Article Société

Comprendre et combattre le « système chasse »

Danièle Garet

Silence a échangé avec Pierre Rigaux, naturaliste et écologiste militant, particulièrement engagé contre la chasse, un « loisir » si évidemment contraire à nombre de nos enjeux cruciaux. Il nous permet de mieux comprendre pourquoi elle bénéficie toujours d’une influence aberrante à tous les niveaux de l’Etat.

En matière de chasse, la France cumule les records par rapport aux autres pays européens.

La France, championne européenne de chasse

89 espèces animales y sont « chassables », dont 65 espèces d’oiseaux, contre 24 en moyenne ailleurs en Europe. Parmi ces espèces d’oiseaux, 20 seulement sont dans un bon état de conservation ! La Fédération Nationale des Chasseurs se réjouit des « 40 modes de chasse qui représentent un patrimoine culturel sans équivalent dans le monde. » Parmi eux, des modes de chasse illégaux en Europe et pour lesquels la France a reçu un avertissement de la Commission Européenne en juillet 2020. C’est aussi en France que les périodes de chasse sont les plus longues (globalement 7 mois sur 12) et avec le moins de restrictions : 7 jours sur 7 y compris jours fériés et vacances scolaires. Le pays compte 1,15 million de chasseurs (dont seulement 2,2 % de femmes), soit environ 1/4 des chasseurs européens.
(1)

Dans le même temps, la biodiversité continue de s’effondrer, ici comme ailleurs. Un tiers des espèces de mammifères sont menacées en France métropolitaine (le lapin de garenne par exemple... chassable). Même proportion pour les oiseaux nicheurs (la tourterelle des bois par exemple... chassable) (2). Et en Europe, chaque année, 21 000 tonnes de plomb continuent à être disséminées dans la nature par les chasseurs (3).

Si les chasseurs ne sont pas les seuls responsables (l’artificialisation des sols et l’agriculture intensive le sont aussi pour beaucoup), ils participent bien entendu à la dégradation de la faune sauvage. Ils tuent 30 à 45 millions d’animaux chaque année en France (4).

Par ailleurs, le nombre de chasseurs ne cesse de diminuer : ils étaient deux millions en 1976. Les jeunes n’étant plus guère intéressés, la disparition de ce « loisir » semble très probable. La population française rejette la chasse à 84 % selon une enquête IPSOS en 2018. Dès lors, comment expliquer la grande influence des chasseurs à tous les niveaux de l’Etat (on se souvient qu’en 2018 l’omniprésence du lobbying cynégétique précipita la démission de Nicolas Hulot) et les privilèges dont ils continuent à bénéficier ?

Chasseurs écolos, un discours payant

L’argument du poids électoral (les voix des chasseurs seraient relativement faciles à capter, pas celles des anti-chasses) ne suffit pas. Dès 1976, lors de l’instauration du permis de chasse obligatoire, les chasseurs commencent la construction de leur positionnement comme acteurs écologiques légitimes et incontournables. Voulue par Emmanuel Macron, la réforme de la chasse de 2019 parachève cet exorbitant tour de passe-passe.

L’Office français de la biodiversité inclut désormais les fédérations de chasse parmi ses gestionnaires. Ses missions entérinent la notion de « gestion adaptative », confirmant ainsi les chasseurs dans leur soit-disant rôle de « régulateurs » autorisés à faire des « prélèvements » sur les espèces en fonction de l’état de leurs populations. Les quotas sont déterminés par le Comité d’Experts sur la Gestion Adaptative, dont la moitié des membres sont proches des fédérations de chasse.

L’argument central de la régulation est pourtant une sinistre plaisanterie explique Pierre Rigaux : « À moins de remédier à des problèmes écologiques particuliers que nous avons engendrés, il n’est en rien nécessaire de réguler la faune sauvage, elle s’en charge très bien toute seule dans les zones sans chasse. Et d’autant moins que un animal sur 4 tué à la chasse en France n’est pas sauvage mais provient d’un élevage. »

Une écocontribution est mise en place (5 euros/chasseur/an) renforçant le statut responsable de la chasse... qui est par ailleurs subventionnée par les collectivités publiques. Par ailleurs, la chasse est source de revenus pour les propriétaires des lieux de chasse qui les louent aux pratiquants. Il s’agit de propriétaires privés mais aussi des communes et collectivités territoriales, de l’Etat et ses forêts domaniales via l’Office National des Forêts.

La chasse, profondément ancrée à tous niveaux

« Les dirigeants de la chasse investissent beaucoup dans le lobbying, qui est très puissant, et leur stratégie de verdissement est plutôt efficace. Ils multiplient aussi les partenariats pour ancrer la chasse socialement et politiquement. Par exemple avec RTE qui gère le réseau de transport d’électricité, les chasseurs vont s’engager à entretenir les terrains sous les lignes à haute tension. Avec l’Education Nationale, les fédérations interviennent dans les écoles pour des ’opérations de sensibilisation à la nature’ sans mettre la chasse en avant, ni les armes bien entendu, mais toujours dans la perspective d’une faune qui doit être ’régulée’  ».

« Aucune institution n’est en mesure de représenter une réelle opposition au lobby de la chasse » estime Pierre Rigaux. L’intrication entre la chasse et les institutions environnementales se tisse à tous les niveaux et en profondeur. A commencer par le fait que le ministère de tutelle de la chasse est celui de la transition écologique. « Même sur un dossier aussi évident que le classement en espèce protégée du putois d’Europe, pour lequel il y a un parfait consensus scientifique et qui n’intéresse pas les chasseurs (mais par principe, ils y tiennent), je n’ai jamais pu obtenir ne serait-ce qu’un rendez-vous avec les ministres de l’écologie successifs depuis 4 ans. Il y a partout des blocages, des auto-censures, des doubles-jeux. » Pierre Rigaux propose l’exemple du lapin de garenne qu’il connait bien. Classé comme nuisible (en fait, depuis 2016, on dit « susceptible d’occasionner des dégâts »), il est chassable et piégeable. Aussi classé comme menacé, l’Office français de la biodiversité préconise diverses mesures pour la « reconstitution de populations. »

L’emprise de la chasse s’étend jusqu’au langage, celui des administrations en tout cas, copié sur celui de la communication cynégétique. Gestion adaptative, régulation, prélèvement etc., autant de termes qui fabriquent une conception euphémisée et faussée de la chasse. « Certains écolos les reprennent parfois, il faut être attentif. »

En face, des oppositions faibles

« La force des chasseurs provient aussi de l’obligation légale pour eux d’adhérer à la FNC [Fédération nationale de la chasse], ce qui les constituent en un bloc, en dépit de leurs multiples querelles, avec une organisation très pyramidale et forte. En face, les associations anti-chasses, animalistes ou écologistes, sont très fragmentées selon leurs objectifs et leurs sensibilités, ne regroupent que peu de personnes, font peu ou pas de lobbying. Quant aux grandes ONG naturalistes ou environnementalistes comme la Ligue pour la Protection des Oiseaux ou France Nature Environnement, elles conduisent une action remarquable mais sont piégées par leurs besoins de toucher des subventions ou simplement d’être écoutées par les pouvoirs publics sur d’autres sujets, et donc de ne pas apparaître comme trop anti-chasse auprès de pouvoirs publics étroitement liés aux chasseurs. Elles sont donc souvent tièdes sur ces questions, peinent à se faire entendre et se bornent le plus souvent à lutter contre certaines chasses d’espèces menacées. »

Des espoirs, par le biais de la cause animale

Cependant, Pierre Rigaux perçoit une voie de changement possible. « Je pense que les choses ne vont pas bouger par le biais des enjeux écologiques globaux et de biodiversité, qui sont mal connus et mal compris. Cela va bouger par le biais de la question animale, et en commençant par les pratiques les plus inacceptables, qui ne font même pas l’unanimité dans le milieu cynégétique : la chasse à courre, le déterrage ou la chasse en enclos par exemple. »

« Je crois que les gens sont prêts, surtout à la campagne où ils souffrent davantage des nuisances de la chasse, à des mobilisations de terrain. Comme celles de AVA [Abolissons la Vénerie Aujourd’hui] qui part tous les dimanches pour rapporter des images sur la réalité de ces chasses. Le fait que 62 parlementaires aient signé une tribune contre les ’chasses traditionnelles’ (et même si ensuite 100 ont contre-attaqué, mais cela était prévisible) est une première et un très bon signe (1) . »
(1) Tribune du 8 juin 2020, de Loïc Dombreval, président du groupe d’étude « Condition animale » à l’Assemblée Nationale. Elle réclamait l’abandon des chasses dites traditionnelles, parmi lesquelles figurent la chasse à la glu (oiseaux piégés avec de la colle) ou le déterrage des blaireaux et renards (extirpés de leur terrier avec une pince). La tribune en réaction, le 20 juin, émanait de Eddie Puyjalon, président de Le Mouvement Ruralité (ex Chasse Pêche Nature et Traditions).

Actions ciblée, pensée globale

« Il faut agir là où l’on peut, en prenant en compte l’acceptabilité sociale des actions, sinon c’est contre-productif. Je continue à réaliser et diffuser des vidéos de chasse. Je vais essayer de relancer la campagne que j’avais lancée en 2018 pour inciter Décathlon à cesser de vendre des articles de chasse. Je ne me fais guère d’illusion à très court terme mais l’enjeu ici est surtout d’introduire dans le débat public la question : tuer des animaux est-il un loisir comme un autre ? »

« Par ailleurs, je pense qu’il faut revoir complètement notre rapport au territoire. Avec l’urbanisation, l’agriculture intensive accapare des surfaces considérables et constitue le principal facteur de l’effondrement de la biodiversité. Or ces surfaces agricoles en monoculture servent majoritairement à nourrir nos animaux d’élevage, dont nous n’avons nul besoin. Revoir notre lien au vivant permettrait de libérer des territoires pour les rendre à la nature sauvage, dans lesquels les animaux auraient des habitats suffisants. Cela permettrait de pratiquer des agricultures diversifiées, pour nourrir les humains plutôt que le bétail, plus écolos, sur de plus petites surfaces, créatrices de davantage d’emplois. Tout le monde aurait beaucoup à y gagner. »

La chasse au sanglier : une escroquerie nationale

Le nombre des sangliers a explosé, passant d’à peine quelques dizaines de milliers dans les années 1960 à plus d’un million dans les années 2000.

Responsables, la culture intensive de maïs et la chasse

Ce phénomène s’explique en partie par un contexte forestier favorable mais aussi par la combinaison de l’agriculture intensive, particulièrement de maïs dont les sangliers raffolent, et de l’action des chasseurs qui en ont lâchés à partir d’élevages et les nourrissent dans la nature. Enfin et surtout, les agriculteurs ont pu accepter les dégâts grâce à l’indemnisation automatique par les chasseurs eux-mêmes. Or si les chasseurs ont accepté jusqu’à présent de payer, c’est que la prolifération des sangliers leur offre l’alibi inusable du prétendu rôle de « régulateur » de la faune sauvage. Elle permet aussi de chasser partout, y compris dans les parcs et réserves en théorie protégées, et presque toute l’année. Dans un contexte de raréfaction du petit « gibier » (dans les plaines agricoles, il y a désormais surtout des faisans et perdrix d’élevage), « le sanglier a sauvé la chasse », reconnaissent certains responsables cynégétiques.

Dégâts dans le maïs ou dégâts du maïs ?

Depuis les années 2000, les dommages agricoles imputés aux sangliers représentent chaque année 20 à 30 millions d’euros en France. Ils sont concentrés sur les champs de maïs, suivis par les autres céréales et les prairies. Le quart de tous ces dégâts est concentré dans 1% des communes (d’après un bilan de Guibert, 2008). N’y aurait-il pas une réflexion agricole à mener sur le caractère très ciblé de ces dommages ? Et une réflexion plus globale sur les dégâts écologiques directs et indirects de la culture intensive du maïs elle-même. Elle sert aux trois quarts à nourrir des animaux d’exploitation : vaches, volailles et... porcs ! Il semble pourtant de plus en plus évident qu’un double changement de nos modes d’alimentation et d’agriculture s’impose.

Sortir d’une « gestion » par le fusil qui échoue

En attendant, la chasse échoue à résoudre le problème, qui va s’aggravant. Or toutes les réflexions tournent autour des moyens de les chasser encore davantage. Au-delà des clôtures électrifiées utilisées dans certains départements et plutôt efficaces, les rares alternatives, la stérilisation par exemple, ne sont jamais envisagées. Le retour des prédateurs naturels, les loups, (qui pourrait contribuer à résoudre, en partie, le problème) ne fait pas l’unanimité.
N’est-il pas temps de changer de paradigme ? Ne devrait-on pas refonder notre relation au vivant sur la base d’un meilleur respect des animaux, qu’ils soient sauvages ou domestiques ?
Version abrégée d’un texte de Pierre Rigaux, disponible in extenso sur son site : pierrerigaux.fr


Pierre Rigaux est à la fois un expert naturaliste, un homme de terrain vivant à la campagne, un militant anti-chasse mais bien au-delà, de la cause animale et de l’écologie. Auteur de rapports scientifiques, dont l’un sur le putois d’Europe, mais aussi d’ouvrages grand public.
• Etonnants lapins. La fabuleuse histoire des grandes oreilles, éd. Delachaux & Niestlé, 2020
• Pas de fusils dans la nature. Les réponses aux chasseurs, éd. HumenSciences, 2019
Régulièrement menacé depuis des années, il a saisi le Procureur de la République après avoir trouvé le cadavre d’un renard sur sa voiture le 3 juin 2020. On peut soutenir son action indépendante notamment en achetant ses livres.

Pour s’engager, outre le soutien à Pierre Rigaux : le Rassemblement pour une France sans chasse (RACRAC Rezo 1901, 100 route de Vienne, 69372 Lyon cédex 08), l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPASBP 505, 26401 Crest cédex), la fondation 30 millions d’amis, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), le collectif Abolissons la vénerie aujourd’hui (AVA), et d’autres encore.

(1) Ministère de la transition écologique, 2019 et Ligue pour la Protection des Oiseaux. Classement des espèces menacées par l’Union internationale pour la conservation de la nature
(2) Chiffres-clés de la biodiversité, 2018, Commissariat général au développement durable
(3) Agence européenne des produits chimiques, 2018
(4) 30 millions selon l’Office National pour la Chasse et la Faune Sauvage pour la saison 1998-99 ; 45 millions selon les associations écologistes et animalistes.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer

Disponibilité