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S’organiser d’en-bas pour défendre les communautés indigènes

Elodie Louvel, Viktor Petrausch

Le Comité de Défense des Droits Indigènes (Codedi) lutte pour les droits des communautés zapotèques de l’État de Oaxaca, au Mexique. Ayant partagé leur quotidien pendant plusieurs semaines, nous souhaitons donner à voir la façon dont ses membres se battent pour leur autonomie.

Comme Zapata nous voulons rendre la terre à celles et ceux qui la travaillent, scande Eric, 13 ans.
- Vous êtes d’accord vous autres au fond ? harangue le professeur. Alors le gouvernement vous retire vos titres de propriété
 !”
Mexique, État de Oaxaca, Sierra Sur. Dans un bâtiment en bois, au milieu de la forêt, nous assistons à l’atelier de théâtre communautaire auquel participent les enfants du centre de formation autogéré du Codedi(1).
Les territoires occupés par les communautés indigènes(2) sont souvent la cible de projets d’extraction privés ou publics. Le territoire sur lequel est implanté le Codedi n’échappe pas à cette logique. L’organisation coordonne la mobilisation des communautés directement menacées par ces projets. Elle rassemble environ 1300 familles venant d’une quarantaine de villages zapotèques parmi les plus pauvres du pays. Son périmètre d’action s’étend sur la Sierra Sur, l’Isthme de Tehuantepec, les Vallées centrales et la côte de Oaxaca, soit un territoire de plus de 55 000 km², situé au sud ouest du pays. "Nous sommes un problème pour l’État, c’est pourquoi nous nous organisons", explique Abraham Ramirez Vasquez, fondateur du Codedi.
C’est ainsi que le Codedi se positionne depuis sa création contre les tentatives d’infiltration des élections locales par des personnes extérieures aux communautés, dans le but de contrôler ce territoire stratégique. Depuis des années, ses membres dénoncent le captage des eaux du fleuve Copalita, alimentant des villages indigènes, par des barrages hydro-électriques ainsi que le proche complexe hôtelier de Bahias de Huatulco. En 2016, le Codedi s’opposa à un groupe de braconniers venus piller le bois précieux des forêts de la Sierra Sur. Mais il serait trop long d’énumérer tous leurs combats.

Un centre de formation autonome

En 2013, des membres du Codedi occupent la Finca Alemania, ancienne exploitation caféière de 600 hectares située dans les hauteurs du municipio Santa María Huatulco. C’est le départ d’un projet très ambitieux, celui de créer un centre de formation autonome à destination des enfants des communautés membres de l’organisation. Ce centre ouvre en 2015 et forme actuellement une cinquantaine d’élèves, répartis en 4 niveaux : préscolaire, primaire, secondaire et bacheliers. "Le système éducatif traditionnel est fait pour servir les grandes entreprises" commente Abraham Ramirez Vasquez. "On prépare les jeunes à être de la main d’oeuvre bon marché pour les entreprises. Nous autres pensons qu’ils doivent être préparés à entretenir et travailler leurs terres, ils doivent apprendre à conserver les ressources naturelles dont nous disposons et à défendre leur culture et leurs traditions… Nous autres, les peuples indigènes, vivons en communion avec la nature. Pour nous, il est très important d’en prendre soin et de ne pas seulement la voir d’un point de vue économique".
Dans cette région, les perspectives pour celles et ceux qui rêvent de s’extraire de la pauvreté sont restreintes : s’engager dans l’armée, s’adonner au narcotrafic ou émigrer aux États-Unis. Par son projet, le Codedi entend encourager les jeunes à "retourner dans leurs communautés pour les renforcer".

Sur le chemin de l’autonomie

L’enseignement se base sur l’expérimentation et le développement de l’esprit critique. Ici, les élèves apprennent des savoirs et des techniques utiles à la vie dans la communauté, dans un esprit d’entraide.
Zeus, 34 ans, est enseignant à la Finca Alemania. Depuis un an, il s’est mis en disponibilité auprès du ministère de l’Éducation mexicain, quittant la ville de Oaxaca où il enseignait. Il nous invite à le rencontrer dans sa salle de classe, ouverte sur une nature foisonnante, en présence ses dix élèves âgé·es de 11 à 14 ans. Dans une ambiance détendue, le groupe répond à nos questions. "En ce moment nous travaillons sur la Constitution" explique Zeus avec enthousiasme. "Ce qui m’intéresse, c’est que, si jamais demain par exemple nous nous rendons à un évènement et que nous sommes arrêtés par la police, les jeunes sachent que selon tel article de la Constitution, ils ont le droit à la manifestation". Quand nous interrogeons les élèves sur ce qu’ils et elles aiment à la Finca Alemania, Alba, 13 ans, nous répond : “Ici c’est super, il y a un métier pour chacun. Les enfants qui n’ont pas la possibilité de se former, ici ils peuvent le faire.”
Ces métiers, les élèves les apprennent dans les ateliers de la Finca : élevage, agronomie, boulangerie, couture et confection, médecine traditionnelle, mécanique, sérigraphie... sans oublier la musique, la danse et le théâtre, l’art étant considéré comme un important vecteur de transformation sociale.

Une tradition indigène de l’autonomie et de l’organisation collective

Le Codedi est aussi un formidable laboratoire d’autonomie. La Finca Alermania en est le cœur. Y vivent les enfants scolarisé·es et un nombre variable d’adultes, parmi lesquels les professeur·es et quelques travailleu·ses parfois accompagné·es de leur famille. Mais la plupart des membres de l’organisation résident dans leurs villages. Certains sont situés à plusieurs heures de route de la Finca. Les personnes en âge de travailler se rendent environ une fois par an à la Finca pour effectuer les tequios, des travaux collectifs non rémunérés qui profitent à la communauté : travaux des champs, cuisine, construction… Ici chacun·e est utile au bien vivre des autres.
Les décisions sont prises en assemblée, dans des comités : celui des jeunes, des professeur·es, des travailleu·ses et le comité général qui réunit un·e représentant·e de chaque groupe adhérant à l’organisation.
Pour les communautés membres du Codedi, ce fonctionnement n’est pas nouveau. Les tequios et les assemblées s’inscrivent dans la tradition zapotèque(3) et font donc partie de leur quotidien. De manière générale, au Mexique, l’État est absent de nombreuses zones rurales occupées par des indigènes, où l’on constate un manque criant d’infrastructures et de services publics. Ces communautés ont donc continué, à la fois par opportunité et par nécessité, à fonctionner dans une autonomie plus ou moins grande.
Le Codedi vise également l’autosuffisance. Le but est d’échapper aux modes de production capitalistes qui détruisent les équilibres économiques préexistants, à travers la spécialisation de l’agriculture, la dépendance aux marchés, la privatisation des terres collectives, etc. Concrètement, pour le Codedi, cela signifie : la propriété collective des terres cultivées (le Codedi a racheté en 2018 l’intégralité du territoire de la Finca), produire sur ses terres les denrées nécessaires à la vie de ses membres (maïs, haricots, fruits, viande, matériaux de construction…) et dégager quelques excédents pour financer le reste (mobilisations, matériaux, main d’oeuvre…). Les membres de l’organisation produisent actuellement du maïs et des haricots, base de l’alimentation des campagnes mexicaines, pour six mois de consommation. “Ici, tu sais que ton travail bénéficie à tout le monde, il n’y a pas un patron qui commande”, résume Ignacio, en charge de l’élevage du bétail.

Une lutte à haut risque

Mais la poursuite de l’autonomie et la résistance du Codedi face aux projets d’exploitation de son territoire dérange. L’organisation est régulièrement la cible d’attaques : 5 de ses membres ont déjà été assassinés tous des hommes. Le Codedi accuse l’État de Oaxaca, qui par ailleurs a déjà fait enfermer le leader et le porte-parole de l’organisation. Des emprisonnements qui sont jugés arbitraires par les ONG de défense des droits humains(4). Les médias sont également montrés du doigt par l’organisation comme étant à l’origine d’une campagne de criminalisation acharnée à leur encontre, relayant systématiquement le point de vue des autorités et s’affranchissant d’enquêtes de terrain. Rappelons qu’au Mexique, la liberté de la presse reste un sujet très préoccupant (5).
La répression dont est victime le Codedi est loin d’être un cas isolé. Les assassinats et disparitions de personnes défendant leurs droits ou leur territoire sont légion au Mexique(6). Cette situation est une conséquence directe de l’expansion du néolibéralisme dans ce pays. La lutte du Codedi raconte la prédation de ce système et ses conséquences sur les territoires et les populations qu’il exploite.

Ouverture et alliances

Si les causes des agressions dont est victime l’organisation sont globalisées, sa résistance se fait également à plusieurs niveaux. “Ce qui se passe à petite échelle dans nos communautés, le tequio, l’entraide, nous essayons de le faire en plus grand. Nous avons développé beaucoup d’alliances. Quand nous avons un problème, nous savons que nous pouvons compter sur les autres communautés” explique Abraham Ramirez Vasquez.
Le Codedi est soutenu par d’autres associations de l’État (comme l’Organisation Indienne pour les Droits Humains de Oaxaca et la Seccion 22, syndicat d’enseignant·es) et au niveau national par les zapatistes et le Congrès National Indigène. Il est en contact avec des militant·es à l’étranger, comme celles·eux du Rojava et de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. L’objectif est de faire connaître leur lutte, de s’inspirer et de s’entraider dans la résistance.
Le théâtre communautaire joue un rôle essentiel dans cette stratégie d’ouverture. Chaque année une rencontre (inter)nationale de théâtre est organisée à la Finca, la dernière édition s’étant tenue en mars 2020. Les enfants de la Finca donnent régulièrement des représentations dans d’autres villages. Ces évènements sont autant d’occasion de partager les expériences entre des communautés souvent confrontées à des problèmes similaires.
La répression est loin de paralyser le Codedi, qui imagine un avenir empli de nouveaux projets pour la Finca Alemania. Outre les nouvelles terres à défricher, le collectif projette la construction d’un incubateur pour les œufs de poules, de nouvelles salles de classe, la mise en place d’un comité des femmes et même, à terme, la création d’une université. Dans ces projections d’avenir, le centre de formation joue un rôle clef car, comme nous le fait remarquer Abraham Ramirez Vasquez : “Les élèves d’aujourd’hui sont celles et ceux qui demain défendront nos droits et nos territoires”.


Héritages et persistances de la colonisation
La société mexicaine a hérité de structures profondément inégalitaires issues de 300 ans de colonisation et construites sur la persécution et l’exploitation des peuples indigènes du Mexique. Une discrimination encore très visible aujourd’hui : en 2018, 35.6% des personnes indigènes vivaient dans une pauvreté extrême, contre 5.6% du reste de la population(7).
Après 80 ans de “dictature parfaite” du Parti Révolutionnaire Institutionnel (un parti unique autoritaire qui a su réprimer très violemment ses opposant·es), le Mexique prend le virage de l’ultralibéralisme dans les années 90.
Les territoires indigènes sont alors très convoités par un capitalisme extractiviste, qui profite majoritairement aux populations riches des villes, à des intérêts privés ou à des entreprises étrangères. L’exploitation de ces territoires se traduit par la mise en oeuvre de nombreux projets d’extraction, d’infrastructures ou d’industries, de très grandes dimensions, d’où l’appellation de “mégaprojets” par leurs détract·rices.
À titre d’exemple, les immenses parcs éoliens de la région de l’Isthme de Tehuantepec, qui ont permis entre autres à EDF Energies Nouvelles l’installation de 100 éoliennes et la vente de l’électricité ainsi produite au Mexique.
Pour en faire la promotion, les investisseurs et les autorités insistent beaucoup sur les emplois créés, mais parlent peu des expropriations sans consultation ni indemnisations qui concernent des terres principalement habitées par des populations indigènes. Certaines des méthodes utilisées sont parfaitement illégales (assassinats, menaces, consultations truquées…) et s’appuient sur la forte présence du crime organisé au Mexique.
L’installation du capitalisme mondialisé au Mexique se nourrit donc de deux caractéristiques structurantes de sa société qu’elle perpétue en retour : l’exclusion systématique des populations indigènes et la collusion du crime organisé avec l’État.

Elodie Louvel et Viktor Petrausch

(1) Très répandu en Amérique Latine, le théâtre communautaire est une pratique politique au sens qu’elle permet de réfléchir, créer et s’organiser collectivement pour améliorer ses conditions de vie. Elle est réalisé par la communauté et pour la communauté.
(2) Dans la république mexicaine, 21,5% de la population s’autodéfinit comme indigène.
(3) À Oaxaca, des formes de gouvernance ancestrales sont même officiellement reconnues depuis 1995, les villages indigènes ayant la possibilité de fonctionner selon le régime des "us et coutumes".
(4) www.frontlinedefenders.org
(5) www.rsf.org
(6) www.hrw.org
(7) www.coneval.org.mx


Contact

Elodie Louvel
elodie.louvel@gmail.com

Viktor Petrausch
vpmrio@gmail.com


Nous avons voyagé pendant six mois au Mexique pour apprendre des luttes des peuples indigènes et de leur construction de l’autonomie. Après une rencontre avec le mouvement zapatiste au Chiapas, nous avons passé 3 semaines avec le Codedi, organisation de peuples indigènes dans l’État de Oaxaca à laquelle se consacre cet article.

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