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Les prisonnières prennent la parole

Manon Deniau

Ne représentant que 3,5 % de la population carcérale, selon l’Observatoire international des prisons, les prisonnières sont invisibilisées et oubliées. Mais quelques-unes s’expriment grâce à la revue trimestrielle Citad’elles, qu’elles réalisent au sein du seul centre pénitentiaire du pays pour femmes, à Rennes, en Ille-et-Vilaine.

Silence porte un regard très critique sur le système pénitentiaire, symptomatique des mécanismes de violence et de domination à l’œuvre dans nos sociétés inégalitaires. L’emprisonnement, qui touche avant tout les personnes de milieux défavorisés (1), en constitue l’un des aspects les plus douloureux. D’où l’intérêt pour une expérience comme celle proposée à Rennes, en Ille-et-Vilaine, qui permet à des prisonnières de prendre la parole, bien que soumise au règlement de la prison.

600 exemplaires imprimés

La pièce a des airs de salle de classe avec son tableau blanc accroché au mur, ses néons au plafond et ses tables disposées en rectangle autour desquelles une quinzaine de femmes est installée. Outre moi-même, quatre professionnel·les de l’extérieur sont aussi présentes. Cet après-midi de janvier 2019, à la prison des femmes de Rennes, se tient la conférence de rédaction de Citad’elles.
L’initiative débutée en septembre 2012 par les Etablissements Bollec, à Rennes, «  un collectif de dessinateurs, d’auteurs et de graphistes », n’était censée durer qu’un an. Or, depuis 2020, la sortie du numéro 22 était prévue pour le pritemps et en 600 exemplaires : 400 distribués au sein de la prison et 200 à la Ligue de l’enseignement, le partenaire principal du projet (2). Sans compter les milliers de vues, pour chaque numéro, sur le site internet où la consultation est gratuite.

Conférence de rédaction

De 14 heures à 17 heures, le groupe propose en vrac ses idées sur le tableau, qui se remplit rapidement. Chacune a préparé ce dont elle voudrait parler. Marine a listé sur une feuille ses sujets : la place des femmes dans l’affaire Dreyfus ou encore l’histoire du bouddhisme. "Et de quoi veux-tu parler exactement ? Quel est ton angle ?", lui demande la journaliste Audrey Guiller. Celle qui anime toutes les semaines le projet avec sa consœur Colette David, également présente, en profite pour rappeler les fondamentaux d’un article journalistique : "L’angle, c’est très important. On dit à nos lecteurs « Voilà l’histoire qu’on veut raconter.  »
Certains sujets font particulièrement parler, dont celui sur la sortie de prison. "Faut s’y préparer !", commente l’une d’entre elles qui en est à son deuxième séjour de détention à Rennes.

Femmes incarcérées, femmes oubliées

Les raisons du succès de Citad’elles ? 54 pages d’articles passionnants, tantôt drôles et légers, tantôt sérieux, sur des sujets originaux et inattendus, en dehors de l’actualité médiatique, qui racontent aussi des bribes de vies des prisonnières. A partir de situations personnelles, les rédactrices abordent des sujets pratiques qui peuvent intéresser les détenues tout autant que le grand public. Car peu de choses de leur quotidien sont connues à l’extérieur des barreaux. Pourtant, elles vivent des problèmes connus par de nombreuses femmes tels ceux de la précarité menstruelle. "[Les femmes] qui ne travaillent pas ou n’ont pas de subsides suffisants, se débrouillent comme elles peuvent. Des solutions qui sont inadaptées et peuvent être dangereuses, comme utiliser des bouteilles plastiques à la place des coupes menstruelles. Des pratiques peu hygiéniques et qui attentent à la dignité", écrit Capucine dans le numéro paru cet hiver.
Cécile pousse un coup de gueule dans un billet d’humeur à cause de ce manque de considération : "J’étais à Versailles, en 2015. C’est une petite détention. Les achats de cantine étaient centralisés. Les bons de cantine hygiène étaient les mêmes pour nous que pour les mecs de Bois-d’Arcy : déodorant musc, gel douche ambré et rasoir hommes. Cela semble un détail. Mais quelle est donc notre place dans le monde carcéral ? (…) Je m’interroge sur la réflexion que le ministère de la Justice peut avoir sur l’incarcération féminine. Y -a-t-il une réflexion ? Car je ne vois que peu d’aménagement pour que cette situation change."

Parole autorisée mais limitée

Lors de la conférence de rédaction de ce début janvier, Jessy, une détenue nouvellement arrivée, interroge : "Vous êtes libres de faire ce que vous souhaitez ou vous êtes sous la direction ?" "En huit ans, on a été censurées une fois, lui répond Delphine Marie Louis, la dynamique graphiste qui met en page la revue. Et l’article est paru dans le numéro suivant après avoir été reformulé. On peut écrire tout ce que l’on veut, il ne faut juste pas faire de prosélytisme religieux ni de critique de l’institution pénitentiaire. On n’est pas là pour faire un brûlot." La première personne qui relit le journal est en effet le directeur de l’institution.

Éducation aux médias et confiance en soi

Les idées fusent encore alors que la réunion touche à sa fin. Delphine Marie Louis a tout tapé sur son ordinateur et enverra le compte-rendu à Audrey la journaliste, qui se chargera ensuite d’apporter la documentation à chacune des rédactrices et de voir qui elles pourraient interroger. L’écriture commencera dès la semaine prochaine : il faudra trouver des questions, les envoyer par mail, appeler les interlocuteurs ou les faire venir… Ainsi que créer les images, lors d’un atelier qui commencera dix jours après la conférence de rédaction.
En plus de faire de l’éducation aux médias, Citad’elles permet aux détenues de retrouver confiance en elles. "En prison, on a souvent l’impression qu’on ne sert à rien, on le pense mais l’équipe nous dit « Tu ne sais pas écrire ? Tu ne sais pas dessiner ? Mais si, tu vas y arriver ! » Ils nous encouragent et il n’y a que dans cet atelier que c’est comme ça", résume Vaiata qui en fait partie depuis six ans.
La porte se referme. Les salarié·es des Etablissements Bollec descendent les deux étages du bâtiment de la médiathèque avec les prisonnières. Ces dernières regagnent leurs cellules par la coursive. L’équipe les salue de la main en traversant la cour sous un froid soleil d’hiver. Le numéro 22 de Citad’elles a commencé à prendre vie en ce vendredi après-midi.

Manon Deniau

(1) Source : Observatoire international des prisons – Section française, 7 bis rue Riquet, 75019 Paris - Tél. 01 44 52 87 90
(2) Ce numéro du magazine Citad’elles est finalement sorti en mai 2020, sa parution ayant été reculée suite à l’épidémie de COVID-19.

Pour s’abonner, lire en ligne, en savoir plus : Citadelles.org
Les établissements Bollec – 9-11 rue de Dinan, 35000 Rennes - 06 85 83 78 12

Les Etablissements Bollec. Association rennaise créée en 2005. Elle met à la disposition des écoles, entreprises, hôpitaux, prisons etc. des compétences dans les domaines de la bande dessinée, du dessin et du graphisme. Ses principes sont ceux de l’éducation populaire, du partage, de l’interdisciplinarité. Elle fonctionne uniquement grâce à des fondations privées : Fondation La Poste, Fondation M6, Agir sa vie... Or ces aides vont prendre fin prochainement. "On fait donc un appel aux dons et des formules d’abonnement de soutien", explique Alain Faure, co-fondateur.

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