et à la production de déchets et entretient l’ère du jetable au lieu de nous aider à en sortir. Entretien.

Comment fonctionne la filière de recyclage en France actuellement ?

Il n’existe pas une filière mais de nombreuses filières de recyclage, qui associent chacune une myriade d’acteurs privés et publics, et leur fonctionnement n’est pas identique. Elles ne sont pas organisées en premier lieu par matériau (plastique, bois, papier, métaux…) comme on pourrait l’imaginer, mais par type de produit (emballages, vêtements, meubles, électroménager et électronique, etc.). Cette organisation est liée au mode de financement de la gestion des déchets en France : les metteurs en marché des produits, c’est-à-dire les producteurs ou les distributeurs, sont obligés de contribuer financièrement à leur prise en charge en tant que déchets donc, notamment, à la collecte pour recyclage. Cette contribution obligatoire est perçue et gérée par ce que l’on appelle des “éco-organismes”, structures privées soumises à un agrément et à un cahier des charges défini par le ministère de l’Écologie.
Ce système connaît de nombreux dysfonctionnements dont certains sont liés, à mon sens, aux conflits d’intérêts inhérents à la gouvernance de ces “éco-organismes”. Ils sont en effet pilotés par les fabricants et les distributeurs eux-mêmes, le contrôle opéré par l’État restant trop limité par un manque de moyens et le non-recours aux sanctions possibles.

Le tri est a priori l’un des premiers gestes de la transition écologique, pourquoi le remettre en question ? Quelles sont ses limites ?

Oui, le tri pour recyclage est devenu l’écogeste par excellence. C’est l’effet de trente ans de campagnes de communication, de la part des pouvoirs publics comme des acteurs privés, sur l’importance de ce geste de tri, qui est présenté comme la condition sine qua non du recyclage. Ce n’est pas faux (si le déchet n’est pas trié, effectivement il ne sera pas recyclé) mais c’est très réducteur : cela donne l’impression que le recyclage ne dépend que du bon vouloir du citoyen consommateur final. Or l’un des problèmes du recyclage aujourd’hui, c’est la non-recyclabilité de nombre de produits et d’emballages. Par exemple, la moitié des emballages plastiques mis sur le marché en France ne sont pas recyclables, ou ne disposent pas d’une filière de recyclage. La responsabilité des citoyens n’est ici pas en cause, ce sont les producteurs qu’il faut viser en priorité !

Pourquoi le recyclage ne permet-il pas de freiner la surconsommation des ressources naturelles ?

Nous avons évoqué jusqu’ici les obstacles au recyclage. Mais il faut aussi parler de ses limites physiques indépassables : le recyclage perpétuel, autonome en ressources et en énergie, n’existe pas. Le recyclage ne peut en aucun cas rendre soutenable notre niveau de surconsommation actuel. Il peut éventuellement permettre de réduire certaines consommations, à condition qu’il ne devienne pas, au contraire, un argument de croissance. Si la perspective de recycler les bouteilles en plastique nous entraîne à continuer d’en produire et d’en consommer toujours plus, la boucle ne sera jamais bouclée !

Faut-il arrêter de trier les déchets ?

Non, ce n’est pas ce que je propose à travers ce livre. J’appelle à prendre du recul, à adopter une posture critique vis-à-vis du recyclage, afin de ne pas tomber dans l’écueil du “je trie, ça suffit”. Il faut donner au tri et au recyclage leur juste place. Il sera toujours nécessaire de trier les déchets inéluctables, c’est-à-dire les objets arrivés en fin de vie après de multiples utilisations et réparations. Mais considérer que le recyclage résout le problème du jetable est une erreur.

Qu’est-ce que l’économie circulaire ? Permet-elle de changer de paradigme ?
L’économie circulaire est un concept plus large que le recyclage. Il priorise la réduction à la source des consommations et des déchets, puis des boucles de réparation et de réutilisation. Malheureusement, les politiques publiques d’économie circulaire et les démarches des entreprises se réduisent trop souvent au seul recyclage. La loi d’économie circulaire du quinquennat actuel (1) tenait ainsi au départ en un seul objectif : “100% de plastique recyclé”. Elle s’est heureusement élargie au fil des débats parlementaires mais elle reste aujourd’hui largement insuffisante pour opérer un changement de paradigme.

Pourquoi n’est-ce pas une réponse à la surconsommation des ressources ?

Malgré l’engouement autour des démarches dites circulaires, force est de constater aujourd’hui que l’extraction des ressources dans le monde progresse deux à trois fois plus vite que le recyclage, d’après les données du Circularity Gap Report (2).
L’économie circulaire, même dans sa définition large et complète, ne peut apporter à elle seule une réponse à la surconsommation des ressources. L’effort de sobriété, s’il reste adossé à un modèle capitaliste et productiviste, peut à tout moment être contrebalancé par des effets rebonds (reports de consommation) ou, tout simplement, entrer en contradiction avec l’objectif d’exploitation maximum des ressources inhérent à ces modèles. Cela explique ses décevants résultats effectifs à ce jour.

Comment lutter contre le jetable ?

Le jetable reste un problème entier malgré les mesures d’interdiction qui commencent à toucher certains produits emblématiques. Par “jetable”, j’entends un champ assez large d’objets et d’emballages à usage unique, ou conçus pour un nombre d’utilisations limité, ou encore de trop mauvaise qualité pour être utilisés durablement, comme la plupart des vêtements. La production de ces objets et emballage constitue une consommation de ressources beaucoup trop importante par rapport à leur durée d’utilisation et souvent même par rapport à leur utilité réelle. Autrement dit, c’est un réel gaspillage, qui me semble complètement anachronique compte tenu de l’état de nos connaissances sur la finitude des ressources naturelles. Si l’on considère que nous devrions diviser nos consommations par quatre pour être cohérents avec la disponibilité de ces ressources, et que l’on ne souhaite pas “tout sacrifier” du confort de nos vies modernes, ne serait-il pas logique de s’attaquer en premier lieu à ce pan de consommation superflu ?
Je souhaitais montrer dans mon livre Recyclage, le grand enfumage le lien étroit qui existe malheureusement entre l’industrie du jetable et les activités de recyclage. Face aux attaques auxquelles le jetable fait face, le recyclage est devenu la principale réponse des fabricants, et plus largement des industries et filières dépendantes du jetable (restauration rapide, grande distribution, etc.). Le message se veut clair et rassurant : grâce au recyclage, le jetable n’est pas si problématique pour l’environnement. C’est une illusion puisque le recyclage, comme on l’a vu, n’est ni perpétuel ni autonome en ressources.

Vers quel modèle faut-il tendre aujourd’hui pour une société décroissante ? Comment passer d’une société où on trie des déchets à une société où on produit moins de déchets ?

Du point de vue de la production, il faut opérer une réorientation complète, du quantitatif au qualitatif. Du jetable au durable et réparable. Cela implique aussi un changement de modèle économique car aujourd’hui, le modèle capitaliste repose sur une croissance continue et, le plus souvent, sur des volumes de production croissants.
Mais il s’agit aussi de changer plus largement de perspective pour sortir d’un productivisme qui n’est malheureusement pas l’apanage du capitalisme, pour remettre en question les logiques d’accumulation, notre rapport aux objets ou encore à la propriété. Vaste programme, pour lequel je n’ai pas de recette ni de baguette magique, et qui implique un débat collectif, politique. Mais le point de départ peut sans doute aussi être individuel, voire intime, lorsque l’on fait le constat que nos achats et nos possessions ne nous rendent pas heureux.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Il me semblait important et urgent de mettre les pieds dans le plat, d’oser critiquer le recyclage pour susciter un début de débat. Nous perdons un temps précieux, et des ressources humaines et financières considérables, à chercher désespérément des voies de recyclage pour des matériaux et produits qui pourraient, qui devraient, tout simplement, ne pas exister. Je veux tenter de déplacer le débat vers la question de la priorisation de nos besoins individuels et collectifs.

Propos recueillis par Martha Gilson

(1) Loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec), adoptée en février 2020
(2) Rapport annuel publié par l’organisation non gouvernementale Circle Economy

Recyclage, le grand enfumage — Comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable, Flore Berlingen, Rue de l’Échiquier, 2020, 126 p., 13 euros

Pour aller plus loin :
- Zero Waste France, 1 passage Emma-Calvé, 75012 Paris, www.zerowastefrance.org
- Halte à l’obsolescence programmée, 204 rue de Crimée, 75019 Paris, contact@halteobsolescence.org, www.halteobsolescence.org
- Réseau national des ressourceries, https://ressourceries.info

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