L’idée de dette écologique est apparue dans les années 1990 sous l’impulsion d’ONG sud-américaines. Elle postule que les pays du Nord se sont enrichis par l’exploitation du Sud, non seulement du point de vue social mais également écologique. Cette dette écologique émergerait symboliquement en 1492, date du premier voyage de Christophe Colomb vers les Amériques.
À partir de là, des régions entières furent intégrées de force à un système de domination et de pillage au profit des nouveaux centres capitalistes. Cela se traduisit par la mort (massacres, transmission de maladies, épuisement, travail forcé) et la mise en esclavage de dizaines de millions de personnes, essentiellement amérindiennes et africaines.
Mais cette date marque également le début d’une grande entreprise d’expropriation et de destruction de la nature, en particulier dans les régions tropicales. Cette destruction se fit principalement par l’imposition de monocultures destinées à alimenter les métropoles coloniales en produits tropicaux (responsable d’une déforestation et d’un effondrement de la biodiversité dans les endroits défrichés), ainsi que par une extraction minière dévastant les écosystèmes, et ce quel que soit le minerai arraché des entrailles de la terre.
Plusieurs auteur·es, dont Donna Haraway et Malcolm Ferdinand, mettent en avant la notion de « plantatiocène » pour désigner l’avènement historique, dans les systèmes terrestres, d’une rupture liée à la mise en place du système esclavagiste à grande échelle. Donna Haraway définit le plantatiocène comme « la transformation dévastatrice de divers types de pâturages, de cultures, de forêts en plantations extractives et fermées qui se fondent sur le travail des esclaves et sur d’autres formes de travail exploité, aliéné et généralement spatialement déplacé » (Le Monde, 31 janvier 2019). Il s’agit d’un cadre d’analyse alternatif à celui de l’anthropocène et du capitalocène, mettant en avant l’importance du système colonial sur l’exploitation des écosystèmes et le lien profond entre ces deux phénomènes.
On trouve déjà ce constat sous la plume d’Eduardo Galeano quand il évoque la culture de la canne à sucre imposée par le colonisateur : « Le sucre a détruit le nord-est du Brésil. Cette région de forêt tropicale a été transformée en savane. Naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. Là où tout avait poussé avec exubérance, le latifundio destructeur et dominateur ne laissa que roc stérile, sol lessivé, terres érodées. […] Le feu utilisé afin de nettoyer le terrain pour les champs de canne dévasta la faune en même temps que la flore : le cerf, le sanglier, le tapir, le lapin, le paca et le tatou disparurent. Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne » (1).
Un système « dette contre nature »
La force du concept de dette écologique est donc d’associer l’exploitation des populations à celle de la nature, deux faces d’un même système à la base d’une accumulation de richesses ayant impulsé la dynamique capitaliste de l’Europe à partir du 16e siècle.
Après l’accession à l’indépendance, le pillage s’est malgré tout perpétué à l’aide d’autres moyens, notamment l’imposition du libre-échange, qui favorisa les pays riches dont l’industrie était déjà bien implantée et, surtout, ruina un artisanat parfois séculaire.
Sans oublier la dette. Via ce mécanisme, les pays endettés (certains ayant été contraints de reprendre des emprunts contractés par les puissances coloniales) (2) ont été poussés à brader leurs ressources naturelles afin de faire rentrer des devises destinées à rembourser leurs créanciers (principalement des banques et des États). Il en est ainsi de la République démocratique du Congo. On pourrait également faire rentrer dans ce cas de figure Haïti, qui a dû littéralement payer son indépendance. Suharto, dictateur indonésien, allait jusqu’à déclarer « qu’il n’était pas nécessaire de se casser la tête à propos des dettes, le pays ayant encore des forêts pour les rembourser » (3).
La dette écologique du Nord continue donc de se creuser jusqu’à aujourd’hui. Il suffit pour s’en convaincre de voir les ravages causés par les systèmes de plantation — palmiers à huile en Indonésie, soja au Brésil ou cacao en Côte-d’Ivoire —, par les industries minière et pétrolière, ou encore par l’exportation de déchets démantelés par les plus pauvres (cargos en fin de vie, ordinateurs, vieilles voitures, plastiques…).
Il faut noter que, depuis quelques années, l’idée de « dette écologique » est également brandi pour souligner la faible responsabilité historique des pays du Sud dans la crise écologique globale (incluant le réchauffement climatique). Ces pays sont pourtant ceux qui en souffriront le plus.
Une dette écologique, et après ?
Une fois ces constats admis, à quoi peut servir ce concept de dette écologique ? N’est-ce pas un nouvel avatar entraînant davantage de confusion dans des débats cruciaux ? Non : ce néologisme nous permet plutôt d’envisager la question écologique sous l’angle des rapports de domination et, par là, de tenter de parvenir à une véritable justice environnementale. Concrètement, cela impliquerait les choses suivantes :
- 1 Que les pays les plus riches reconnaissent les crimes commis dans leurs anciens territoires et admettent leur logique systémique. Cela permettrait d’établir des bases solides pour une politique de coopération entre Nord et Sud.
- 2 Que soient établies des responsabilités. On sait que la repentance fait toujours couler beaucoup d’encre. Aussi, une proposition concrète serait peut-être d’identifier les causes et les responsables actuels de la situation dans laquelle se trouvent de nombreux pays du Sud. Nous pensons évidemment aux grandes firmes transnationales (compagnies minières, agroalimentaires, pétrolières, etc.) mais aussi aux institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale. Ces dernières ont en effet non seulement promu et encouragé un modèle de développement fondé sur l’exportation de matières premières sans aucune considération pour l’environnement, mais ont aussi appauvri des dizaines de pays en leur imposant des politiques antisociales et antiécologiques au nom du remboursement de la dette.
- 3 Que soient établies des réparations, à la fois symboliques (excuses officielles, restitution d’œuvres d’art, accueil digne des migrant·es, travail de mémoire sur la colonisation) et financières (annulation des dettes illégitimes, fonds de soutien à des politiques de santé, d’éducation et à la protection des écosystèmes, transfert de brevets, coopération universitaire, etc.).
Au-delà du concept Nord-Sud
Si la grille de lecture Nord-Sud est toujours pertinente, le concept de dette écologique doit cependant la dépasser, notamment en y intégrant une dimension de classe, c’est-à-dire le fait que, dans chaque pays, des catégories sociales (représentant·es politiques, grosses fortunes, chef·fes d’entreprises, mercenaires) profitent du système en place en accaparant des richesses au détriment d’une majorité toujours exploitée et dominée. À cet égard, un·e ouvri·ère du Nord ayant perdu son emploi pour cause de délocalisation aura certainement plus en commun avec un·e paysan·e du Sud évincé·e de ses terres par une multinationale qu’avec un spéculateur ou une spéculatrice originaire de son pays.
D’aucuns rétorqueront, avec raison, que dans des pays riches en ressources mais économiquement pauvres, les classes dirigeantes ont souvent une responsabilité écrasante dans la situation de détresse d’une partie significative de la population. Mais il faut rappeler que ces dirigeants sont, dans la plupart des cas, soutenus par l’Occident, et ce malgré des bilans souvent désastreux en termes de droits humains. Pire encore, l’histoire contemporaine regorge de cas où des gouvernements progressistes désirant suivre une voie d’autonomie et anti-impérialiste furent renversés (4) et/ou virent leurs représentants assassinés (5), souvent avec l’appui de services secrets étrangers (en particulier la CIA).
En définitive, le concept de dette écologique lève le voile sur le capitalisme mondialisé et rappelle qu’en son sein, les progrès socio-économiques d’une partie de l’humanité n’ont pu se réaliser que sur le dos d’une majorité et qu’en suivant une logique extractiviste (6). Cela permet d’avoir une vision globale encourageant des actions de solidarité entre les peuples contre les puissances de l’argent.
Il constitue par ailleurs un bon outil de conscientisation. Au-delà de la culpabilité, il vise plutôt à faire prendre conscience des impacts de nos modes de production et de consommation sur des pays souvent lointains. C’est d’ailleurs l’une des forces du capitalisme que d’avoir peu à peu externalisé ses impacts et, par là, de les avoir invisibilisés. Les dévoiler sera sans doute un premier pas pour parvenir à surmonter les déséquilibres en cours et à venir.
Renaud Duterme enseigne la géographie dans un lycée belge. Il est actif au sein du Cadtm et co-anime le blog https://geographiesenmouvement.com. Il est l’auteur de plusieurs livres dont le dernier, Manuel pour une géographie de combat, a paru en 2020 aux éditions La Découverte.
(1) Cité dans La Dette cachée de l’économie, Éric De Ruest et Renaud Duterme, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2014, p. 49. Eduardo Galeano est un écrivain et essayiste d’Uruguay, auteur notamment de Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Plon, 1981).
(2) Pour en savoir plus, consulter les travaux du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, www.cadtm.org.
(3) Cité dans Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Franz Broswimmer, Agone, Marseille, 2010, p. 192.
(4) Parmi de nombreux autres : Mossadegh en Iran, Arbenz au Guatemala, Soekarno en Indonésie.
(5) Parmi de nombreux autres : Allende au Chili, Lumumba au Congo, Olympio au Togo.
(6) Parmi les différentes définitions de l’extractivisme, nous retiendrons la suivante : « Programme pour utiliser la terre et non pour vivre avec elle ; pour extraire et absorber ses biens comme matières premières à échelle industrielle. Il se contente de comptabiliser les lieux à ressources et les lieux de consommation et reste aveugle aux régions, aux peuples, aux cultures, aux valeurs humaines. » Cité dans Extractivisme, Anna Bednik, Le Passager clandestin, Paris, 2016, p. 23.
Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (Cadtm), 35 rue Fabry, 4000 Liège, Belgique, tél. : 00324 226 62 85, www.cadtm.org.