Article Agriculture

La cellule Demeter : l’opposition à l’agriculture intensive devient un délit

Danièle Garet

Quand la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs (soient deux syndicats professionnels champions de l’agriculture intensive) signent un partenariat avec le ministère de l’Intérieur pour faire taire les mouvements écolos, animalistes et citoyens, cela donne la cellule Demeter. Une structure de mise au pas politique à dissoudre au plus vite.

Fin 2019, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner crée, au sein de la gendarmerie nationale, une cellule de renseignement dédiée au « suivi des atteintes au monde agricole ». Baptisée Demeter (1), elle résulte d’une convention de partenariat entre le ministère et deux syndicats adeptes du modèle agricole le plus productiviste, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs. Avec des moyens déjà en place au sein de la gendarmerie, elle se destine en premier lieu à l’échange d’informations.
Les associations de défense de l’environnement et des animaux organisent aussitôt l’opposition. Douze d’entre elles notamment (2), avec la Confédération Paysanne, réclament sa dissolution au nouveau ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin (3).

Un partenariat public-privé en matière d’ordre public

Le partenariat entre les forces de l’ordre public et deux syndicats (à l’exclusion des autres) représentant des intérêts catégoriels et privés a de quoi estomaquer. Selon Stéphane Foucart, journaliste, « même dans l’Amérique de Donald Trump, une telle privatisation des forces de l’ordre paraîtrait surréaliste. »(4) Les associations Pollinis et Générations Futures déposent un recours devant le tribunal administratif de Paris en dénonçant la rupture d’égalité entre les syndicats agricoles ainsi que la délégation de missions de police administrative à des organismes privés.

Atteinte aux libertés fondamentales et intimidations

L’autre point stupéfiant réside dans le domaine d’intervention de la cellule. Il s’étend aux « actions de nature idéologique », dont « de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole » ! Adieu aux libertés fondamentales de penser et de s’exprimer. Les associations mobilisées dénoncent une entreprise d’intimidation et ses premiers effets inquiétants : « on citera à titre d’exemples un entretien d’une heure de la gendarmerie avec le Président de l’association Alertes Pesticides Haute Gironde concernant l’organisation des »États généraux des riverains« autour de la question des pesticides en décembre 2019 ; la présence de la gendarmerie lors d’une réunion de préparation d’actions en vue de la »Semaine pour les alternatives aux pesticides« dans le Tarn en février 2020 ainsi que la convocation à la gendarmerie d’un juriste, porte parole de l’association Sources et rivières du Limousin pour une interview où ce dernier s’opposait à la construction de serres industrielles à tomates hors-sol en juin 2020... »

La fable de l’agribashing

L’instauration de la cellule Demeter accrédite la notion d’agribashing, un terme lancé par une FNSEA exaspérée de voir la population refuser de plus en plus le modèle de l’agro-industrie. Plutôt que de répondre à des attentes sociales légitimes et de s’engager à fond dans la transition vers les alternatives, la FNSEA s’arque-boute et agite l’épouvantail d’une insécurité au sein du monde agricole. Or le ministère lui-même se révèle incapable de fournir le moindre chiffre probant. Les 14 498 faits relevés en 2019 sont constitués à 64,5 % par des vols (de matériels, carburants, cambriolages etc.). Pour le reste, la FNSEA ne peut signaler que 41 intrusions dans des élevages par des groupes animalistes. Soit « un échantillon de 0,28 % monté en épingle » selon les termes de l’association L214.

La cause animale en première ligne

Christophe Castaner n’a pas caché son souhait que « l’antispécisme soit un des axes prioritaires du renseignement ». Le 21 janvier 2020, ce sont 130 chercheurs et chercheuses qui réclament la dissolution de la cellule Demeter. Leur lettre ouverte avertit que « La pénalisation des lanceurs d’alerte [sur la condition animale dans les élevages intensifs] nous priverait d’une source d’information essentielle et conduirait, à terme, à priver nos concitoyens du débat qu’ils souhaitent sur la condition animale. » Avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme, l’association L 214 attaque aussi la cellule Demeter en justice fin juillet 2020.

L’autre fable, la chasse alliée de l’agriculture

La défense de la cause animale étant d’emblée suspecte pour le gouvernement, la chasse est intégrée dans le périmètre d’intervention de la cellule : « Les actions menées par certains groupes antispécistes vis-à-vis du monde de la chasse, intimement lié au monde agricole (impact de la régulation cynégétique sur la protection des cultures, identité rurale, etc.) peuvent être intégrées à la cellule DEMETER en fonction des circonstances. » Cet extrait du dossier de presse du ministère de l’Intérieur reprend la fable, après celle de l’agribashing, d’une chasse alliée de l’agriculture (parce qu’elle aiderait à « réguler » la faune dite sauvage, sangliers en particulier) et qui incarnerait la ruralité. Une vision des choses qui reprend la communication des dirigeants du monde cynégétique, en contradiction avec les réalités de terrain (5).

Une approche dangereuse

En dépit de ses déclarations écolos, le gouvernement reste ancré dans le « monde d’avant » et poursuit sa politique agricole productiviste. Avec la cellule Demeter, il entre dans un jeu dangereux, exacerbant les tensions là où elles existent, prenant le risque de susciter des problèmes là où il n’y en a pas. Il rend par ailleurs un mauvais service aux agriculteurs et agricultrices embarquées dans le modèle dominant : conforter un discours de victimisation ne les aide pas à préparer leur réorientation dans le cadre d’une agriculture à repenser de fond en comble. Les demandes de dissolution de Demeter se multiplient : il est important de s’y associer.


Et le greenbashing ?
Demeter veillerait donc désormais sur les exploitations agricoles. Mais qui veille sur les militant·es écolos et animalistes, sur les journalistes qui reçoivent leur lot de menaces et agressions ? Défendre les loups ou les ours, filmer une partie de chasse, enquêter sur les algues vertes, prendre des arrêtés d’interdiction d’épandage de pesticide à proximité des habitations, ou simplement pratiquer une agriculture différente de celle des grands semenciers : autant d’activités légales qui exposeraient de plus en plus à des actes d’intimidation et des violences (6).

Danièle Garet

Nous avions déjà signalé la dangerosité de la cellule Demeter dans une « brève » de notre numéro 488 d’avril 2020 : « Dénoncer l’agro-industrie : un délit ? »
(1) Demeter, la marque de l’agriculture biodynamique dénonce une confusion volontairement orchestrée. Après plusieurs tentatives d’entente amiable restées en réponse, elle porte plainte pour usage illégitime de son nom.
(2) dont Greenpeace, les Amis de le Terre, Générations Futures, la LPO, Pollinis, Attac
(3) dans une lettre ouverte du 17 juillet 2020
(4) Stéphane Foucart, « Informer sur l’environnement et sa préservation devient de plus en plus périlleux », Le Monde, 6 juin 2020
(5) A ce sujet, lire par exemple l’ouvrage de Pierre Rigaux, Pas de fusils dans la nature. Les réponses aux chasseurs, éd. HumenSciences, 2019
(6) Angela Bolis, « Injures, menaces, saccages de locaux : des associations écologistes dénoncent un climat d’intimidation », Le Monde, 3 août 2020
Stéphane Foucart, « Greenbashing » et « agribashing » : pourquoi une telle asymétrie de traitement ?", Le Monde, 18 janvier 2020

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