Article Numérique

Refuser l’intrusivité numérique

Les Décâblés

La période de confinement de ce printemps a été l’occasion d’un envahissement accru des pratiques numériques dans tous les espaces de vie. Le collectif lyonnais Les Décâblés, qui porte une critique du numérique et de son monde, apporte un point de vue sur le sujet.

Depuis mi-mars 2020, le confinement a été utilisé comme prétexte et comme opportunité par les entreprises et l’État, afin d’imposer le télétravail à grande échelle, mais aussi pour généraliser la pratique des téléconsultations par les médecins, ou encore pour habituer les parents, élèves et enseignant·es à l’enseignement numérique… Et donc, par voie de conséquence, inciter les familles à s’équiper davantage en ordinateurs reliés à internet.
Nous pensons qu’il est important de résister, seul·es et collectivement, face aux injonctions à s’équiper et à utiliser le numérique.

L’accélération

Toute information passe désormais par l’informatique. De ce fait, pour beaucoup d’entre nous, le cumul des obligations administratives ou professionnelles donne un caractère inévitable à notre équipement en outils numériques. Les dispositifs numériques deviennent omniprésents dans nos quotidiens sans que nous l’ayons choisi, sans que cela n’émane d’un quelconque souhait de la population. Au contraire, lorsqu’on leur demande, beaucoup de gens estiment passer trop de temps devant les écrans au lieu de communiquer réellement avec les autres.
Cela est particulièrement destructeur au niveau des services publics. Depuis mi-mars 2020, pendant la durée du confinement, le numérique est hélas devenu incontournable pour qui veut accéder à certaines administrations (impôts, CAF, Pôle emploi…). En tant que citoyen·nes, nous devons être très vigilant·es sur la reprise de tous ces services lors des prochains mois. Nous sommes trop habitué·es à ce que des mesures dérogatoires deviennent la norme, souvent sous prétexte de déficits budgétaires et de manque de moyens. C’est une stratégie désormais bien connue du capitalisme, et de la société technicienne qui le sert, de faire passer ses mesures les plus préjudiciables à la population lors de moments de crise, c’est-à-dire précisément lorsque personne ne songerait à protester (afin de ne pas ralentir l’effort vers la sortie de crise).

Le travail du futur : en isolement ?

Prenons le cas du télétravail, généralisé dans les entreprises. Il a été très rapidement mis en place et imposé aux employé·es, sans concertation ni débat, à un moment où la peur de la contamination était à son maximum et donc où personne n’aurait trouvé décent d’y résister. Soudain généreuses, beaucoup d’entreprises ont tout bonnement prêté des milliers de PC aux salarié·es, dès mi-mars, pour que chacun·e puisse travailler depuis chez soi.
À vrai dire, la situation et surtout la réaction tardive et empressée de l’État ont rendu toute concertation caduque. Les travailleu·ses n’ont même pas eu le temps de se poser la question : ils et elles ont été sommé·es d’obtempérer.
Le problème n’est pas seulement celui d’un choix imposé, et qui risque de devenir, par glissement et banalisation, un véritable modèle de société. C’est aussi, et surtout, la perte de sens et de liberté qu’induit ce nouveau modèle.
En premier lieu, en imposant aux travailleu·ses de « continuer » leur activité chez elles et eux derrière leur écran, sous une forme parfois très différente, le télétravail introduit une certaine déshumanisation. Par exemple, les salarié·es se retrouvent isolé·es, coupé·es de leurs équipes habituelles.

Une société de surveillance

Paradoxalement, dans cet isolement, les travailleu·ses perdent leur autonomie car le travail numérique permet à leurs supérieur·es de tout vérifier, passer en revue, contrôler. Tout sauf neutre, le télétravail entraîne une forme de surveillance dans son mode de fonctionnement même.
Cette dimension de surveillance est contenue dans l’outil numérique par sa nature même, qu’il soit lié au travail, à l’éducation ou à la santé (les applications de type StopCovid, officiellement « pas prêtes » mais non abandonnées au moment où nous écrivons). Pourtant, dans une mauvaise foi chaque jour plus aveugle, les autorités font mine d’ignorer cet aspect de surveillance et de réduction des libertés, toujours sous couvert d’« anonymisation » des données, alibi sans cesse remis sur le tapis et auquel personne n’a jamais cru (1). Sans s’interroger sur le sens et la « plus-value » que le capitalisme va retirer de cette perte de vie privée (2). C’est sur cette résignation de chacun·e que les lobbys du numérique et start-ups prospèrent, elles et eux qui font leur beurre sur la crise actuelle, et qui œuvrent tranquillement à modifier les usages au sein de la société, tout en installant des antennes 5G partout sur le territoire (3).

Gardons les pieds sur terre

Pour nous Décâblés, ce recours au numérique comme palliatif à la vie en société ne doit pas faire oublier que celui-ci ne saura jamais remplacer un contact social réel.
Gardons les pieds sur terre : quelle que soit l’image que nous renvoie notre société, ne perdons pas de vue que la vie aseptisée, par écrans interposés, et à distance des autres humains, n’est pas la vie bonne que toute personne libre a le droit de rechercher.
Et cela, aucune pandémie, aucune paranoïa, aucune peur justifiée ou non ne pourra le changer, bien que nous ayons tendance à l’oublier un peu vite, grisé·es par la rapidité du mode de vie « connecté ».
Nous avons accepté des mesures de confinement et renoncé temporairement à nos libertés. Soyons prêt·es à exercer notre vigilance et à dire « non », à l’issue de cette période.
Les Décâblés, mai 2020.

(1) Chacun·e préférant hausser les épaules et affirmer « de toutes façons, je n’ai rien à cacher ».
(2) Silence : voir notamment le livre Capitalisme de plateforme, de Nils Srnicek (éd. Lux, 2018), qui montre bien comment certaines plateformes numériques s’enrichissent principalement de la collecte de données des usag·ères.
(3) Dans le même temps, et dans cette même logique de disparition progressive de la vie privée, le travail s’introduit à la maison et colonise l’espace intime, dans une société où le temps hors du lieu de travail est celui du temps libre pour de nombreu·ses salarié·es. Les journées de travail se font éparses, mais s’allongent au final, par exemple de 7h à 20h pour les employé·es de la plateforme de télétravail de Pôle emploi.

Lire aussi le texte « Ne laissons pas s’installer le monde sans contact » (https://www.terrestres.org/2020/04/27/ne-laissons-pas-sinstaller-le-monde-sans-contact/. Pour le recevoir en version papier : Éditions La Lenteur, 13 rue du Repos, 75020 Paris. Contribution libre, en chèque à l’ordre des éditions ou tout simplement en timbres postaux.) Ainsi que le texte « Stratégie de la peur » (https://www.botanique-jardins-paysages.com/strategie-de-la-peur/ ).

Les Décâblés, Maison des étudiants, 25 rue Jaboulay, 69007 Lyon, lesdecables@riseup.net.

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