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Christiania, une ville alternative

Michel Bernard

Christiania, ancien plus vaste squat d’Europe, va fêter ses 50 ans en 2021. Un millier de personnes vivent dans cette ancienne caserne, au centre de Copenhague. Réhabilitation des bâtiments existants, construction de hameaux par groupes d’affinité, c’est aujourd’hui une ville dans la ville et le deuxième lieu touristique de la capitale.

Nous sommes arrivé·es à Christiania à vélo (et en train depuis la France). Si une piste cyclable traverse aujourd’hui l’ensemble, la quasi-totalité des déplacements s’y fait à pied. Les seuls véhicules motorisés sont ceux du collectif qui gère différentes activités (collecte des ordures, jardiniers, livraisons…). Nous entrons par une porte latérale, côté sud, et longeons en premier des lieux de restauration et des salles de concert, face à une immense place en gradins où se trouve une scène pour les concerts et des guinguettes autour pour la nourriture, mais également des stands de tout et n’importe quoi (surtout destinés aux touristes).
Juste après, nous arrivons à l’entrée principale qui ouvre sur une rue transversale où de nombreux panneaux indiquent qu’il est interdit de photographier. C’est la rue des vendeurs et vendeuses de drogues (Pusher street), en principe seulement du haschisch.


Réhabilitations, maisons autoconstruites, habitat léger
Au nord de cette rue, les bâtiments de logements de l’ancienne caserne, en pierre, s’élèvent sur trois ou quatre niveaux. Les rez-de-chaussée regorgent d’entreprises alternatives dont une célèbre fabrique de tricycles qui existe depuis 1984 et dont les véhicules sont visibles partout en ville. Les étages sont privés et hébergent de nombreuses familles. Des balcons en bois ont été ajoutés sur les façades. L’ensemble est décoré par les street artists : il y a de la couleur pour tous les goûts.
Si on se déplace plus vers l’est, on rejoint un immense bras de mer bordé de défenses militaires à la Vauban. Des digues en forme de triangles avancent dans l’eau, délimitant, en haut, des points de vue agréables, en bas, côté ouest, des îlots fermés sur deux côtés. Ces îlots s’ouvrent sur une voie piétonne qui longe l’ensemble. De l’autre côté de cette rue, des maisons préexistantes (celles des officiers ?) sont rénovées. Chaque îlot accueille une dizaine de maisons, mais aussi des roulottes, des ateliers et des potagers, autant de quartiers différents, avec des pratiques différentes. De l’autre côté des fortifications, au bord de l’eau — voire sur pilotis —, c’est le domaine de l’auto-construction et de l’imaginaire avec des maisons en récupération, plus téméraires les unes que les autres.
Une passerelle (avec la piste cyclable) permet de rejoindre l’autre rive, encore plus à l’est. Là, de nouvelles fortifications militaires forment d’autres triangles longés par une autre petite route (sans voiture). Chaque triangle, cette fois ouvert du côté de l’eau, héberge un collectif. Entre les triangles, les maisons autoconstruites sont également nombreuses. Tout au nord de cette route, une surprise : en limite de Christiania, un gros potager de légumes longe le restaurant le plus chic de la ville. Gros contraste.
Entre évovillage, squat et consommation de drogues

En 1971, la pression immobilière est forte à Copenhague, capitale du Danemark. La mairie lance une vaste offensive pour récupérer les bâtiments squattés. Nous sommes dans l’après-68, et le mouvement Provo, proche des situationnistes français, est très actif dans la ville. Plusieurs centaines de jeunes activistes se retrouvent à la rue. Une ancienne caserne est abandonnée entre le centre-ville et un bras de mer. L’ensemble fait 34 hectares. Commence alors l’histoire du plus vaste squat européen. Un squat qui ne sera légalisé qu’en juin 2013.
Dès le départ, le projet d’occupation est présenté dans la presse alternative locale comme un projet de société autogérée. Les gens se regroupent alors par groupes d’affinités. Aux côtés de groupes politisés (anarchistes, extrême gauche, hippies, premières et premiers écolos…), d’autres groupes se mettent en place : groupes spirituels, groupes de consommateurs et consommatrices de drogues… Ces derniers attirent les dealers, nombreux et nombreuses à venir s’installer dans un lieu où la police n’intervient pas. Et avec les dealers, viennent aussi les gangs, les armes et les règlements de compte. Il y a plusieurs morts violentes par balle et de très nombreuses overdoses (10 pour la seule année 1978). Cela provoque une réaction : en 1979, les groupes politisés s’affrontent directement avec les vendeu·ses et usager·es des drogues dures et les expulsent du site. Après d’âpres négociations, un compromis est mis en place : seules les personnes vendant du haschisch et de l’alcool peuvent rester à Christiania.
Mais cela ne résout pas tous les problèmes : la vente de drogue est un prétexte facile pour la police qui y fait régulièrement des incursions. Problème qui perdure encore aujourd’hui : alors que nous sommes en train de faire des photos des maisons en bord du bras de mer, nous discernons un mouvement de foule. Plusieurs personnes passent devant nous rapidement, à pied, à vélo. Quand un peu plus tard, nous voulons passer par la rue centrale, celle-ci est barrée par des rubans « police » et de nombreux policiers fouillent les bâtiments alentour.
S’il n’y avait pas cette rue des dealers, on pourrait se croire dans un vaste écovillage.

Tentatives d’évacuation

Que ce soit par le gouvernement ou la mairie, de très nombreuses procédures ont été lancées pour essayer de faire évacuer les lieux. Les résident·es ont bénéficié de l’aide précieuse de l’avocat Carl Madsen, un communiste, ancien résistant, qui les a défendu·es devant les tribunaux.
Bien que globalement proches des anarchistes, certaines personnes n’ont pas hésité à se présenter aux élections et Tine Schmedes a même été élue députée en 1974 (1).
Alors que l’ensemble des procédures juridiques sont allées au bout, l’ordre d’évacuer a été donné et le 1er janvier 2006, des bulldozers sont entrés sur le site, détruisant une maison. Alors qu’habituellement, les différents quartiers ne font guère d’actions communes, là tout le monde s’est rapidement retrouvé face aux policiers, et des milliers de personnes ont convergé sur place de toute la ville. Les affrontements ont été violents. 59 personnes ont été arrêtées. Et l’évacuation en est restée là… L’État, propriétaire des lieux, a accepté d’ouvrir des négociations qui ont débouché le 21 juin 2011 sur un accord permettant aux résident·es d’acheter 7,7 hectares, là où sont concentrées toutes les habitations. L’État a récupéré par contre les terres agricoles qui très rapidement ont commencé à se bâtir (2). En juin 2013, le parlement adopte une loi qui remet en cause le statut d’expérience sociale de Christiania. Désormais, la « ville libre » est soumise aux mêmes lois que le reste du Danemark, notamment en ce qui concerne l’aménagement du territoire et l’occupation des sols. Dit autrement, l’implantation de nouvelles maisons autoconstruites n’est plus autorisée… Il y a même un début de gentrification avec d’anciennes maisons restaurées. Depuis quelques années, camper a été interdit, car il y a avait trop de monde en été.

Une commune libre

L’autogestion à mille, cela ne fonctionne pas. Très rapidement, il a été décidé de subdiviser Christiania en quartiers : chaque contrefort militaire du bord de mer est un quartier, les immeubles en forment d’autres, de même que les résidences de l’autre côté du bras de mer. Ainsi une dizaine de quartiers regroupent chacun moins de 100 personnes et fonctionnent de manière indépendante. Chaque quartier envoie des délégué·es à l’assemblée générale et dans les différentes commissions dont la plus stratégique est la commission des finances. Celle-ci est chargée de collecter les loyers. Ceux-ci sont déterminés par le revenu des personnes et des activités. Ce sont surtout ces dernières qui permettent le financement du lieu. Les décisions ne sont jamais prises par vote, mais par consensus. Ce qui ne résout pas vraiment les questions de pouvoir : la prise de décision au consensus peut être bloquée par une seule grande gueule… (3)

Une vie tranquille

La couverture sociale dans les pays scandinaves est correcte et lorsque vous êtes au chômage, vous bénéficiez de l’équivalent d’un RSA et d’aides au logement. Si le logement est très cher dans la ville et donc reste très difficile d’accès pour une personne au chômage, ce n’est pas le cas à Christiania. À condition de trouver une place de libre (ce qui aujourd’hui revient à une longue attente), le loyer est ensuite limité à quelques frais collectifs et l’on peut très bien y vivre sans emploi.
Pour ceux et celles qui s’inquiètent d’une éventuelle oisiveté que provoquerait le revenu universel, Christiania donne une bonne idée de ce que peuvent faire des personnes qui n’ont pas à se soucier de gagner de l’argent. La créativité explose. Les activités culturelles sont extrêmement variées, mais on compte aussi nombre de boutiques, quelques restaurants et aussi de vraies entreprises (voir encart). Il y a notamment un ancien hangar de l’armée qui a été recyclé en magasin de produits d’occasion où il est possible de trouver tout ce qui sert à construire et entretenir une maison, un jardin… Il y a maintenant des activités tournées vers le tourisme avec même des guides qui font visiter les lieux, et nous avons ainsi croisé des classes entières qui font la visite et découvrent ce que sont un compost, la récupération des eaux de pluie, des toilettes sèches… Alors qu’aucune règle n’interdit d’ouvrir une entreprise sur place, on peut constater qu’il n’y a aucune industrie polluante (autre que celles des dealers). Un bémol toutefois : lorsque nous avons croisé des éboueurs, des jardiniers, des artisans… il y avait beaucoup de cheveux blancs et presque que des hommes. Manifestement, les jeunes arrivé·es dans les années 1970 n’ont pas encore pris leur retraite. Et la relève n’a pas été prise. Ce qui interroge sur l’avenir du lieu. À noter également qu’il y a toujours eu une majorité d’hommes (environ les deux tiers des résident·es), qu’une cinquantaine d’enfants sont nés là… et qu’il y a une proportion significative de non-danois·es, avec beaucoup de personnes des autres pays scandinaves et quelques Inuits. La population, longtemps estimée à plus de mille, aurait légèrement baissé depuis la légalisation des lieux. Comme à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le retour dans la légalité pose la question à long terme des pratiques alternatives et des influences politiques.

Michel Bernard

(1) Elle a provoqué un scandale au parlement en allaitant son bébé pendant les débats.
(2) Au bout de la piste cyclable, se trouvent maintenant un vaste lotissement pavillonnaire, un complexe sportif… et encore de grandes prairies.
(3) Les dealers ont bien compris comment bloquer une décision qui irait contre leurs intérêts.

Pour aller plus loin :

  • Récits de Christiania, Jean-Manuel Traimond, éd. ACL [1994], 2018.
  • www.christiania.org (en danois et en anglais)

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